<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’affaire Élodie Kulik

Photo : Janvier 2012. Dans un champ de la Somme, à une dizaine de kilomètres à l'est de Péronne, les gendarmes découvrent une voiture abandonnée. C'est le début d'une longue enquête judiciaire.

28 novembre 2023 | L’affaire Élodie Kulik, Société

Temps de lecture : 16 minutes

L’affaire Élodie Kulik

par | L’affaire Élodie Kulik, Société

Par Gabriel Thierry • Illustration Jean Sasson

Le corps est partiellement calciné et gît sur une plateforme en béton couverte de terre, en bordure d’une piste d’aviation désaffectée servant de décharge pour l’incinération de déchets végétaux et de lieu de rencontre discret pour des couples. La victime, une jeune femme, est nue, hormis le haut, ouvert sur sa poitrine. L’autopsie prouvera qu’elle a été violée avant d’être tuée.

Ce 12 janvier 2002, au bout d’un cul-de-sac long de plusieurs kilomètres, à Tertry, dans la Somme, cet ouvrier agricole s’arrête net, horrifié. Il vient de découvrir le corps sans vie d’Elodie Kulik, la directrice d’une agence bancaire de Péronne, disparue depuis la veille.

Deux jours plus tôt, la jeune femme de 24 ans avait passé la soirée avec un copain, Hervé.

Les deux amis vont d’abord boire un verre –  sans alcool pour Elodie, qui doit conduire – dans un bar à Saint-Quentin. Ils filent ensuite dîner dans un restaurant chinois, Le Nouveau Pavillon de Shanghai. Puis les deux amis vont chez Hervé, histoire de prendre un dernier thé avant de se séparer, vers 23 h 30. Elodie, qui doit reprendre son poste le lendemain matin à la Banque de Picardie, veut être en forme.

Elle prend sa voiture, une Peugeot 106, pour rejoindre Péronne. Un simple trajet d’une grosse demi-heure, qui va lui être fatidique et reste entouré encore de nombreux mystères.

Ce soir-là, il y a du brouillard et du verglas.

La voiture d’Elodie dérape et fait un tonneau dans un champ.

C’est le début d’une énigme criminelle qui restera sans réponse pendant dix ans.

Une enquête difficile

Pour les gendarmes, cette affaire particulièrement sordide commence plutôt mal. Ce 11 janvier, les militaires ne se déplacent qu’au petit matin, vers 8 heures, sur les lieux de l’accident. La voiture avait été repérée au milieu d’un champ, vers Cartigny, à une dizaine de kilomètres à l’est de Péronne, et

à 6 kilomètres environ de la décharge verte où on a retrouvé son corps. Durant la nuit, ils ont pourtant été alertés à trois reprises de la présence d’une voiture accidentée au milieu d’un champ… Vers 7h30, un nouveau témoin signale le véhicule abandonné aux gendarmes. Mais comme personne n’a mentionné la présence d’un occupant à l’intérieur de la petite Peugeot 106, le déplacement n’a pas été jugé prioritaire. Et s’il s’agissait d’un fêtard reparti chez lui à pied ou aidé par un ami ? Cette nuit-là, il y avait des interventions plus urgentes, et aucun gendarme imaginait une histoire aussi sordide.

Ce matin, sur place, comme il est d’usage pour un simple accident de la route, les gendarmes cherchent d’abord les papiers du véhicule pour identifier le propriétaire. Les portières ne sont pas verrouillées, le plafonnier et la lumière du coffre sont allumés, la clé est sur le contact.

Ils trouvent une botte dont se saisit un maître-chien pour tenter de retrouver le conducteur, tandis que le garagiste qui accompagne les gendarmes s’engouffre lui aussi dans l’habitacle. Il n’y a pas de trace de sang, l’autoradio a été dérobé au cours de la nuit, et on retrouve l’appui-tête du conducteur un peu plus loin dans le champ. Le sac à main de la conductrice est posé sur le siège passager, avec son chéquier et sa carte bancaire. Autant d’éléments qui font penser à un enlèvement.

On saura plus tard que les agresseurs sont très vite partis avec Elodie, laissant le clignotant droit en marche, et le contact allumé. Ainsi, quand Jean-Luc, le technicien en identification criminelle de la brigade de recherches de Péronne, arrive sur place, vers 13 heures, la voiture a déjà été déplacée et l’état des lieux modifié – il y a même de la terre qui a été jetée dans la voiture. « Il ne faut pas blâmer les premiers enquêteurs, on ne pensait pas à ce qui est arrivé », explique le technicien, en novembre 2019, aux jurés lors du procès d’assises d’Amiens. « Quand ça commence à dégeler fort, tout brille. Cela n’a pas été simple à traiter », ajoute-t-il. Le technicien arrive cependant à relever des traces digitales.

Mais qu’est-il arrivé à la conductrice ?

Ici, la route est droite, sans difficulté particulière. La Peugeot ne présente pas de trace de choc avec un autre véhicule. 
Les experts en sont réduits à se perdre en conjectures. Avec le sol verglacé, un seul coup de frein un peu brutal a pu envoyer la voiture dans le décor, avec à la clé un tonneau provoqué par le fossé. Mais comme Elodie ne roule pas très vite et qu’elle a bouclé sa ceinture de sécurité, il n’y avait aucune raison pour qu’elle soit blessée grièvement. Pourquoi la conductrice a-t-elle dû freiner en urgence ?

Un animal apparu subitement dans les phares ? Ou, comme le soupçonnent plus tard les gendarmes, une queue de poisson qui lui a fait perdre le contrôle de sa Peugeot ? On ne le saura jamais. « Rien ne permet de prouver qu’un véhicule est intervenu », tempère un expert automobile témoignant au procès d’assises de 2019, cité par La Voix du Nord.  « Il peut y avoir eu un événement extérieur », ajoute-t-il.

Les enquêteurs vont réécouter inlassablement l'enregistrement glaçant de l'appel de la jeune femme aux pompiers, le soir des faits.

Un appel insoutenable

Quoi qu’il en soit, les gendarmes vont découvrir très vite que ce fait-divers sordide est en fait particulièrement ignoble. Quelques jours après le drame, chez les pompiers d’Amiens, ils mettent la main sur un enregistrement glaçant. Il s’agit de l’appel d’Elodie Kulik au «18 », émis depuis son portable, à 0h21, après l’accident.

La qualité est médiocre mais on entend distinctement, pendant 26 secondes, une voix féminine, celle d’Elodie, en pleurs.

Un pompier lui répond. Mais il y a d’autres voix, celles d’un ou de deux hommes, selon le rapport de l’IRCGN. « Avance », « planquez vos phares », « ça va aller », semblent-elles dire, après un débruitage poussé et un rehaussement du signal. Elodie Kulik semble dire : « Ils m’assassinent. » Une voix masculine évoque « une batterie », sans doute celle du téléphone portable, pour couper la communication.

« On entend en direct le viol et la mort de cette fille qui hurle, et les ahanements des hommes », résume l’experte en analyse vocale, Dalloul Wehbi, pour Libération. Un enregistrement « insoutenable », confie-t-elle, à l’unisson des spécialistes appelés à témoigner dans cette affaire. « Cet appel au Codis, je l’ai réécouté des centaines de fois. Tous les collègues l’ont entendu. Elle gémit, appelle au secours. Et eux parlent tranquillement », s’indigne ainsi devant les jurés le premier directeur d’enquête.

 

Tout souriait à Élodie Kulik

Pourtant, comme le racontent Catherine Siguret et Jacky Kulik, le père de la disparue, dans leur livre, L’Affaire Elodie Kulik ou le Combat d’un père (Presses de la Cité), la vie souriait jusqu’ici à Elodie. A 23 ans, elle est devenue la plus jeune directrice d’agence bancaire de France, ce qui lui avait valu les honneurs d’un journal local.

Ce n’est pas la première fois que la rayonnante jeune femme blonde, la gentillesse en personne, précise son père, prouve qu’elle est précoce. Elle avait, par exemple, eu son bac à 16 ans. Après une adolescence dans le Pas-de-Calais, elle obtient une maîtrise de droit et se fait une première expérience professionnelle significative comme chargée de clientèle dans une agence de la Société Générale. La jeune femme a l’opportunité de renouer avec Péronne, cette petite sous-préfecture où elle a été élève pendant sept ans à l’école du Sacré-Cœur. Comme le raconte à l’époque Le Parisien, la jeune cadre bancaire fait forte impression à son retour au pays. Il faut dire qu’elle sait où elle va. Après avoir fait le tour des commerces pour se présenter, elle semble déjà être « une fille très solide », comme le saluera plus tard son employeur. « Nous avions treize mois d’écart, on nous prenait souvent pour des jumeaux », se souvient Fabien, son frère gendarme. Aux jurés de la Somme, il racontera son dernier souvenir avec sa sœur. Alors qu’il était en poste à la Garde républicaine, elle fait des études de droit, et on lui a dit qu’elle ne verrait jamais la Cour de cassation. Il réussit pourtant à la faire entrer dans la prestigieuse enceinte : « J’ai vu de la fierté dans son regard », dira-t-il, ému.

Avec la mort d’Elodie, c’est une nouvelle fois que les Kulik sont frappés en plein cœur.

Mais pourquoi le destin s’acharne-t-il contre cette famille du Pas-de-Calais ? Jacky Kulik, ancien receveur des Postes, avouera ainsi à la presse s’être souvent demandé pourquoi il était aussi maudit.

La route a d’abord emporté son père, un ancien mineur décédé dans un accident de mobylette.

Il a à peine 40 ans. Puis la mort fauche ses deux premiers enfants, Karine et Laurent, emportés à la suite d’un terrible accident, en 1976, à cause d’une plaque de verglas. Jacky Kulik, qui était au volant, reste plusieurs semaines dans le coma, veillé par son épouse, Rose-Marie.

C’est elle qui l’épaule à son réveil, quand, rongé par la culpabilité, il pense mettre fin à ses jours. La mort atroce d’Elodie est le coup de poignard de trop pour l’épouse dévouée.

Elle tente de suicider. Elle meurt finalement après neuf ans de coma, laissant Jacky et Fabien dans une immense souffrance.

 

Plus de 600 pistes

A la section de recherches d’Amiens, en charge du dossier, on mobilise jusqu’à un peu moins de vingt enquêteurs pour résoudre l’énigme criminelle. Si la moisson d’indices n’a pas été très probante sur le site de l’accident, les gendarmes ont récolté des preuves très intéressantes sur le lieu de la découverte du corps : un tampon hygiénique ensanglanté, une chaussette, un préservatif légèrement déroulé, deux morceaux d’emballage de préservatif, deux mégots de cigarette et une serviette. Autant d’objets qui leur permettent d’identifier une trace ADN sur le préservatif usagé.

Les militaires vont s’accrocher pendant dix ans à cet indice, pour réussir à identifier un suspect dans cette affaire. Toutes les pistes sont explorées pour faire parler cette empreinte génétique. 14  000 appels téléphoniques sur la zone sont épluchés. Cela représente tous les appels passés par les relais couvrant Cartigny, Tertry, les communes environnantes et la ville de Saint-Quentin, entre le 10 janvier à 21h et le 11 janvier à 6 h du matin  ! Les gendarmes font des prélèvements buccaux chez les personnes ayant un passé judiciaire. Ils explorent également la piste des relations sentimentales de la victime et son parcours professionnel. Mais en vain. Un autre ADN retrouvé sur l’un des mégots de cigarette ne donne rien non plus. Il s’agit d’un paysagiste qui s’était rendu à plusieurs reprises sur la plateforme de Tertry, la semaine avant le drame, pour brûler des branches.

Deux autres crimes, également très violents, signalés cette année-là, mettent les gendarmes sur la fausse piste d’un serial killer. Comme Elodie, Patricia, 19 ans, et Christelle, 18 ans, ont été tuées dans les environs. Elles ont été agressées alors qu’elles rentraient chez elles, seules, à une heure tardive. À l’époque, les autorités judiciaires estiment que des modes opératoires proches n’impliquent pas forcément qu’il y a un lien entre les dossiers. Des avocats assurent très vite que rien ne permet d’établir un parallèle. Mais l’enquête prouve que ces similitudes avaient un sens. Jean-Paul Leconte, un violeur qui venait de sortir de prison, sera confondu par son ADN et condamné à la perpétuité pour les meurtres de Patricia et de Christelle.

Pour Elodie pourtant, ça ne colle pas : à l’époque, l’homme est en détention.

Les gendarmes élargissent leurs investigations aux affaires de mœurs et aux personnes violentes ou alcoolisées déjà connues dans les environs. En 2011, les investigations, sans résultats probants, se soldent par près de 5 400 prélèvements ADN et plus de 600 pistes criblées. Les gendarmes ont même fait appel

à Anacrim, ce logiciel qui permet de révéler des rapprochements inattendus entre des témoins ou des indices. « On s’est même intéressés à l’affaire Estelle Mouzin », cette fillette disparue en janvier 2003 en Seine-et-Marne, raconte le premier directeur d’enquête. « Pour que le silence soit ainsi préservé, la force du secret laissait présager un groupe très soudé, solidarisé », signale à Libération Me Didier Robiquet, l’avocat de la famille Kulik.

Jacky Kulik ne baisse pas les bras. « J’ai juré que, jusqu’à mon dernier jour, je traquerai les meurtriers, dira-t-il aux jurés. J’ai passé des matinées au cabinet de mon avocat à lire les dossiers qui sont derrière vous, et les après-midi au chevet de mon é
pouse. »
Il tient un blog pour médiatiser son combat. Et va même jusqu’à promettre une récompense de 100  000 euros à qui fournira le renseignement permettant de faire avancer l’enquête. Son fils Fabien se tient volontairement en retrait : il ne faudrait pas qu’une intervention du gendarme puisse un jour devenir un argument pour la défense. Comme le raconte son père, il choisit d’intégrer, à l’autre bout de la France, une unité d’intervention pour ne pas être confronté à des scènes de crime. « Un jour, on saura ! », s’accrochent les deux hommes.  

L'enquête est dans une impasse. Les gendarmes décident alors de tenter un coup de poker, en misant sur une technique innovante.

L’expert

Mais les années passent et l’affaire reste irrésolue. L’ADN ne matche pas avec les prélèvements ou ceux référencés au Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg). Que faire alors ? Eh bien, les gendarmes décident d’innover, une décision clé dans le dénouement de l’affaire. Plutôt que de rechercher l’ADN du coupable dans la base de données, ils vont chercher dans le fichier national des empreintes génétiques des ADN parents.

Cette brillante idée, c’est celle du colonel Emmanuel Pham-Hoai. Actuellement en poste au Service central de renseignement criminel de la Gendarmerie, il est l’adjoint au commandant de la division des opérations. Dans l’Arme depuis 2004, cet officier assoiffé de connaissances collectionne les diplômes. Avant l’école des officiers de Melun, il obtient un DESS en ingénierie de la santé (2004).

Il reprend ensuite le chemin de l’école pour valider un master 2 à Cergy-Pontoise sur la biologie cellulaire et moléculaire. Il est même détenteur d’un diplôme du FBI, lié à son expérience d’officier détaché auprès du célèbre bureau d’investigation, à Kaboul, en 2012. Enfin, il est docteur en biologie après une thèse sur les empreintes génétiques en France.

A l’époque, en 2010, l’officier vient d’arriver à la tête de la division Atteintes aux personnes de la section de recherches d’Amiens. Et il a une idée pour le dossier Kulik, toujours irrésolu. Puisque les gendarmes disposent des traces d’ADN, pourquoi ne pas faire une recherche par parentèle dans le Fnaeg  ?  Une sordide affaire criminelle vient justement d’être résolue de cette façon aux Etats-Unis. Après vingt-cinq ans de traque, un tueur en série, surnommé « Grim Sleeper », vient d’être confondu par l’ADN de son fils, qui était lui-même détenu dans une prison de la Californie.

Le gendarme fait donc le pari risqué que la personne dont l’ADN a été recueilli sur la scène du crime, dans le préservatif, aurait un parent ayant eu maille à partir avec la justice.

A l’époque, selon une fiche de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, la base compte environ 2 millions de profils génétiques de personnes mises en cause dans des affaires ou condamnées.

 

Recherche par parentèle

« Sachant que l’ADN d’un individu est constitué de 50 % de patrimoine génétique d’un père et 50 % de patrimoine génétique d’une mère, j’ai demandé au fichier de s’intéresser aux 50 % du père », résume Emmanuel Pham-Hoai aux jurés d’assises. C’est simple… sur le papier. Mais si la technique semble dans les clous du code pénal français – ni formellement autorisée, elle ne paraît pas interdite –, elle n’a jamais été pratiquée. Le juge d’instruction Jordan Duquenne est séduit. Mais il faut obtenir l’aval de la Chancellerie avant d’utiliser cette technique innovante. Il faudra de long mois

au ministère de la Justice pour donner un timide « Go ».

Car, selon la journaliste Catherine Siguret, l’officier et le juge prennent un vrai risque. Certes, ils ne jouent pas vraiment leur carrière. Mais si ça n’avait pas marché – l’opération reste financièrement plutôt modeste, de l’ordre du millier d’euros –, « je pense que moi-même et le juge aurions été perçus comme deux petits jeunes déraisonnables, un peu trop idéalistes », confie Emmanuel Pham-Hoai. « Il y a intérêt à ce que ça matche, sinon je suis muté

à Saint-Pierre-et-Miquelon », aurait même confié le magistrat, sans doute sur le ton de l’humour, à l’experte génétique.

Et pourtant… Cette fois-ci, après tant de pistes infructueuses, c’est enfin la bonne pioche. Une semaine après le lancement de la recherche génétique, les enquêteurs ont enfin un match. Celui de Patrick Wiart. Cet homme originaire de Montescourt-Lizerolles, au sud de Saint-Quentin, à une trentaine de kilomètres du lieu du meurtre, est fiché depuis l’an 2000 dans le Fnaeg à la suite d’une agression sexuelle sur une amie de sa fille. Les gendarmes préfèrent border leur trouvaille. Ils comparent donc l’ADN de départ c’est-à-dire celui de Grégory Wiart, à celui de la compagne de Patrick Wiart, la mère de Grégory. La piste est une nouvelle fois confirmée. Il faut cependant aller encore plus loin. Le couple a eu plusieurs enfants. Lequel pourrait être le bon suspect ? Les deux filles sont écartées, mais l’un des fils intéresse les gendarmes.

Grégory Wiart, plombier-chauffagiste, vivait lui aussi à Montescourt-Lizerolles. Les enquêteurs parlent au passé, car il est mort en novembre 2003, à 22 ans, dans un accident de la route. Comme le rappelle la journaliste Catherine Siguret, les parents de Grégory Wiart sont assez perplexes à propos de la mort de leur fils, qui s’est encastré dans un camion alors qu’il allait devenir papa. Il n’y a pas eu de traces de freinage ou d’un coup de volant pour éviter l’obstacle, comme s’il avait voulu mettre fin à ses jours. «  Sur une route droite, sans obstacle, j’ai vu soudain sa voiture se déporter sur sa gauche, comme s’il voulait doubler, mais il n’y avait personne devant lui, et venir s’encastrer sous ma cabine  », dira le chauffeur du poids-lourd. Il suffirait alors aux militaires d’exhumer sa dépouille pour vérifier leur hypothèse. Sauf que les gendarmes ne veulent pas ébruiter leur découverte. Car ils soupçonnent que le meurtre atroce d’Elodie Kulik n’a pas été commis par un individu isolé.

Pour rester discret, Emmanuel Pham-Hoai a une nouvelle idée. Et si les militaires faisaient un nouveau prélèvement auprès de Patrick Wiart pour comparer son chromosome Y ? Ce dernier se transmet de père en fils.

Le résultat est à nouveau probant. L’implication de Grégory Wiart dans le viol d’Elodie Kulik est donc avérée. Les gendarmes sont sur la bonne piste, ils vont pouvoir dégager d’importants moyens pour savoir quels auraient pu être les complices.

Après Grégory Wiart, le suspect identifié par l'ADN, l'enquête va se focaliser sur l'un de ses amis, Willy Bardon.

4 x 4 et tuning

Les gendarmes prennent la direction de Montescourt-Lizerolles, un ancien bastion ouvrier frappé par le chômage. Les proches de Grégory Wiart brossent un sombre portrait du jeune homme. «  C’était un homme odieux,

un emmerdeur patenté qui avait ses sautes d’humeur et qui vivait à la petite semaine », dira au Figaro Me Jean-Marc Prudhomme, l’avocat de sa concubine. Selon Katy, sa compagne, Grégory est devenu violent après l’incarcération de son père, en octobre 2001. Aux assises, un proche finit par lâcher que Grégory Wiart avait effevtivement le cœur sur la main, mais seulement après l’avoir décrit comme menteur, magouilleur, voleur, flambeur, coureur, listera de manière interminable La Voix du Nord.

Ce qui intéresse le plus les enquêteurs, c’est la passion du jeune homme pour les voitures – et notamment les 4 x 4 – et les motos. On voit ainsi régulièrement le jeune Wiard au garage de Jussy, dans l’Aisne, et au club de Coucy-le-Château. Des fans de tuning – ces voitures customisées pour épater la galerie – qui, comme le raconte à l’époque Le Point, profitent des week-ends pour faire des sorties automobiles après s’être échauffés au Coq Vainqueur, un bar du coin, avant d’aller au restaurant, puis en boîte à Péronne. Entre hommes : les compagnes sont à la maison pour garder les enfants. Or les gendarmes se souviennent qu’un chauffeur routier leur avait signalé, au début de l’enquête, qu’il croisait régulièrement des véhicules de tuning sur la route fatidique.

Un proche de Grégory Wiart attire enfin les gendarmes. Il s’agit de Willy Bardon, âgé de 27  ans à l’époque des faits. C’est d’abord l’un des partenaires des virées nocturnes de Grégory Wiart. C’est aussi une grande gueule, portée sur l’alcool et le sexe. Cet homme infidèle est, par exemple, mis en cause par un témoin dans une affaire d’agression sexuelle d’une mineure, la petite sœur de sa maîtresse. Contre son silence sur des cigarettes que l’adolescente a fumé,

il lui aurait demandé de le laisser lui lécher les seins. Une autre femme se souvient que Willy Bardon avait failli percuter son véhicule avec son 4 x 4, puis l’avait suivie sur la route.

Autre point interpellant : des SMS interceptés montrent que Willy Bardon aime les relations sexuelles avec les femmes ayant leurs règles, ce qui était le cas d’Elodie Kulik le soir de son meurtre.

 

Comportement troublant

D’autres proches remarquent que le comportement de Willy Bardon a changé depuis que la presse a dévoilé, en janvier 2012, la mise en cause de Grégory Wiart, trahi par son ADN. Il se montrerait moins et semblerait nerveux. C’est d’ailleurs Willy Bardon qui téléphone aux gendarmes de la section de recherches d’Amiens, ce 16 février 2012. Il en a marre des ragots selon lesquels il aurait violé la sœur de sa maîtresse, et voudrait être entendu par les enquêteurs à ce sujet. Quant à Grégory Wiart, oui, il le fréquentait, mais sans vraiment le connaître, au vu de sa mise en cause dans l’affaire. Pourtant, les écoutes montrent qu’il suit de près ce dernier dossier, se renseignant par téléphone sur les différentes auditions.

A défaut de disposer d’un élément probant mettant définitivement en cause Willy Bardon, les enquêteurs ressortent l’enregistrement de 26   secondes, l’appel téléphonique d’Elodie Kulik aux pompiers. Les gendarmes font écouter la bande aux proches de Willy Bardon. Reconnaissent-ils l’une des voix ? L’un dit que l’une d’entre elles est celle de son ami Willy, un avis partagé par un second témoin.

Un troisième pense qu’il s’agit bien, « à 80  % », du fan du tuning. Un quatrième estime cette probabilité à environ 50/50. Un dernier témoin certifie qu’il s’agit bien de la voix de Willy Bardon. Avant de relater que ce dernier, il y a quelques années, s’était énervé contre un automate d’essence, menaçant de le violer, de le tuer et de le brûler. En tout, ils sont six

à reconnaître la voix de Willy Bardon. Il est temps pour les gendarmes d’aller l’interpeller. « On dirait ma voix, ça y ressemble, mais ce n’est pas ma voix. Je ne comprends pas, je n’ai pas de souvenir  », assure-t-il aux gendarmes.

Sans convaincre la justice : le suspect est mis en examen en janvier 2013 pour le meurtre, le viol et l’enlèvement d’Elodie Kulik. 

 

«  Personne ne me croit  »

Six ans plus tard, son procès s’ouvre enfin à Amiens. Willy Bardon cherche à se faire discret, pour déminer cette image de grande gueule qui a poussé les enquêteurs dans sa direction. A charge pour ses avocats de convaincre les jurés que leur client, malgré des bêtises de gamin dans sa jeunesse et une réputation de magouilleur, n’a rien à voir avec cette histoire.

Après un CAP en plomberie et le service militaire, ce quadragénaire avait rejoint Montescourt-Lizerolles pour y travailler, après des périodes de chômage, comme plombier, agent de maintenance et patron d’un bar.

« Quand il a quelque chose à dire, il le dit sans y aller par quatre chemins », dira son grand frère à la barre, rapporte L’Aisne nouvelle.

Sa compagne témoigne également en sa faveur. Elle raconte comment, alors qu’ils entretiennent une relation extraconjugale, il est intervenu pour empêcher son compagnon de la battre. « Il a pris sur lui. J’avais peur des répercussions sur moi, que ce soit pire, explique ainsi Amélie. Je ne l’ai pas lâché, les sentiments sont plus forts », décrivant un homme « gueulard, dragueur, et très gentil ».Oui, il aime le sexe, et alors ? questionne également la défense. Et de brosser le portrait d’un homme un peu perdu, trahi par son trop fort accent picard.

« Je ne l’ai jamais touchée ! Personne ne me croit, c’est horrible ! », s’indigne ainsi Willy Bardon. Mais pourquoi, s’interroge la présidente, a-t-il insulté copieusement gendarmes, magistrats instructeurs et partie civile au téléphone, alors qu’il était sous écoutes, durant l’enquête ? « C’est la colère, une colère énorme que j’ai, car chaque fois que je dis quelque chose, on ne me croit pas, c’était pour choquer, pour qu’on m’écoute », répond l’accusé.

Faute d’aveu, les débats se centrent sur la reconnaissance de la voix sur la bande de 26 secondes. « Willy Bardon reconnaît sa propre voix, observe l’avocate générale Pascale Girardon. N’est-ce pas un demi-aveu que de reconnaître vingt fois que c’est sa voix, ou que ça y ressemble ? » Et de brosser le portrait d’un accusé à deux visages. L’homme gentil, serviable, et l’autre, infidèle, obsédé par le sexe, menteur et manipulateur. Un homme qu’on avait entendu de manière inquiétante hurler à la face d’un automate : « Je vais te violer, te brûler.  »

A l’un des avocats de Willy Bardon de plaider. Me Stéphane Daquo pilonne d’abord la mauvaise qualité de la bande et sa courte durée : moins d’une seconde pour le premier locuteur, deux secondes pour le deuxième. « Cette bande inaudible, c’est une image floue, furtive », déplore-t-il. L’accusation « vous demande de condamner sur des ragots, des rumeurs, des hypothèses et des propos rapportés », déplore également le second avocat de l’accusé, Me  Marc Bailly. Les gendarmes de l’IRCGN avaient eux aussi émis des réserves à propos de cet enregistrement. En septembre 2014, ils avaient conclu « qu’aucune expertise en matière de comparaison de voix automatique n’était envisageable ». Tout en précisant, quatre mois plus tard, que l’exploitation judiciaire de la reconnaissance du locu
teur par des auditeurs profanes, y compris familiers, était « possible ». C’est le cas des témoignages à charge contre Willy Bardon.

Aux jurés de la Somme de se faire leur intime conviction.

Willy Bardon est finalement condamné à trente ans de réclusion pour viol, enlèvement et séquestration suivis de mort. L’énoncé du verdict se termine quand un murmure traverse la cour. Willy Bardon vient d’ingérer un puissant pesticide. Après cinq jours à l’hôpital, il retournera en détention. La peine sera confirmée à son procès en appel, en 2021, condamnant également l’accusé pour meurtre. Après avoir vu ses recours en cassation rejetés, le Picard vient de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), estimant qu’il n’avait pas bénéficié de procès équitables.  

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