La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné jeudi 27 février 2025 la France pour l’opération de la gendarmerie mobile qui avait provoqué la mort de Rémi Fraisse, 21 ans, en octobre 2014, lors d’affrontements sur le chantier du barrage de Sivens (Tarn). À la fin d’un arrêt de 56 pages, la Cour a jugé que la France a violé l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Précisément, la CEDH conclut à la « violation de l’article 2 dans son volet matériel, les autorités n’ayant pas assuré le niveau de protection requis pour parer aux risques d’atteinte à la vie ». La Cour estime en revanche qu’il n’y a pas eu de « violation des obligations procédurales attachées à l’article 2 de la Convention ».
« Lacunes du cadre juridique et administratif »
La haute juridiction a ainsi estimé que « le niveau de protection requis » pour parer aux risques posés par le « recours à une force potentiellement meurtrière » n’a pas été « garanti ». Elle relève les « lacunes du cadre juridique et administratif alors applicable » et les « défaillances » dans « la préparation et la conduite des opérations » de gendarmerie. La CEDH souligne d’ailleurs que la France était le « seul pays à utiliser de pareilles munitions », des grenades offensives OF-F1 « d’une dangerosité exceptionnelle », pour des opérations de maintien de l’ordre.
Cette grenade, lancée par un sous-officier d’un escadron de gendarmerie mobile, s’était fichée dans la capuche du jeune homme où elle avait explosé, provoquant sa mort. Le gouvernement socialiste avait alors suspendu l’utilisation de cette grenade offensive, contenant du TNT, avant de l’interdire définitivement en 2017.
Pour la CEDH, le recours à cette arme était « problématique », « en raison de l’absence d’un cadre d’emploi précis prévoyant a minima une formation sur sa dangerosité, sur les dommages susceptibles d’être occasionnés et le respect d’une distance de sécurité ». Elle rappelle que les gendarmes avaient agi dans l’obscurité, leur matériel d’éclairage étant « très insuffisant » et « de faible autonomie ». Et le haut-parleur utilisé pour les sommations « s’est avéré défectueux ».
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« Absence de l’autorité civile »
Elle relève par ailleurs « les défaillances de la chaîne de commandement, en particulier l’absence de l’autorité civile sur les lieux ». Le préfet du Tarn, Thierry Gentilhomme, avait délégué l’autorité civile à un officier, commandant le groupe tactique gendarmerie (GTG), qui avait quitté les lieux en début de soirée.
« Il aura fallu plus de dix ans et l’appui de la Cour européenne des droits de l’Homme pour que la responsabilité de l’Etat français dans la mort de Rémi Fraisse soit enfin reconnue. Que de temps perdu« , a réagi auprès de l’AFP Patrice Spinosi, avocat de Jean-Pierre Fraisse, le père de la victime. « Le recours inapproprié à la force lors des manifestations contre le barrage de Sivens est désormais acquis. Pour éviter de nouvelles condamnations, la France doit maintenant tirer toutes les conséquences de cette décision et revoir en profondeur sa politique de maintien de l’ordre », a-t-il ajouté.
« Les membres du gouvernement de l’époque qui ont donné les ordres ont la responsabilité la mort de Rémi », a par ailleurs déclaré dans un communiqué Arié Alimi, autre avocat de Jean-Pierre Fraisse. « La France ne sort pas grandie de cette affaire. Elle le serait si elle mettait tout en oeuvre pour que de tels faits ne se reproduisent pas. »
La France est notamment condamnée à verser des sommes allant de 5.600 à 16.000 euros aux proches de Rémi Fraisse, en réparation du « dommage moral ».
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« Aucun manquement à l’indépendance »
La CEDH était également invitée à se prononcer sur un deuxième aspect, à savoir si l’enquête pénale avait bien été « approfondie, indépendante et impartiale ». La cour basée à Strasbourg juge ici que la procédure « n’est entachée d’aucun manquement à l’indépendance et à l’impartialité ». Elle rappelle que si l’enquête avait initialement été confiée à la gendarmerie de Gaillac, proche du site de Sivens, alimentant des soupçons de collusion, elle avait rapidement été transférée ensuite à la section de recherches de Toulouse, en co-saisine avec l’Inspection générale de la Gendarmerie nationale (IGGN).
La Cour salue particulièrement « la qualité des investigations réalisées par le Défenseur des droits« , qui avait notamment « auditionné le préfet et recueilli les réponses de son directeur de cabinet ». Des auditions qui n’avaient pas été réalisées dans le cadre de l’enquête judiciaire.
Pas de procès organisé
Elle relève par ailleurs que des « modifications substantielles » ont été instaurées face aux « lacunes législatives et réglementaires, organisationnelles et opérationnelles » relevées au cours de l’enquête. À l’époque, ces lacunes n’avaient cependant pas été considérées comme constituant des infractions pénales. Aucun procès n’avait été organisé à l’issue de l’enquête des juges d’instruction qui s’était soldée par un non-lieu.
« Cela n’arrive jamais. Quand quelqu’un meurt, normalement, il y a un procès », confiait à l’AFP Claire Dujardin, avocate de membres de la famille, peu avant la décision de la CEDH. Rémi Fraisse avait été tué par l’explosion d’une grenade offensive lancée par un gendarme lors d’affrontements violents, de nuit, des militants écologistes, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014.
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« Foncièrement pacifiste »
Selon ses proches, le jeune botaniste était « foncièrement pacifiste », et éloigné de toute activité militante. Il assurait bénévolement pour France Nature Environnement le suivi de la renoncule à feuille d’ophioglosse, une espèce végétale protégée. Le projet de barrage, destiné à l’irrigation, avait finalement été abandonné.
(Avec l’AFP)