Lieutenant-colonel (ER) Henri Calhiol, sur la situation en Nouvelle-Calédonie :
Il est trop tôt et hasardeux pour affirmer qu'il y aurait une implication étrangère dans cette insurrection (on se souvient que lors des évènements des années 1980, une implication fantaisiste de la Libye avait été avancée…). Il est de même insuffisant et trop facile de dire que les agitateurs seraient simplement tous des voyous (le Premier ministre Chirac, en son temps, avait accusé faussement les assaillants de la brigade de Fayaoué en 1988 d’avoir été alcoolisés…).
Il est indéniable par contre que le prétexte reste la réforme du périmètre du corps électoral qui aboutit de fait à augmenter le volume du vote non-indépendantiste. C'est ce volume de voix qui paraît au coeur de la problématique. Et la méthode gouvernementale est décriée, même en Métropole par des gens sérieux.
Les indépendantistes ont bien noté que 2.000 personnes avaient quitté récemment une Nouvelle-Calédonie devenue moins attractive (chute de la valeur du nickel de 45% avec pertes d'emploi massives et ambiance délétère). Alors pourquoi ne pas accélérer le processus amorcé?
Provoquer un départ massif
Il n'est donc peut-être pas nécessaire de chercher midi à quatorze heures. Cette insurrection pourrait plus simplement viser à inquiéter encore plus, pour provoquer un départ massif d’habitants d’origine métropolitaine qui seraient autant de votants anti-indépendance en moins. Mais cette hypothèse suppose néanmoins un plan et un chef, pas forcément inféodé à un pays étranger. Or, le FLNKS (avec ses composantes diverses) existe depuis 1984. Il agissait en 1988 au travers des Comités de lutte, son bras armé. On voit aujourd'hui à la manoeuvre une "Cellule de coordination des actions de terrain" (CCAT). Rien n'a changé. On n'a donc peut-être pas affaire à un mouvement spontané mais à une éruption de violence dans une continuité revendicative sur fond d'aspiration à l'indépendance. Montée en puissance à bas bruit, elle a surpris.
Emeutes en Nouvelle-Calédonie : tirs sur les gendarmes, pillages et incendies
Plan général d'insurrection
Quand j'ai travaillé, durant des années, sur l'attaque de la petite brigade de gendarmerie de Fayaoué (un travail de 283 pages déposé au Service historique de la Défense), j'ai étudié un document-clé secret, tombé incidemment aux mains des enquêteurs de la Gendarmerie à Poum (pointe nord de la Nouvelle-Calédonie) au cours d’une perquisition peu avant le drame : le Palika, composante du FLNKS, y présentait un plan général d’insurrection solidement charpenté qui annonçait ce qui se passera effectivement. Et cela ressemblait fort aux troubles actuels.
Extrait révélateur, en substance : “On ne touche pas aux colons – déstabilisation générale – coups de fusil sur les gendarmes – sabotage économique, clôtures, incendies, destruction de matériel, barrages…”. La prise en otages de gendarmes pour négocier avec l'Etat était envisagée et se réalisera effectivement à Ouvéa, avec quatre gendarmes tués et 27 autres emmenés en otages.
Les Mélanésiens restent avec la mémoire pour eux
Et il est vrai qu'il n'y a pas cinquante façons de perturber un archipel rendu vulnérable par son insularité, son étendue de brousse avec plus de 300 tribus et son éloignement de la mère Patrie. J'ai l'analyse de ce document sous les yeux au moment où j'écris (pages 130 et les 5 pages suivantes, Chapitre V, Section 1 "L'état du renseignement à partir de mars 1988").
Qui s'en souvient aujourd'hui au Haut-Commissariat, 36 ans après? Je note que, d’après les propos de la présidente locale du Medef à la télévision, rien ne laissait prévoir cette insurrection massive. Le renseignement aurait-il été défaillant comme il le fut en 1988 pour Fayaoué, où l’on ignorait l’existence même d’un Comité de lutte local, évoqué pourtant auparavant dans la presse et qui avait tout manigancé? Les hauts-commissaires, les gendarmes et les policiers subissent un incessant turn-over. Les Mélanésiens, eux, restent là avec la mémoire pour eux et l’hermétisme de leur monde régi par la coutume.
Nouvelle-Calédonie plus calme, des quartiers encore hors de contrôle, et des pénuries
L'histoire bégaie
Décidément l'histoire bégaie et on retrouve aujourd’hui nombre des ingrédients des « années de cendres » (1984-1988). En tout cas, le moment est tactiquement opportun pour le FLNKS, en vue d’une nouvelle tentative de déstabilisation. L’Exécutif, affaibli politiquement, est empêtré dans mille problèmes à la veille d’élections européennes. Les forces de maintien de l'ordre sont réservées à la région parisienne pour les Jeux olympiques. Il semble peu probable qu'on envoie 20 escadrons de gendarmerie mobile sur le Caillou comme en 1988. Quant à la gendarmerie départementale hors Nouméa, son souci majeur reste son auto-protection et celle des familles de gendarmes. Ils sont des otages en puissance et ils ne l’ignorent pas. Civils: débrouillez-vous avec vos milices de quartier en ville et faites profil bas si vous vivez en brousse, on ne peut être derrière chacun d’entre vous.
Il ne faut jamais sous-estimer l'intelligence tactique des indépendantistes : on le sait depuis les évènements des années 1980 et elle s'exprimait déjà dans les nombreux soulèvements antérieurs depuis le XIXe siècle. Il suffit de connaître l’histoire. J'ai lu dans un article hier que ces jeunes “voyous” font référence aux sacrifices de leurs Anciens "qui ne doivent pas avoir été vains". On est donc dans une continuité.
Ne pas céder au simplisme, on serait à côté de la plaque. À mon avis et comme toujours (sur le Caillou comme en Corse) tout cela se terminera par une amnistie après négociations (volonté d'apaisement) et le FLNKS le sait par expérience. Il faut être lucide et avoir de la mémoire.
En tout cas, les gendarmes meurent (trop) souvent à cause de certains choix inconsidérés de nos dirigeants qui n’écoutent pas les mises en garde pourtant fondées. Comme périrent abattus ceux de Fayaoué en 1988 et comme périt ce jeune gendarme mobile assassiné mercredi 15 mai près de Nouméa.
Henri Calhiol