<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Affaire Paul Touvier : les gendarmes sur la piste de l’Eglise

Photo : Paul Touvier, photographié à une fenêtre. (Illustration: Diamatita / L'Essor)

1 mai 2024 | Les récits de L'Essor

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Affaire Paul Touvier : les gendarmes sur la piste de l’Eglise

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Paul Touvier, ancien cadre de la Milice durant l’Occupation avait, de manière invraisemblable, échappé à la justice pendant quarante-cinq ans, avant que des gendarmes ne se saisissent de cette affaire qui a fait scandale.

Cette nuit du 23 mai 1989, le lieutenant-colonel Jean-Louis Recordon et ses hommes roulent à tombeau ouvert à travers l’Hexagone. Direction Nice. Les gendarmes de la section de recherches de Paris avalent le bitume dans leur 305 diesel. La route est longue, environ 900 kilomètres. C’est Jean-Louis Recordon qui conduit. Cela fait 48 heures que ses gendarmes sont sur le terrain. Les militaires font un seul arrêt, à Mandelieu-la-Napoule, pour demander à être accompagnés d’un gendarme du coin et escortés de motards. Mais le jeu en vaut la chandelle. Ils vont enfin toucher au but. Mettre la main sur Paul Touvier, un ancien cadre milicien de 74 ans, recherché depuis… 1944!

Le lieutenant-colonel Jean-Louis Recordon. (Illustration: Diamatita / L'Essor)

Le lieutenant-colonel Jean-Louis Recordon. (Illustration: Diamatita / L’Essor)

À 8h30, les gendarmes se présentent enfin au prieuré Saint-François. Jean-Louis Recordon frappe à la porte. Pour éviter d’être éconduit, il met le pied dans l’entrebâillement et pousse la porte d’un coup d’épaule quand on essaie de la lui claquer au nez. L’officier demande si Paul Touvier est présent. L’ecclésiastique ne répond pas mais regarde en l’air. Les gendarmes comprennent aussitôt. L’adjudant-chef Philippe Mati s’engouffre vers les étages, là où se trouvent les chambres.

Le gendarme ouvre les portes une à une. Enfin, derrière l’une d’entre elles, il y a un homme âgé, une brosse à dents à la main. «Je suppose que c’est moi que tu veux», déclare Paul Touvier au gendarme. Jean-Louis Recordon prend un curé par la soutane, direction un téléphone. Le lieutenant-colonel appelle son juge d’instruction, Jean-Pierre Getti, pour obtenir un mandat d’arrêt. Quarante-cinq ans de cavale viennent de prendre fin.

Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Paul Touvier n’est qu’un modeste commis de 24  ans qui travaille au dépôt ferroviaire de Chambéry. Né en avril 1915 dans les Alpes-de-Haute-Provence, le jeune homme n’était pas très studieux. A 16 ans, il a quitté le petit séminaire. Il se décrit alors comme «un adolescent un peu fou», relève Le Monde. Puis il commence son apprentissage chez un photographe, avant d’être appelé pour son service militaire.

Comme le raconte l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon dans son livre, L’Affaire Paul Touvier (Ed. Flammarion), le jeune homme intègre ensuite la Compagnie des chemins de fer du PLM (Paris-Lyon-Méditerranée). Il est d’abord affecté à Ambérieu, puis à Chambéry. Entre-temps, la vie ne lui fait pas de cadeaux. Il perd sa mère à 15 ans. Puis sa femme, Joséphine, quand il a seulement 23 ans, un mois après avoir accouché de jumeaux dont un seul survivra.

LES TOUVIER ET LE RÉGIME DE VICHY

À la mobilisation, Paul Touvier se retrouve d’abord à Epinal. Puis, en mai 1940, après la drôle de guerre commencée en septembre 1939, c’est la bataille de France. Les armées nazies passent par les Ardennes, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas pour contourner les défenses françaises. Un désastre pour les armées alliées. La Belgique capitule et le Royaume-Uni évacue ses troupes – la fameuse opération Dynamo, à Dunkerque. L’unité de Paul Touvier, bombardée à Château-Thierry, est en déroute. Il fuit en région parisienne, puis dans le Larzac et à Montpellier, où il sera démobilisé. Entre-temps, le 22 juin, l’Armistice est signé avec Hitler. Quelques semaines plus tard, les pleins pouvoirs sont confiés au maréchal Philippe Pétain. C’est le début, au Nord, de l’Occupation, qui va de Genève à la frontière espagnole en passant par Tours, et, au Sud, du régime de Vichy. Un gouvernement autoritaire traditionaliste, qui va entrer progressivement dans une collaboration active avec les nazis.

Ce nouveau régime de l’Etat français a tout pour plaire aux Touvier. Le père de Paul est un ancien militaire, militant Croix-de-Feu, un catholique convaincu farouchement anticommuniste. Comme le rappelait L’Obs, la photo de Pétain trône à la maison sur le piano. Avec Vichy, la vie du jeune homme prend une tout autre tournure. Il s’engage d’abord, en octobre 1940, dans la Légion française des combattants, qui soutient cette «Révolution nationale». Puis il rejoint une structure sœur, le Service d’ordre légionnaire, un corps militaire de réserve créé par Vichy. Il devient le secrétaire de la section de Chambéry, avant enfin d’adhérer à la Milice, une sinistre organisation paramilitaire créée et dirigée par Joseph Darnand, chargée de suppléer les Allemands dans leurs basses besognes. Paul Touvier y fait son trou. Il organise le service de renseignement pour la Savoie, avant de prendre, en septembre 1943, des fonctions équivalentes à Lyon, le siège régional. Une ville stratégique: comme le rappelait le New York Times, Lyon est une plaque tournante à la fois pour la Résistance et pour la Gestapo, la police politique allemande. Le collaborateur zélé s’illustre alors dans le «pillage systématique des biens juifs», relèvera bien plus tard, en 1970, le commissaire de police Jacques Delarue. «Son activité a été néfaste et crapuleuse», poursuit-il, rappelant que le bureau du milicien vénal, dont la vie privée «laissait fortement à désirer sur le plan de la morale», était situé exactement au-dessus d’une salle de torture fonctionnant «quotidiennement».

Les époux Basch, assassinés le 10  janvier 1944, dans l’Ain. (Illustration: Diamatita / L'Essor)

Les époux Basch, assassinés le 10  janvier 1944, dans l’Ain. (Illustration: Diamatita / L’Essor)

Quand arrive l’année 1944, le vent a tourné. La Libération approche. Paul Touvier, devenu inspecteur national de la Milice et chargé de mission au secrétariat au maintien de l’ordre, a alors sous ses ordres trente miliciens. Des jours sanglants. Touvier se retrouve notamment mêlé à deux séries de crimes révoltants. Victor Basch, le président de la Ligue des droits de l’homme, et son épouse Hélène sont assassinés, le 10  janvier, dans l’Ain.

Le 29 juin 1944, sept Juifs raflés la veille –Maurice Schlisselmann, Emile Zeizig, Leo Glaeser, Claude Benzimra, Siegfried Prock, Louis Krzyzkowski, et un inconnu d’une vingtaine d’années– sont fusillés à la mitraillette contre l’un des murs d’enceinte du cimetière de Rillieux-la-Pape, près de Lyon. (Illustration: Diamatita / L'Essor)

(Illustration: Diamatita / L’Essor)

Puis, le 29 juin, sept Juifs raflés la veille –Maurice Schlisselmann, Emile Zeizig, Leo Glaeser, Claude Benzimra, Siegfried Prock, Louis Krzyzkowski, et un inconnu d’une vingtaine d’années– sont fusillés à la mitraillette contre l’un des murs d’enceinte du cimetière de Rillieux-la-Pape, près de Lyon. Des représailles à l’assassinat, par la Résistance, à Paris la veille, de Philippe Henriot, le chantre de la collaboration.

LE DÉBUT D’UNE LONGUE CAVALE

Septembre 1944. La ville de Lyon est libérée. Paul Touvier fait évidemment partie des cadres de la Milice qui sont activement recherchés. Il entre alors dans la clandestinité. Comme on l’a dit, le milicien, accusé d’avoir participé à des crimes sanglants, s’est également bien servi durant l’Occupation. Autant de fonds qui vont, sans doute, faciliter sa cavale. «Pour moi, ce que j’ai fait était légal», se défendait-il bien des années plus tard, en 1969. Une déclaration citée par le New York Times. On m’a dit: «Vous réquisitionnerez les appartements des Juifs. Je l’ai fait. Il vous faut des voitures, vous les réquisitionnerez. J’ai donc réquisitionné des voitures… On pourrait appeler ça du vol. Pour moi, c’était une réquisition.» «C’était un pillage organisé», rétorquait au contraire un ancien résistant dans le même quotidien américain.

Introuvable, Paul Touvier écope d’une série de condamnations par défaut. Il est ainsi jugé trois fois pour des vols à Lyon entre 1945 et 1949, ainsi qu’à Chambéry pour des dégradations. Mais surtout, il est condamné à mort par contumace à deux reprises pour trahison et intelligence avec l’ennemi. Une première fois en septembre 1945 par la cour de justice de Lyon, puis une seconde fois par la cour de justice de Chambéry, en mars 1947. Comme le relève l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon, ce genre de condamnation à mort est presque automatique dans le cadre d’un procès par contumace d’un dirigeant de la Milice. «Elle ne doit pas être considérée comme autre chose qu’un marqueur de procédure judiciaire», rappelle-t-elle dans son livre. Le réquisitoire de la cour de justice de Lyon évoque ainsi sommairement les responsabilités de Paul Touvier dans la Milice, des accusations de pillage de plusieurs appartements, une agression à main armée et un autre vol à main armée. Autant d’accusations qui auraient été étayées dans un nouveau procès si le milicien avait été retrouvé.

L’ÉVASION MYSTÉRIEUSE DE PAUL TOUVIER À PARIS

À l’époque, Paul Touvier vit – encore – de magouilles, de vols de voitures et de hold-up. Mais, en 1946, l’une de ses rapines tourne mal. Après avoir tenté de voler une voiture, il est blessé par des policiers. L’année suivante, il est dénoncé et interrogé à Paris par des policiers des Renseignements généraux. Sa garde à vue dure six jours. C’est alors que l’invraisemblable survient. Comme le rapporte Le Monde, une secrétaire lui souffle: «C’est le moment.» Et Paul Touvier sort sans encombre de la rue des Saussaies, le siège du ministère de l’Intérieur. Une évasion qui reste aujourd’hui encore extrêmement floue.

Sa deuxième cavale commence. Elle est toutefois plutôt tranquille. Paul Touvier se réfugie chez son père, à Chambéry, où il vit caché à l’abri des volets avec son épouse et ses deux enfants. L’ancien milicien n’est pas totalement reclus. Après avoir assisté à un concert de l’artiste Jacques Brel, il travaille par exemple pour le chanteur.

Et, dans l’ombre, il s’escrime à obtenir une grâce présidentielle. Notamment grâce à l’aide d’une de ses relations, monseigneur Charles Duquaire, un prélat lyonnais qui est l’un de ses soutiens les plus actifs –Paul Touvier est alors domicilié au… siège de l’archevêché, dans la capitale des Gaules! Il touche finalement au but en 1971. Alors que l’ancien milicien bénéficie déjà de la prescription, Georges Pompidou paraphe son décret de grâce, malgré un avis défavorable du ministère de l’Intérieur. Huit ans plus tôt, on prêtait pourtant cette formule lapidaire au général de Gaulle: Touvier? «Douze balles dans la peau.» Mais les temps ont changé et le président Pompidou prône désormais la réconciliation nationale sur ces heures sombres.

UNE GRÂCE QUI FAIT SCANDALE

Cette grâce va pourtant paradoxalement entraîner sa perte. Car l’année suivante, l’hebdomadaire L’Express retrouve la trace de Paul Touvier à Chambéry et dévoile l’absolution présidentielle. Le journaliste d’investigation Jacques Derogy a fait livrer une gerbe de glaïeuls. Paul Touvier, intrigué, ouvre la fenêtre au premier étage. Le photographe de l’hebdomadaire en profite pour prendre une série de clichés. C’est un grand scoop journalistique. Surtout, c’est un immense scandale. L’opinion est outrée par cette clémence accordée en catimini à ce collaborateur qui a toujours fui la justice.

Paul Touvier plonge une nouvelle fois avec sa famille dans la clandestinité. Mais cette fois-ci, les poursuites pénales changent de nature. L’ancien milicien est désormais visé pour crime contre l’humanité par plusieurs plaintes. Dont celles du fils de l’un des sept fusillés de Rillieux et de la fille d’un gardien de la grande synagogue de Lyon, mort en déportation.

Après un long marathon judiciaire – la justice se déclare d’abord incompétente, puis estime les crimes prescrits –, le dossier est finalement instruit à Paris.

1988. Cela fait trois ans que le juge d’instruction Claude Grellier est chargé de l’enquête sur Paul Touvier, autrefois suivi par la magistrate Martine Anzani. À l’époque, le dossier est déjà «très épais», se souvient-il dans un entretien à l’Association française pour l’histoire de la justice. Le juge Grellier est notamment choqué par l’une des photos du dossier, celle des sept Juifs fusillés à Rillieux-la-Pape, le 29 juin 1944. «À cette période, c’est la fin de la guerre, il était facile de choisir son camp, Touvier a choisi celui des Allemands», résume le magistrat.

Né en 1948, Claude Grellier est un juge d’instruction expérimenté. Après avoir été auditeur de justice en 1972, il passe à l’instruction deux ans plus tard, avant de basculer, à partir des années 1990, à la présidence de chambres pénales à Paris et Bordeaux.

LA POLICE DESSAISIE

Claude Grellier est quand même bien étonné. La traque de Paul Touvier ne semble vraiment pas active. Comme le rappelle l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon dans son livre, L’Affaire Paul Touvier, le magistrat vérifie que le mandat d’arrêt lancé en 1981 contre l’ancien milicien a bien été diffusé. Il appelle au hasard une brigade de gendarmerie près de Limoges et un commissariat dans le Nord. Rien. Pas étonnant que Paul Touvier reste introuvable! Début mars, Claude Grellier décide donc de dessaisir la Police de l’enquête pour la confier à la Gendarmerie. Comme le rapporte l’ancien journaliste Claude Moniquet dans son livre, Touvier, un milicien à l’ombre de l’Eglise (Ed. O. Orban), le juge écrit d’abord au ministre de l’Intérieur Pierre Joxe, pour se plaindre des difficultés des services de Police à exécuter un simple mandat d’arrêt. Le magistrat est alors reçu par l’illustre locataire de la Place Beauvau, en présence du patron de la police judiciaire et du directeur des Renseignements généraux. «Messieurs, vous avez compris», résume Pierre Joxe.

L’enquête est alors confiée au lieutenant-colonel Jean-Louis Recordon, le patron de la section de recherches de Paris. La Police «n’avait rien fait pour des raisons suspectes», se souviendra plus tard le juge Jean-Pierre Getti. La connivence entre la Police et la mouvance d’extrême droite n’était pas complètement réglée. «Mon prédécesseur avait estimé qu’il fallait relancer le dossier avec un regard complètement neuf, et avait confié le dossier aux gendarmes». Jean-Louis Recordon énonce un avis un peu moins tranché. «Au procès, les avocats ont essayé de me faire dire que les policiers n’avaient pas fait leur boulot, nuance-t-il. Mais ils avaient fait un travail classique, sans toutefois gratter la piste de l’Eglise, et ils sont passés au dossier suivant». À l’époque, se souvient-il également, «la Gendarmerie et la Police étaient deux administrations très cloisonnées et très rivales». Or, l’officier s’est fait un nom chez les magistrats parisiens: il est pugnace et, surtout, totalement indépendant. En enquête, il se trouve d’abord sous l’autorité du magistrat instructeur, quitte à ce que sa hiérarchie découvre avec retard ses actes d’investigation, dont de nécessaires voyages – parfois coûteux– au Japon ou aux Etats-Unis.

RECORDON, UN ENQUÊTEUR DEVENU UNE LÉGENDE

Ce militaire est de la même génération que le magistrat. «Un petit homme timide, avec des lunettes et une moustache en brosse à dents», une sorte d’Hercule Poirot en uniforme de gendarme, observe le New York Times qui lui rend hommage. Originaire de Bourgogne, Jean-Louis Recordon est entré à l’Ecole des officiers de Melun en 1972, dont il sortira dans les premiers. Une vocation née lors des visites, à la fin de la Seconde Guerre, des gendarmes locaux à son grand-père. Les militaires venaient parfois consulter cet élu local, adjoint au maire d’une petite commune. «Ils m’impressionnaient avec leur uniforme et leur bicyclette, se souvient-il. Ce qui m’avait frappé, c’était leur gentillesse et leur prévenance. Alors, quand je me suis engagé, à 18 ans, c’était d’abord pour être gendarme». Jean-Louis Recordon devient officier dans la départementale. Mais il a la fibre du judiciaire. Elle le passionne. Il finira par prendre les rênes de la section de recherches de Paris, où il deviendra l’une des légendes de l’Institution, avant de finir sa carrière comme officier de liaison à la Direction centrale de la police judiciaire.

Lorsque la section de recherches est saisie par le juge Grellier, elle a déjà une centaine de dossiers dans son portefeuille, comme le magistrat l’avait déjà raconté à L’Essor. Ce passionné d’histoire accepte un dossier qui lui parle intimement. En Saône-et-Loire, Touvier n’est pas un inconnu, et il avait de la famille à Lyon. L’officier se plonge d’abord seul dans l’affaire, en épluchant le week-end des documents sur la Milice et Paul Touvier pour comprendre comment l’homme a pu échapper aux services d’enquête.

LA PISTE DE L’EGLISE

Puisque l’affaire est complètement froide, Jean-Louis Recordon – assisté ensuite de trois enquêteurs, l’adjudant-chef Philippe Mati et les gendarmes Carmona et Bellanger –, va devoir suivre toutes les pistes. De celle de «l’employé cégétiste de la conservation des hypothèques de Lyon, qui avait repéré des biens au nom de Paul Touvier, à la filière intégriste de l’ordre des Chevaliers de Notre-Dame, qui l’avait protégé dans sa cavale», synthétise Libération. On tente même de lancer les enquêteurs sur une fausse piste, comme ce faux avis de décès publié en 1984 dans Le Dauphiné libéré pour laisser croire que l’ancien milicien est mort.

Le juge place enfin sur écoute, pendant dix jours, l’avocat Jacques Vergès! Un provocateur au rôle trouble, s’inquiète Jean-Louis Recordon, qui se demande si la robe noire pourrait être contactée par Paul Touvier. On ne découvre l’existence de ces écoutes qu’en 1992, à l’occasion d’un arrêt d’appel qui les juge «utiles», avant qu’elles ne soient annulées. La plainte du célèbre avocat finira par faire pschitt trois ans plus tard.

L’officier et le juge s’intéressent également au dossier de demande de grâce pour y repérer les soutiens du fuyard. En vain: la Chancellerie refuse de le communiquer. Jean-Louis Recordon réalise l’ampleur de la tâche. «Il a face à lui un professionnel du renseignement qui sait se cacher et sait comment je pense, dira-t-il lors du procès d’assises. S’il avait été dans la peau d’un fugitif, d’un citoyen normal, non rompu aux techniques policières et aux techniques du renseignement, il se serait fait prendre depuis belle lurette.»

Et de préciser à la barre, cité par Le Monde, sa méthode: «Tous les gens qui l’approchaient ne disposaient que de renseignements fragmentaires. C’est ce qui lui a permis de durer aussi longtemps. Il avait bien cloisonné son dispositif. J’ai donc adopté la technique de la progression en tiroirs. Inutile de lancer de grandes opérations. Il faut voir une personne après l’autre.»

UN RÉSEAU RELIGIEUX

Le lieutenant-colonel a la conviction que la clé de l’énigme se situe autour de l’Église. Paul Touvier se cache vraisemblablement dans un monastère. Mais lequel? Des gendarmes, armés d’une lunette astronomique, planquent devant le monastère de la Grande Chartreuse. Des militaires se font admettre dans un autre. Entre-temps, le juge Grellier vient de transmettre le dossier au juge Jean-Paul Getti, le quatrième magistrat instructeur. Lui aussi est passionné par l’affaire. «Instruire une affaire qui remonte à quarante-cinq ans, sur le plan de la technique d’investigation, ce n’était pas banal», relevait-il dans un entretien à l’Association française pour l’histoire de la justice. «De très nombreux témoins étaient morts, il fallait retrouver ceux qui étaient encore en vie, et puis travailler surtout avec les archives. C’est un travail assez particulier que de compiler des archives, de sélectionner ce qui peut être utile pour étayer les accusations qui étaient portées contre Touvier.»

Le monastère de la Grande Chartreuse, surveillé par les gendarmes. (Illustration: Diamatita / L'Essor)

Le monastère de la Grande Chartreuse, surveillé par les gendarmes. (Illustration: Diamatita / L’Essor)

Puis les gendarmes tirent le bon fil. Jean-Louis Recordon se rend à la librairie spécialisée « La Procure » pour se renseigner sur les associations religieuses. Cela l’amène à s’intéresser à l’Ordre des chevaliers de Notre-Dame. L’association caritative, destinée à l’aide aux prisonniers, a été fondée par un certain Gérard Lafond, un abbé à la tête d’une abbaye, celle de Wisques (Pas-de-Calais). Or, l’officier de gendarmerie réalise que le père de l’ecclésiastique a édité un journal collaborationniste. Et que l’organisation reprend le nom d’une autre structure créée par l’abbé Stéphane Vautherin, l’autoproclamé aumônier de la Milice à Lyon. Comme le rappelle l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon, les gendarmes bénéficient alors d’un bon tuyau. L’abbé Lafond serait en relation avec Paul Touvier par l’intermédiaire d’un troisième homme, Jean-Pierre Lefèbvre, un milicien qui s’est ensuite engagé dans la division SS Charlemagne, formée avec des volontaires français. (Il sera amnistié en 1951). Pour les enquêteurs, cela ressemble au réseau religieux intégriste qui aide Touvier à échapper à la justice.

LE SCOOP DU CANARD ENCHAÎNÉ

Les gendarmes en sont là quand ils apprennent que deux journalistes du Canard enchaîné, Louis-Marie Horeau et Hervé Liffran, enquêtent également sur Notre-Dame. Les journalistes téléphonent à Jean-Louis Recordon en résumant les éléments qu’ils ont recueillis. L’officier les avertit. Cela risque de casser l’enquête, faisant, ironie de l’histoire des journalistes du Canard Enchaîné des collaborateurs objectifs de l’extrême droite… Recordon demande un délai, en vain. Il appelle alors le juge d’instruction pour mettre en place des écoutes le plus rapidement possible, en quelques jours. En mars 1989, le volatile publie son scoop. Gérard Lafond et des chevaliers de Notre-Dame ont bien aidé Paul Touvier dans sa fuite, au moins jusqu’à la fin des années 1960. Mais les gendarmes sont à l’affût. Et, dans une écoute –ils vont alors identifier toute une série de taupes, des policiers mais aussi un lieutenant-colonel de gendarmerie proche des milieux intégristes–, ils surprennent un homme avertissant son correspondant: «Vite, il faut prévenir Paul!», dit-il après avoir lu un exemplaire de l’hebdomadaire satirique distribué dans les ministères. Les enquêteurs de la section de recherches ont désormais confirmation qu’ils sont sur la bonne piste.

Mais il faut agir vite. Alors, comme le racontait à l’époque Le Nouvel Observateur, le 22 mai 1989, ils passent à l’action. À 9 heures du matin, ils entendent d’abord Gérard Lafond dans son monastère de Wisques, dans le Pas-de-Calais. L’ecclésiastique fait des demi-aveux. Non, il n’aide pas Touvier, mais oui, il l’a bien vu dans les années 1950 et 1970. Puis il précise que Jean-Pierre Lefèbvre, le chef parisien des chevaliers de Notre-Dame, est chargé de récupérer les fonds pour financer la cavale de l’ancien milicien. Les gendarmes se rendent chez ce dernier à Saint-Mandé, juste à côté de Paris. Sa maison est sinistre. Une sorte de musée avec des drapeaux, des insignes, des uniformes et des enregistrements de chansons de marche, à la gloire de la Waffen-SS. Celle-ci est impliquée dans de nombreux massacres de civils, comme celui d’Oradour-sur-Glane, le 10 juin 1944, où 643 personnes ont été tuées par l’une des unités de la division blindée SS Das Reich. L’ancien agent d’assurances n’est pas très causant. Mais, averti qu’il pourrait être poursuivi pour complicité, il donne un nouvel indice aux gendarmes. Il verse de l’argent à Touvier, via une certaine Geneviève.

Le lendemain, le 23 mai, Jean-Louis Recordon se rend chez cette dernière, qui vit rue Lecourbe à Paris (XVe). La quadragénaire est en fait chargée de recevoir les chèques de soutien à Touvier et de les envoyer à Versailles, chez un militaire à la retraite, dit-elle aux gendarmes après plusieurs heures d’interrogatoire. Les enquêteurs reprennent leurs voitures et foncent vers l’Ouest parisien. L’homme finit par expliquer qu’il fait suivre des lettres depuis plusieurs années. Ses dernières missives ont été expédiées vers l’abbaye Saint-Michel, à Mézières-en-Brenne, dans l’Indre.

LE SECRET DE LA CONFESSION

C’est sans doute la cachette de Paul Touvier! Jean-Louis Recordon avait vu juste: comme dans un réseau de renseignement, l’action de chaque membre de la chaîne est bien cloisonnée, une façon de ralentir les investigations et de prendre de vitesse les enquêteurs. Mais cela fait autant de personnes qui finissent par parler aux gendarmes. «Ils se retranchaient derrière le secret de la confession, mais ils n’étaient pas des voyous, se souvient-il. Il fallait faire preuve d’astuce. Je leur disais qu’il ne fallait pas mentir, que nous n’étions pas là pour l’assassiner» –contrairement à des organisations juives ou d’anciens résistants qui pourraient l’avoir dans le viseur–, «et que s’ils ne coopéraient pas, c’était la prison», liste Jean-Louis Recordon.

Dans l’Indre, les gendarmes locaux encerclent l’abbaye. Pendant ce temps, le lieutenant-colonel et ses enquêteurs embarquent dans un avion militaire, direction l’aéroport de Châteauroux. Les gendarmes de la SR de Paris arrivent en fin de journée. L’accueil est glacial, et Paul Touvier n’est pas là. Mais les militaires ne sont pas loin du fuyard. Ils mettent la main sur quatre valises au nom d’un certain Paul Lacroix. Leur contenu ne laisse guère de doute sur le véritable propriétaire de ces cantines militaires. Une pochette en plastique avec des croix gammées et diverses décorations militaires, dont des insignes nazis et une croix de fer, rapporte Le Monde. Elles devaient être expédiées dans une autre communauté religieuse, le prieuré Saint-François, à Nice. Cela fait quinze jours que l’ancien milicien est parti là-bas. L’enquête des gendarmes vient enfin d’aboutir.

UN PROCÈS OBTENU DE HAUTE LUTTE

Paradoxalement, l’arrestation de Paul Touvier est une grosse tuile pour le magistrat instructeur. «Quand je récupère le dossier, j’étais convaincu que je ne le retrouverai pas, expliquait a posteriori le juge Getti. Et d’ailleurs, quand il a été arrêté, […] je n’avais rien, il a fallu tout réunir dans un laps de temps court, ce qui a représenté une énorme masse de travail. J’ai eu la très grande chance d’avoir des collaborateurs de la section de recherches de la Gendarmerie de Paris. J’avais une équipe de gendarmes absolument exceptionnels».

Le magistrat abat un travail considérable. Il entend ainsi Paul Touvier pas moins de soixante-dix  fois. Après bien des péripéties juridiques, dont un non-lieu controversé de la cour d’appel, retoqué par la Cour de cassation, Paul Touvier est finalement jugé aux assises de Versailles, en 1994, pour complicité de crimes contre l’humanité, la voie étroite trouvée par les magistrats pour le renvoyer devant une juridiction. Pour résumer, selon les magistrats, Vichy n’a pas mené de politique d’extermination permettant de retenir le crime contre l’humanité. Mais en étant le supplétif de l’occupant nazi –qui a bien mené une telle politique–, il peut être poursuivi pour complicité. L’essentiel, ce renvoi devant une cour d’assises –une première pour un Français pour ce chef d’accusation– est obtenu. Paul Touvier bénéficie cependant d’un non-lieu pour l’assassinat des époux Basch. Il ne faisait pourtant «pas de doute qu’il était là et qu’il avait au minimum renseigné les Allemands», observe, trente ans plus tard, Jean-Louis Recordon.

À l’issue du procès marqué par la lecture du carnet vert de l’ancien milicien, un document où il vomit son antisémitisme, Paul Touvier est condamné, à 79 ans, à la réclusion criminelle à perpétuité. Il meurt d’un cancer deux ans plus tard, le 17 juillet 1996, à la prison de Fresnes, près de Paris.

Outre ce procès pénal, en 1992 une commission indépendante d’historiens conduite par René Rémond s’est penchée sur le rôle de l’Eglise. Comme l’expliquait à La Croix le maître de conférences Charles Mercier, la commission conclut que s’il n’y a pas de lien entre l’Eglise et Touvier durant l’Occupation, des hommes d’Eglise ont couvert sa fuite. Ces derniers estiment, sans prendre en compte les victimes, que la confession valait absolution, s’attribuant ainsi au passage la mission de l’institution judiciaire.

Quant à Jean-Louis Recordon, après avoir réussi à retrouver Paul Touvier, il enchaîne aussitôt avec une autre enquête sensible : l’affaire du sang contaminé. Le gendarme pressent très vite, à la lecture du dossier, que cette affaire pourrait être un scandale sanitaire de grande ampleur. Mais il s’agit d’une autre histoire…

Par Gabriel Thierry – Dessins Diamatita

Ce récit a été publié dans le numéro 589 de votre magazine L’Essor de la Gendarmerie, paru en mai 2024. Découvrir le sommaire de L’Essor de la Gendarmerie – n°589

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