La drogue n’a jamais autant circulé en France, pour des consommateurs toujours plus nombreux et une violence extrême. Face à ce constat, les autorités entendent poursuivre, comme depuis 30 ans, leur politique axée sur la répression dans leur lutte contre le narcotrafic.
Le chiffre d’affaires du trafic de drogue est estimé entre 3,5 et 6 milliards d’euros par an en France, une somme colossale qui attise la convoitise de nombreux gangs rivaux se livrant une guerre de territoire sanglante.
Pour endiguer le phénomène, les ministres de l’Intérieur et de la Justice, Bruno Retailleau et Didier Migaud, se sont rendus à Marseille, où les règlements de comptes entre narcotrafiquants sont particulièrement meurtriers, avec l’implication de jeunes de 14-15 ans comme tueurs à gages. Ils y ont présenté un plan d’action pour lutter contre le narcotrafic.
« L’Etat est en train de perdre complètement la main. Ce n’est qu’une question de jours pour qu’un acteur de la chaîne pénale se fasse enlever ou tuer », s’alarme un avocat spécialisé.
Lire aussi : Narcotrafic: Bruno Retailleau et Didier Migaud présentent leur dispositif de lutte contre la criminalité organisée
« Poudre aux yeux »
Bruno Retailleau a promis une « guerre » longue et sans merci contre les trafics de drogue, passant notamment par un texte législatif début 2025. Il y a quelques jours, le ministre avait évoqué sans détour une « mexicanisation » du pays. Il souhaite que le gouvernement reprenne, en les renforçant, les propositions de la commission d’enquête sénatoriale sur l’impact du narcotrafic.
Le garde des Sceaux, « totalement en phase » avec M. Retailleau, a affirmé aussi qu’une « réponse très ferme de l’Etat » était nécessaire. Une réponse ultra-sécuritaire dans la lignée des plans successifs depuis 30 ans qui visent à endiguer, en vain, le trafic de stupéfiants.
« Il y a une ambiance générale au tout-répressif. Si on n’adapte pas les peines, on ne va pas régler les problèmes. Tout autre discours est inaudible. La violence appelle la violence », déplore un magistrat qui a longtemps travaillé sur le sujet. Il regrette également l’inefficacité des opérations « Place nette » et « Place nette XXL » de l’ancien locataire place Beauvau, Gérald Darmanin. Les qualifiant même de « poudre aux yeux ». « C’est comme courir après les pigeons, ça n’en débarrasse pas. C’est de la politique spectacle », assène-t-il.
Lire aussi : Les lecteurs de L’Essor ne croient pas à l’efficacité des opérations « place nette »… (Vos réponses à la question du mois – Avril 2024)
Faire de l’Ofast, une « DEA à la française »
Dans leur texte, les sénateurs Etienne Blanc (LR) et Jérôme Durain (PS) proposent de faire de l’Office antistupéfiants (Ofast) une « DEA à la française », du nom de l’agence fédérale américaine chargée de lutter contre le trafic et la distribution de drogues. « L’Ofast a déjà des compétences énormes. Un Ofast qui a plus de pouvoir, ça se heurte à notre organisation juridique qui veut que la police, en matière judiciaire, travaille sous l’autorité du procureur, du juge d’instruction », estime un magistrat.
Les spécialistes s’accordent toutefois sur un constat. Les récents faits divers spectaculaires, comme l’évasion de Mohamed Amra qui a coûté la vie à deux agents pénitentiaires, ou la « conférence de presse » du groupe criminel marseillais DZ Mafia, montrent que « l’institution n’est plus protégée ». Il y a pourtant des « possibilités de reprendre la main », souligne un magistrat spécialisé. Mmais cela implique d’« accepter de dire qu’on doit travailler différemment », avec plus de coordination, par la création d’un parquet dédié.
L’ex-garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti avait justement proposé de créer un parquet national anticriminalité organisée. Plusieurs magistrats spécialisés interrogés par l’AFP soutiennent également ce projet. M. Migaud s’est quant à lui dit « favorable à une organisation qui permette de lutter contre ce fléau ». « Le parquet national peut tout à fait être une solution », a-t-il jugé. Mais c’est « au Parlement d’en décider ».
Les consommateurs, l’autre cheval de bataille contre le narcotrafic
Autre cheval de bataille de Bruno Retailleau: la demande. Il veut en effet s’attaquer aux consommateurs et à la « culture de la banalisation » de la drogue. Cela, en lançant des campagnes d’informations « très cash » pour les mettre « devant leurs responsabilités ».
Néanmoins, la sémantique de culpabilisation du gouvernement – comme quand M. Retailleau dit que les consommateurs « ont du sang sur les mains » – peut s’avérer contre-productive, pour la présidente de la Fédération Addiction, qui regroupe des professionnels du secteur. « Si la stratégie est d’amener les consommateurs vers des lieux de prévention ou de réduction des risques, c’est mal barré. Plus vous stigmatisez les comportements, plus ça dissuade de se rendre vers des lieux de soutien », souligne Catherine Delorme.
Elle juge que la politique aujourd’hui se pense beaucoup moins du côté de la santé publique que de la répression: « le budget de la répression a augmenté de 78% depuis 2018, alors que celui de la prévention et des soins a diminué de 2,37% », rappelle Mme Delorme.
(Avec Arthur Connan, AFP)
Lire aussi : La saisie des avoirs criminels, un enjeu de la lutte contre les narcotrafics