<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’interminable combat judiciaire des gendarmes dans l’affaire Traoré

Photo : L’affaire Adama Traoré, le jeune homme décédé après son interpellation par des gendarmes, en juillet 2016, est devenue pour le grand public synonyme de violences policières. La réalité judiciaire semble pourtant bien différente. (Illustration: F.Mayot / L'Essor)

1 juillet 2024 | Les récits de L'Essor

Temps de lecture : 16 minutes

L’interminable combat judiciaire des gendarmes dans l’affaire Traoré

par | Les récits de L'Essor

En 2016, un jeune homme de 24 ans, Adama Traoré, décède après avoir été interpellé par des gendarmes à Persan, au nord de Paris. Sa famille dénonce aussitôt une bavure. Une version que la justice n’a jamais reprise à son compte.

Le non-lieu est confirmé. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a validé, le 16 mai 2024, la clôture du dossier judiciaire de l’affaire Adama Traoré. Certes, un pourvoi en cassation a aussitôt été annoncé. Mais un retournement judiciaire semble aujourd’hui très incertain. Pour le grand public, cette décision pourrait étonner, tant ce dossier est devenu l’incarnation des violences et du racisme dont sont accusées les forces de l’ordre. Adama Traoré, un jeune homme noir de 24 ans, est mort le jour de son anniversaire, le 19 juillet 2016, dans la cour de la caserne de Persan (Val d’Oise), à une trentaine de kilomètres au nord de Paris. Son décès fait suite à son arrestation mouvementée, quasiment à huis clos, qui s’est soldée par une course-poursuite avec les gendarmes.

De loin, on pourrait croire qu’il y a tous les ingrédients d’une bavure policière. Pourtant, de près, huit ans plus tard, le non-lieu est logique. Les militaires impliqués dans l’affaire n’ont en effet jamais été mis en examen. Ils ont seulement été considérés comme des «témoins assistés» dans la procédure, et pour le seul chef de non-assistance à personne en danger. Les investigations ont fini par confirmer l’hypothèse initiale, celle d’un tragique coup de chaleur fatal.

En février 2024, le parquet général, dans un réquisitoire dévoilé par Le Monde, rappelait ainsi qu’Adama Traoré, au moment de son interpellation, «souffrait d’une hypoxie», une diminution de la concentration d’oxygène dans le sang, «sévère». «Un processus létal était déjà enclenché, lié à un coup de chaleur», résumait l’accusation. Certes, le décès du jeune homme est lié à l’intervention des gendarmes, qui ont dû user de la force pour l’arrêter. Mais «cette asphyxie de contrainte, compte tenu de sa courte durée et des modalités d’intervention des forces de l’ordre, n’aurait pas dû avoir une issue fatale, estimait le parquet général. De multiples facteurs ont conduit au décès de M. Traoré, qui était déjà très affaibli au moment de l’intervention des forces de l’ordre, la première cause létale étant le coup de chaleur».

LA FUITE

Que s’est-il exactement passé, ce mardi 19 juillet 2016? Tout commence par une enquête de flagrance assez classique. Les gendarmes du Peloton de surveillance et d’intervention de L’Isle-Adam doivent, en ce jour de canicule –il va faire 37 degrés dans l’après-midi–, mettre la main sur Bagui Traoré, dont le téléphone a été géolocalisé à Beaumont-sur-Oise. Le grand frère d’Adama, déjà mêlé à des affaires de trafic de stupéfiants, est suspecté d’extorsion de fonds avec violence. Ils se dirigent donc vers Le Balto, un bar de Beaumont-sur-Oise à proximité de l’un des points de deal de la ville.

Cette commune d’un peu plus de 13.000 habitants est tombée sur le tard dans l’escarcelle des gendarmes, suite à une décision, en 2013, de l’ancien ministre de l’Intérieur, Manuel Valls. Bonne pioche. Les trois gendarmes repèrent Bagui Traoré. Il n’est pas seul, un homme l’accompagne, que les gendarmes n’identifient pas immédiatement. Il s’agit, on le saura plus tard, d’Adama Traoré, le frère de Bagui.

Les militaires, qui sont en civil, sortent du véhicule. «C’est un contrôle», annoncent-ils. Bagui Traoré reste de marbre. Ce n’est pas le cas d’Adama Traoré, qui prend d’abord la poudre d’escampette sur son vélo, puis le lâche «pour s’enfuir», se souvient, devant les enquêteurs, un des gendarmes impliqués dans cette arrestation, cité par BFMTV. «Je me suis mis à courir derrière lui, pensant qu’il s’agissait également d’un individu impliqué dans le dossier, ajoute le militaire. Je n’ai pas réussi à rattraper le fuyard. Mon collègue m’a dépassé pour le rattraper et l’interpeller».

A posteriori, les gendarmes identifient la cause probable de cette fuite: Adama Traoré a sur lui 1.330 euros en espèces et un peu de cannabis. Une somme qui pourrait correspondre à la recette du jour de vente de drogues. L’argent récolté par ses proches pour son anniversaire, rétorque sa famille.

Selon le récit des événements fait par l’une de ses sœurs, ce 19 juillet, Adama Traoré, habillé d’un bermuda à carreaux et d’une chemisette, avait d’abord siroté un diabolo à la terrasse du Balto avec deux amis. Avant d’aller fêter son anniversaire dans la soirée, le jeune homme devait aller chercher sa nouvelle carte d’identité en mairie. La raison, pour sa famille, de sa fuite devant les gendarmes, pour éviter une garde à vue chronophage. Il venait de sortir de prison et il n’avait pas envie de se faire contrôler et de faire une garde à vue «pour rien» le jour de son anniversaire, alors qu’il était sur le point de partir en vacances, précisera encore Bagui Traoré.

L’interpellation d’Adama Traoré a été particulièrement mouvementée. Elle n’a pu être effectuée qu’en trois temps, après deux tentatives de fuite. (Illustration: F.Mayot / L'Essor)

L’interpellation d’Adama Traoré a été particulièrement mouvementée. Elle n’a pu être effectuée qu’en trois temps, après deux tentatives de fuite. (Illustration: F.Mayot / L’Essor)

«LA FORCE NÉCESSAIRE»

La course-poursuite est mouvementée. Adama Traoré, essoufflé, est rattrapé une première fois. Mais alors qu’il semble accepter le contrôle, il en profite pour prendre à nouveau la poudre d’escampette, en donnant au passage un coup au thorax au gendarme qui l’a pris en chasse. Il sera rattrapé dans un parc près de la mairie. Le militaire, secondé par un autre camarade, lui met enfin les menottes. Mais, lors du trajet vers le véhicule de service, un passant intervient en agressant le militaire resté seul avec Adama Traoré. Le jeune homme en profite pour s’enfuir à nouveau. Il est alors 17h20 environ. Un appel radio est passé pour demander de l’aide après cette fuite.

La seconde patrouille de gendarmes du Psig, en réserve, intervient. L’équipage est composé du maréchal des logis-chef Romain F., du gendarme Arnaud G. et du gendarme adjoint volontaire Matthias U. Adama Traoré est d’abord signalé en train de se cacher entre des voitures. Puis un habitant alerte les gendarmes. Le jeune homme s’est réfugié chez lui, dans son appartement. Il fait sombre dans le logement. L’homme que les militaires recherchent est enroulé dans un drap, à côté du canapé. Et, à nouveau, il résiste. Les trois gendarmes se jettent alors sur lui. «Nous avons employé la force strictement nécessaire pour le maîtriser», sans «aucun coup porté». Mais «il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation», dira maladroitement l’un des gendarmes, Romain F. Devant les juges d’instruction, les gendarmes précisent ensuite qu’Adama Traoré n’a «pas eu à supporter leurs trois poids respectifs simultanément».

Les gendarmes ayant procédé à la seconde arrestation, celle de l’appartement, se sont défendus d’avoir fait tout mauvais geste. (Illustration: F.Mayot / L'Essor)

Les gendarmes ayant procédé à la seconde arrestation, celle de l’appartement, se sont défendus d’avoir fait tout mauvais geste. (Illustration: F.Mayot / L’Essor)

À ce moment-là, le jeune homme n’oppose plus de résistance. Il signale qu’il a du mal à respirer. Les gendarmes le menottent à nouveau, puis l’emmènent dans leur véhicule. Quelques minutes plus tard, ils arrivent à la caserne de Persan. Le jeune homme commence déjà à montrer des signes d’un malaise. Les gendarmes s’aperçoivent qu’Adama Traoré s’est uriné dessus durant le trajet. Ils se demandent toutefois si le jeune homme ne simule pas et le placent en position latérale de sécurité. Il est 17h46, les pompiers sont appelés. Un quart d’heure plus tard, les secours tentent de réanimer le jeune homme. En vain. Adama Traoré décède à 19h05.

UNE BAVURE POLICIÈRE ?

Pour les proches du jeune homme, cela ne fait pas de doute. Cette mort suspecte est forcément une bavure policière. Dans une première déclaration à chaud, son frère Bagui suggère d’abord qu’Adama Traoré a été frappé par les gendarmes dans la caserne. La famille s’oriente ensuite sur une autre piste. Celle d’un plaquage ventral brutal qui aurait entraîné la mort d’Adama Traoré. Une affaire de violences policières liée au racisme des institutions envers les jeunes de couleur, expliquent ensuite ses proches. La victime n’était-elle pas jeune et en bonne santé?, affirment-ils. La thèse d’un malaise après une course-poursuite leur apparaît donc totalement improbable. «Trois gendarmes montent sur lui», raconte plus tard sa sœur, Assa Traoré, dans un livre écrit avec le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, une figure de la gauche radicale. «Ça représente près de 250 kilos. Ç’aurait été un corps blanc, ils ne l’auraient pas fait».

Les garçons, «on vous confine aux marges, vous êtes géographiquement limités au quartier», avait-elle déjà dit dans son premier livre, Lettre à Adama (Ed. du Seuil), écrit avec la journaliste Elsa Vigoureux. «Au-delà de cette zone, et dès la préadolescence, vous êtes en milieu hostile, regardés, dévisagés, surveillés. Les contrôles d’identité deviennent légion.» Et de poursuivre: «Vous, mes frères, n’avez jamais eu droit à l’erreur. Il t’a suffi d’avoir été montré du doigt une fois, Adama, pour que le doigt reste collé sur ton front, te suive jusqu’au bout. Depuis votre adolescence, on vous traque. On vous pousse vers un chemin prédestiné à l’échec.»

Né le 19 juillet 1992, Adama Traoré est l’un des dix-sept enfants, issus de quatre mères différentes, de Mara-Siré Traoré. Originaire du Mali, le patriarche est mort, en août 1999, des suites d’un cancer du poumon. Adama Traoré, né en même temps que sa sœur jumelle Hawa, a alors 7 ans. Une polygamie qui, selon les enfants, n’a pas posé de problèmes. La fratrie a des airs de «famille formidable», observera Assa Traoré. Le jeune homme est un «féru de foot» qui vote pour Jean-Luc Mélenchon, le patron du parti La France insoumise, rapportent Les Inrockuptibles. Plutôt beau gosse, il écoute en boucle le rappeur Jul. Et, coquet, il arbore un bijou à l’oreille et des bagues en argent. Après un CAP électrotechnique, poursuit le magazine, le jeune homme a enchaîné, à partir de ses 18 ans, les missions d’intérim dans le bâtiment ou la manutention. «Il ne rechignait jamais à la tâche», expliquait dans Les Inrocks Karine Piron, l’une de ses anciennes employeuses. «Je l’envoyais parfois dans des missions galères, mais il ne disait jamais non. Pour moi, ça prouve bien qu’il voulait s’en sortir, sinon il aurait pu rester dans la cité à faire du business.»

Un portrait sympathique, à nuancer fortement. Le quotidien d’Adama Traoré alterne entre «les agressions, le deal de cannabis et de l’intérim», résume au contraire le journaliste Erwan Seznec, auteur, avec Virginie Gautier, la mère d’un des gendarmes ayant participé à l’arrestation, du livre Mon fils n’est pas un assassin (Ed. Robert Laffont). Il est, par exemple, visé par une descente de gendarmes à son domicile après une «altercation pour une histoire d’argent», minimise sa sœur. «La vérité», contredit Riad, un ami d’enfance interrogé par Marianne en 2016, «c’est qu’Adama a toujours eu des problèmes avec la justice, pour des bagarres, des vols». Les gendarmes locaux se souviennent également d’un homme de mauvaise foi, arrogant, qui s’opposait systématiquement aux forces de l’ordre. En mars 2016, quelques mois plus tôt, lors de sa dernière arrestation pour vol, Adama Traoré avait même voulu sauter d’un balcon pour fuir.

PLUSIEURS NUITS D’ÉMEUTE

L’annonce de sa mort va littéralement enflammer Beaumont-sur-Oise et Persan. Vers 18h30, les proches d’Adama Traoré apprennent d’abord que le jeune homme et son frère ont été interpellés par les gendarmes. Les militaires sont, en effet, passés à la maison de Boyenval, l’appartement de «Mamma», l’une des quatre mères des enfants. Ils repartent avec Sarah, la compagne de Bagui Traoré. Oumou, la mère d’Adama Traoré, se rend avec Yacouba, l’un des frères, devant la caserne. Son fils est-il bien là? Oui, confirme un gendarme. «On me dit qu’il aurait fait un malaise?», demande Oumou. Sans réponse. «On nous ment», accuse plus tard Assa Traoré dans son livre.

La mère d’Adama Traoré revient un peu plus tard devant la caserne, vers 22 heures. Une foule commence à se rassembler. Tout le monde a compris qu’il se passait quelque chose. La cour se remplit de véhicules et de gendarmes en tenue. Selon le récit de la famille, Yacouba, l’un des frères d’Adama Traoré, force le passage dans la caserne. La mère du jeune homme le suit. «Dites-moi ce qui arrive à mon fils», crie-t-elle. Un gendarme s’avance. Adama Traoré est mort, annonce-t-il. Le militaire est aussitôt malmené par Yacouba. «Vous avez tué Adama! Vous allez tuer son frère aussi !», hurle la mère d’Adama Traoré. La cour se remplit de gaz lacrymogène.

Les échauffourées ne vont pas se cantonner à la seule caserne. Dans la soirée, de violentes émeutes éclatent aux alentours. Ce sont des feux de poubelles, de véhicules. Mais aussi une tentative d’incendie de la mairie de Persan et une école élémentaire visée. De nombreux tirs d’armes –trois à quatre tireurs sont identifiés– sont également observés. Ainsi, ce véhicule de CRS criblé par 200 impacts. La situation est telle qu’au petit matin, le GIGN arrive en renfort avec ses véhicules blindés. La tâche des gendarmes et des policiers est particulièrement complexe ce soir-là. Ils doivent protéger les pompiers mobilisés sur les incendies et appelés au domicile des Traoré à la suite du malaise de la mère du jeune homme. Seize gendarmes de la Garde républicaine sont chargés de sécuriser cette intervention. Ils seront visés pendant une heure par un tireur embusqué.

Un adjudant-chef, Nicolas O, explique, lui, avoir été la cible de plusieurs tirs alors qu’il tentait, avec d’autres camarades, de démonter une barricade en feu dans le quartier de Boyenval. Un gendarme, Jean-François P., reçoit quant à lui un tir en pleine poitrine. Il recule sous l’impact. Un militaire du Psig de l’Isle-Adam fait enfin face à un tireur qui, entre chaque tir, se cache soigneusement derrière un bâtiment. Plus tard dans la nuit, les gendarmes recueillent une confidence glaçante. Un des frères d’Adama Traoré s’approche. «Je sais que vous n’avez rien à voir avec cela, vous n’êtes que des renforts, explique-t-il, selon un document judiciaire. Je sais que c’est le Psig de Persan qui a tué mon frère. On reviendra, et pas avec des fusils à pompe. Et ils vont payer». Les violences urbaines vont durer trois nuits.

Cinq ans plus tard, la cour d’assises du Val-d’Oise condamnera deux hommes, dont l’un jusqu’à douze ans de réclusion criminelle. Mais trois autres accusés seront acquittés, dont Bagui Traoré, l’un des frères d’Adama Traoré, pourtant soupçonné initialement d’avoir été l’organisateur des émeutes. Un acquittement sans surprise: le ministère public l’avait demandé. «Je ne suis pas là pour faire des hypothèses, je n’ai pas de preuves, avait déclaré, cinglante, l’avocate générale. Et quand on n’a pas de preuves, on en tire les conséquences».

L’annonce de la mort d’Adama Traoré embrase Beaumont-sur-Oise et Persan. Les gendarmes sont aussitôt accusés d’avoir tué le jeune homme. (Illustration: F.Mayot / L'Essor)

L’annonce de la mort d’Adama Traoré embrase Beaumont-sur-Oise et Persan. Les gendarmes sont aussitôt accusés d’avoir tué le jeune homme. (Illustration: F.Mayot / L’Essor)

LES GENDARMES SE DÉFENDENT

Comme attendu, l’Inspection générale de la Gendarmerie (IGGN) est saisie, et une information judiciaire est ouverte après la mort d’Adama Traoré. Quelques jours plus tard, les conclusions de la première autopsie tombent. Mais le procureur de Pontoise, Yves Jannier, est-il trop pressé d’éteindre l’incendie des violences urbaines? Il fait alors des erreurs de communication qui vont alimenter la défiance envers la justice. Il explique ainsi qu’Adama Traoré souffrait d’une «infection très grave touchant plusieurs organes». En réalité, c’est un raccourci. Le médecin légiste signale simplement qu’il a aperçu des lésions d’allure infectieuse. Mais aucune trace de violence significative n’ayant été relevée, le parquet se dirige donc vers la thèse du malaise.

Les gendarmes ayant procédé à la seconde arrestation du jeune homme se défendent de tout mauvais geste. «J’ai un genou au sol et une jambe pliée jusqu’à arriver à tirer son bras en dehors de son corps et rendre sa main visible. Une fois que c’est fait, j’applique un contrôle dorsal-costal le temps du passage des menottes. Le contrôle dorsal et costal que je réalise se matérialise par le fait de mettre mon genou droit au niveau du centre du dos de l’individu et mon genou gauche sur la partie costale-dorsale de l’individu», précise de façon détaillée Romain F.

«J’ai toujours cru à la version des gendarmes», rappelait plus tard le directeur général de l’époque, le général (2S) Denis Favier. «À aucun moment, les trois gendarmes n’ont fait peser le poids de leurs corps sur Adama Traoré», résumait Sandra Chirac Kollarik, l’avocate d’un des trois gendarmes, dans un communiqué. «Un premier a maîtrisé les jambes par un enroulement, un deuxième a saisi un bras, un troisième a procédé au menottage par la technique dite du contrôle dorsal-costal», détaillait la juriste. Seul problème: hormis les gendarmes, il n’y a aucun témoin, de cette interpellation, ni aucun enregistrement vidéo. Mais ce n’est pas parce qu’il existe des policiers ou des gendarmes ayant été condamnés pour des violences sur des tiers –une réalité qu’il ne faut pas ignorer– que ceux qui ont interpellé Adama Traoré auraient également fauté. De même, rien n’indique que les gendarmes auraient voulu s’en prendre au jeune homme à cause de sa couleur de peau.

LE PARALLÈLE AVEC GEORGE FLOYD

Si les déclarations des militaires sont prises au sérieux par la justice, elles sont peu audibles médiatiquement. Car le «Comité pour Adama», le collectif mis en place par les proches d’Adama Traoré, rencontre un réel écho. Boosté à ses débuts par des figures de la lutte contre les violences policières, il est suivi aujourd’hui par environ 107.000 internautes – sur Facebook, par exemple. Assa Traoré en est la figure de proue. Au nom de son frère, cette éducatrice spécialisée qui vit à Ivry-sur-Seine enchaîne avec conviction les manifestations et les interventions dans les médias. En décembre 2020, elle fait ainsi partie des personnalités de l’année mises à l’honneur par le prestigieux Time Magazine, pour son combat –autoproclamé – pour l’antiracisme.

Quelques mois plus tôt, alors que les marches annuelles pour Adama rassemblent un public restreint, le comité Adama avait réussi à mobiliser près de 20.000 personnes pour manifester à Paris contre les violences policières. Une large audience gagnée en rebondissant sur l’émotion causée par la mort tragique de George Floyd, cet Afro-Américain asphyxié par un policier blanc durant huit longues minutes. Une incontestable bavure filmée par des témoins, dont la mort est alors rapprochée de celle d’Adama Traoré… Un narratif qui fait enrager les avocats des gendarmes. Les deux faits-divers sont en réalité très différents, si ce n’est diamétralement opposés. Ils n’ont «rien à voir», rappelle l’avocat Rodolphe Bosselut, le conseil de deux des trois gendarmes mis en cause.

La Gendarmerie doit également supporter sans rien dire un discours la présentant comme une institution raciste. Au premier rang, les gendarmes du Val-d’Oise souffrent en silence. «Entendre dire que la Gendarmerie et la Police assassinent, c’est dur», confiait l’un d’entre eux à L’Essor, au printemps 2021. «On a l’impression qu’aujourd’hui, les policiers et les gendarmes ne seraient que des gros fachos. Qu’on tabasse des gens et qu’on les tue.» Désormais, poursuivait-il, «nous sommes obligés de redoubler d’attention. Quand vous avez un individu qui simule malaise sur malaise, vous ne pouvez plus faire votre travail correctement». Un autre militaire, passé par le Val-d’Oise, signalait également que, faute de caméras-piétons disponibles, des gendarmes avaient dû s’équiper à leur frais de caméras Go-Pro pour pouvoir filmer leurs interventions et ainsi se protéger d’une mise en cause ultérieure.

LA BATAILLE DES EXPERTS MÉDICAUX

Pour y voir plus clair dans la mort d’Adama Traoré, les juges d’instruction –l’affaire a été dépaysée à Paris à la suite de la demande de la partie civile– font appel au corps médical. Quelques jours après la première autopsie, une contre-expertise est pratiquée par trois médecins. Ils concluent qu’Adama Traoré souffrait d’une maladie génétique, la drépanocytose, associée à une sarcoïdose pulmonaire, une maladie qui entraîne l’inflammation du poumon. Suite à des prélèvements réalisés sur le corps, des spécialistes pointent une consommation de joints de cannabis le jour de la mort, et s’interrogent sur une défaillance cardiaque due à une malformation.

Résultat : dans une expertise médicale de synthèse rendue en septembre 2018, les médecins estiment qu’Adama Traoré était arrivé dans l’appartement où il s’était caché en état d’hypoxémie –quand il n’y a plus assez d’oxygène dans le sang– manifeste, avec détresse respiratoire. Les proches d’Adama Traoré ripostent avec un avis médical totalement divergent. Rendu à la même date, il affirme que le décès du jeune homme ne peut être imputé ni à sarcoïdose, ni au trait drépanocytaire, et pas davantage à la conjonction des deux. «Cela justifie de se poser la question de l’asphyxie positionnelle ou mécanique», affirment-ils de façon déductive. La famille du jeune homme fait même intervenir un docteur américain, un légiste impliqué dans l’affaire George Floyd, aux Etats-Unis, qui se montre totalement catégorique à propos d’un placage ventral –sans que les juges ne comprennent vraiment sur quels documents ce dernier se base. Le doute est toutefois instillé chez les magistrats. Pour tirer les choses au clair, ils font appel à un collège d’experts belges.

En janvier 2021, ces derniers concluent à «un coup de chaleur» aggravé par les manœuvres d’immobilisation des gendarmes, et «dans une plus faible mesure par des états pathologiques sous-jacents». Si la responsabilité des trois gendarmes est pointée, ces derniers ont pratiqué des «gestes réglementaires», rappelle aussitôt un de leurs avocats, Rodolphe Bosselut. La bataille judiciaire est âpre. Mais alors que les expertises s’enchaînent, de nouveaux éléments changent peu à peu la donne. Tout d’abord, les réputations de la famille Traoré et d’Adama Traoré sont écornées.

Si, dans cette affaire, le jeune homme est bien la victime, cela ne fait pas de lui un ange. On apprend ainsi, en 2020, que l’un de ses anciens codétenus à la prison d’Osny (Val-d’Oise) l’accusait de viol. Ce dernier a obtenu une indemnité de la part de la commission d’indemnisation des victimes d’infractions du tribunal de Pontoise. Soit comme une reconnaissance du viol par la justice en l’absence de procès, faute de poursuites dues au décès du jeune homme. Le CV judiciaire de son frère Bagui est par ailleurs régulièrement rappelé dans les médias à la faveur de faits-divers. Après son acquittement dans l’affaire des émeutes, ce dernier est condamné, en novembre 2023, à trois ans de prison pour extorsion contre un ancien témoin de ce dossier judiciaire. Certes, les sommes sont relativement faibles –600 euros extorqués dans un premier temps, 1.000 euros réclamés ensuite. Mais «toute ma vie est ruinée», avait déploré à l’audience la victime. Et, surtout, c’est la 18e condamnation de Bagui Traoré, un lourd passif qui a motivé le tribunal à prononcer cette lourde peine. Si ses proches dénoncent un harcèlement policier, il se dessine aussi le portrait d’une famille prompte à la violence et faisant fi des règles.

Les magistrats ayant requis plusieurs expertises pour éliminer tous les doutes, les médecins se sont retrouvés au cœur de l’information judiciaire. (Illustration: F.Mayot / L'Essor)

Les magistrats ayant requis plusieurs expertises pour éliminer tous les doutes, les médecins se sont retrouvés au cœur de l’information judiciaire. (Illustration: F.Mayot / L’Essor)

ESSOUFFLÉ ET ABSENT

Des témoignages, qui cette fois-ci intéressent directement l’information judiciaire, vont contredire le portrait d’un jeune homme en bonne santé. Bagui Traoré avait lui-même dit aux gendarmes de Persan : «Prenez soin de mon frère car il a des problèmes de santé II y a tout d’abord les déclarations de l’habitant chez qui la victime a trouvé refuge lors de sa fuite. Son témoignage, dévoilé par Le Monde, est capital. Il décrit un homme «essoufflé», «assis par terre», et qui «n’arrive pas à se tenir» debout. «Je ne l’ai jamais vu dans un état pareil, il n’arrivait pas à parler. Il respirait bruyamment, poursuit le témoin. Je lui ai posé deux questions mais il ne m’a pas répondu. Je voyais qu’il n’avait pas les moyens physiques de me répondre». Entendu à nouveau par les juges d’instruction en juillet 2020, le témoin mentionne ensuite «un truc blanc qui sortait de sa bouche». Et il assure qu’Adama Traoré lui a dit: «Je vais mourir».

Dans le même registre, le passant qui est intervenu dans le parc et qui a permis la nouvelle fuite d’Adama Traoré a, lui aussi, été entendu, après avoir été identifié grâce à une trace de sang sur le polo du gendarme. Il s’agit en fait d’un ami d’enfance, qui assure ne pas avoir compris qu’il s’agissait d’une opération de police. Cet homme, qui connaissait donc bien la victime, assure avoir été surpris par son essoufflement, le décrivant aussi comme «absent». «C’est vrai que là, quand je suis intervenu, j’ai été un peu surpris de le voir fatigué, dit-il aux magistrats instructeurs. C’est comme si son corps ne réagissait pas. Pour moi, il était dans un état qui n’est pas habituel, il ne parlait pas».

Un autre témoignage, celui d’une ancienne conseillère de Pôle emploi, signale enfin qu’Adama Traoré avait dû être exfiltré, quelques années plus tôt, d’un job de déménageur mené pour une association d’insertion. Essoufflé, susceptible de présenter des vertiges, il avait été transféré vers des tâches moins physiques, liées à l’entretien des espaces verts.

A contrario, il n’y a aucun élément venant à l’appui d’un placage ventral. Cette hypothèse «ne peut être envisagée sérieusement», diront même les magistrats de la cour d’appel. Comme le relèvent les avocats des gendarmes, il n’y a aucun élément dans l’autopsie qui tend à laisser penser qu’une telle manœuvre, interdite en Gendarmerie, a été pratiquée. À l’inverse, l’un des témoins clé, l’habitant de l’appartement, fera état de pressions de la part de la famille d’Adama Traoré pour qu’il indique que ce dernier avait été frappé par des gendarmes. L’interpellation d’Adama Traoré et son menottage n’ont pas été minutés précisément. Mais l’intervention est toutefois décrite comme brève, de l’ordre d’une à quelques minutes, par les témoins. «J’ai eu le sentiment qu’il s’agissait d’un cas d’école: injonction, menottage, et c’était fini», racontait même l’un des gendarmes arrivé en renfort. «Nous n’avons pas eu le temps d’aller dans la cour que la personne était déjà interpellée.»

Pour les magistrats de la cour d’appel, il ne peut être exclu toutefois que ce que les gendarmes avaient pris pour une tentative de dissimulation dans l’appartement «était en fait un comportement de panique d’un homme se sentant mourir. Mais, poursuivent-ils, rien, à ce stade de leur intervention, ne pouvait alerter les gendarmes, qui ont alors opéré comme le préconise la doctrine». De même, les magistrats estiment que les gendarmes ont bien porté ensuite assistance au jeune homme, même s’ils doutaient également d’une éventuelle simulation. Une hypothèse crédible après la course-poursuite du jeune homme.

«Mon fils n’est pas un assassin», avait déjà rappelé Virginie Gautier, la mère de l’un des gendarmes mis en cause, dans son livre écrit avec le journaliste Erwan Seznec. L’ouvrage donnait enfin à entendre la voix de la mère d’un gendarme, malade de voir son fils, un jeune papa qui s’est engagé dans l’Arme à ses 18 ans, présenté comme un meurtrier. Un long récit sur sa famille et la façon dont elle a vécu l’affaire, rendu nécessaire par «la violence des propos tenus à l’encontre de mon fils et relayés sans aucune analyse ni aucun recul par les médias [ce qui] m’est insupportable», expliquait-elle. Un parti pris contre les gendarmes et une haine qu’elle «ne comprend pas», tout comme elle «ne supporte plus le silence» de l’Institution. «Par son mutisme, face au flot des déclarations et des communiqués de la famille Traoré, elle enfonce des innocents», avertissait-elle. «Je sais que ses collègues n’ont pas tué Adama Traoré, résumait-elle. Je sais qu’aucun des gestes pratiqués n’a mis en danger la vie de cet homme. Je sais qu’il n’y a eu aucun esprit de revanche, et encore moins de vengeance».

Par Gabriel Thierry – Dessins Frédéric Mayot

Ce récit a été publié dans le numéro 591 de votre magazine L’Essor de la Gendarmerie, paru en juillet 2024. Découvrir le sommaire de L’Essor de la Gendarmerie – n°591

La question du mois

Bruno Retailleau, pour lutter contre la violence et les narcotrafics en Guadeloupe, a confirmé l’installation de « deux escadrons de gendarmerie mobile, sans enlever le peloton de la garde républicaine », mais aussi de « deux brigades nautiques », une de gendarmerie et une de police respectivement en Basse-Terre à Gourbeyre et à Pointe-à-Pitre. Pensez-vous que cela sera une réponse satisfaisante ?

La Lettre Conflits

La newsletter de l’Essor de la Gendarmerie

Voir aussi