<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Tuerie de Collobrières, un chef face au drame 

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14 juillet 2021 | Société

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Tuerie de Collobrières, un chef face au drame 

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En juin 2012, la Gendarmerie a vécu un drame hors norme avec la mort à Collobrières de deux jeunes femmes gendarmes, Audrey Bertaut et Alicia Champlon, tuées par un malfaiteur lors d’une intervention. Traumatisme pour l’Institution, cet événement l’a également été pour leur chef, le capitaine Jean-François Charrat. Six ans après les faits, il nous raconte son chemin de croix. 

Presque six ans se sont écoulés depuis le 17 juin 2012, et aujourd’hui encore Jean-François Charrat peut raconter dans le moindre détail ce dimanche qui a vu son monde s’écrouler. 

“Un gendarme est à terre à Collobrières”

En début de soirée, le patron de la brigade de Pierrefeu-du-Var vient de rentrer chez lui après une journée sur le terrain. Il sort de la douche lorsque le téléphone de service sonne. Au bout du fil, la gendarme Flavie Grandpré, la voix blanche, prononce des mots glaçants : “Mon capitaine, il y a eu un appel du centre opérationnel. Un gendarme est à terre à Collobrières.”

Aussitôt, Jean-François Charrat s’habille et demande au planton de battre le rappel de la troupe. Un gendarme à terre, cela ne peut être qu’Audrey ou Alicia, les deux jeunes femmes qui constituent la patrouille d’alerte. Quelques heures plus tôt, il plaisantait encore avec ces deux militaires sur qui il sait pouvoir compter. 

Audrey Bertaut, un pilier de la brigade

La maréchale des logis-cheffe Audrey Bertaut est un pilier de la communauté de brigades de Pierrefeu, où elle sert depuis 2007. Agée de 35 ans, elle est mariée à un ancien militaire et maman de deux filles, Emma, 12 ans, et Lily, 5 ans. 

Une amitié s’est rapidement tissée entre elle et le capitaine Charrat. Elle doit d’ailleurs passer une partie de ses vacances avec ses filles dans la maison de son commandant d’unité. 

“C’était une femme douce, avec un vrai sens de l’écoute, à l’égard des gens de l’extérieur comme de ses camarades“, se souvient-il. C’est à ces derniers que la généreuse Audrey Bertaut réserve les petits bijoux de fantaisie qu’elle fabrique pour les offrir à ses proches.

Cette “bonne enquêtrice” a très vite sympathisé avec Alicia Champlon, arrivée à Pierrefeu-du-Var, un mois et demi plus tôt, de la brigade de Lançon-de-Provence où elle avait passé dix ans. Célibataire sans enfant et “très compétente”, elle est déjà adjudante à seulement 28 ans. “Elle avait un profil d’officier”, estime Jean-François Charrat.

Le quart d’heure de route vers Collobrières avalé en cinq minutes

Mais il n’a pas le temps de penser à cela en courant vers son bureau, où il arrive en même temps que son adjoint, le major Michel Hainigue. Normalement en vacances, il a aussitôt répondu présent.

Je lui ai demandé de rester sur place pour gérer ceux qui allaient arriver et, après avoir récupéré nos armes, dont les pistolets-mitrailleurs, nous sommes montés à Collobrières en deux véhicules.”

En temps normal, il faut un quart d’heure pour effectuer ce trajet. Il sera avalé en cinq minutes par les cinq militaires. 

A l’entrée du village, ils rejoignent les gendarmes de La Farlède. Le centre opérationnel a appelé sur le site toutes les patrouilles disponibles et leur a fait bloquer les trois issues de la commune. Collobrières est devenu une nasse. 

Dans les rue de Collobrières, un pompier fait signe qu’il n’y a plus rien à faire

Le capitaine Charrat prend la tête des opérations. Il pénètre dans la ville avec deux gendarmes de Pierrefeu. Trois gendarmes de La Farlède empruntent un autre chemin. Les deux groupes convergent vers la place Pasteur.J’ai d’abord vu le gyrophare des pompiers ; puis, un peu plus loin, un jeune pompier penché sur Alicia, qui me fait signe qu’il n’y a plus rien à faire, explique Jean-François Charrat, la voix brisée. Plusieurs balles ont touché la jeune femme. 

Aux fenêtres, des habitants lui indiquent la direction d’un appartement. Il s’y rend aussitôt avec le maréchal des logis-chef Gérard Testanière. Leurs pas résonnent dans les rues de Collobrières, plongées dans un silence saisissant. “L’ambiance était très feutrée, se souvient Jean-François Charrat. Très étroit, l’escalier est monté quatre à quatre. Les deux gendarmes sont “sur les dents, l’arme à la main, prêts à tirer sur tout ce qui bougesur les dents, l’arme à la main, prêts à tirer sur tout ce qui bouge

Sur place, ils trouvent “Audrey, livide, allongée au sol dans une mare de sang“.  Ces gendarmes expérimentés ont trop côtoyé la mort au cours de leur carrière pour se bercer d’illusions ; ils quittent les lieux.

Soudain, la radio crépite: “On les a”.

Dehors, les témoins font état d’un couple en fuite. Les renforts et les autorités arrivent progressivement, et le dispositif de ratissage est confié au capitaine Charrat. “En y repensant, se souvient-il, j’ai l’impression que la traque a duré trente minutes, alors qu’elle a pris quatre heures. Soudain, la radio crépite et le message tant attendu tombe, lapidaire. On les a.” 

Le capitaine Charrat se rend aussitôt sur place. Il découvre Abdallah Boumezaar, torse nu, les mains attachées dans le dos, assis en tailleur au milieu du trottoir. “Il a souvent été décrit comme un colosse, mais ce n’est pas vrai, même s’il mesurait 1,80 mètre pour 80 kilos. En revanche, il était tout en nerfs. On sentait qu’il était dur au mal.” 

Abattu, replié sur lui-même, le captif ne lève pas la tête. Une attitude à cent lieues de celle de sa compagne, “debout dans l’ombre un peu plus loin, entourée de trois ou quatre gendarmes, pleine d’arrogance et de dédain”. Elle s’étonnera de toute cette agitation pour la mort de deux “condés”, s’amusant même à évoquer la série télévisée Les Experts lorsqu’on lui tamponnera les mains pour y déceler des traces de poudre.

Après l’action, le temps de l’émotion

A distance, Jean-François Charrat regarde longuement ce couple terrible, avant de fondre en larmes., explique-t-il. J’étais dans une bulle jusqu’à l’arrestation. Il fallait faire le job, les trouver, accomplir ma mission.” Après coup, son détachement dans l’action le surprendra. Trente ans de carrière laissent des traces. J’ai vu tellement d’horreurs que mon côté professionnel s’est habitué à prendre le dessus.”

Avant de donner l’ordre de partir, le colonel Laurent Bitouzet, commandant le groupement, rassemble autour de lui le patron de la compagnie et tous les gendarmes de Pierrefeu présents. “Nous nous sommes recueillis et le colonel a eu des mots très justes, rappelle le capitaine Charrat. Il nous a annoncé que nous n’allions pas reprendre le service tout de suite et qu’il allait redéployer les effectifs de la compagnie pour nous aider à passer ce dur moment et à remonter la pente."

Jean-François Charrat redescend ensuite de Collobrières vers Pierrefeu avec son adjoint, arrivé entre-temps. Dans le véhicule, le silence est pesant. Le capitaine et le major n’échangent pas un mot durant un trajet qui semble durer une éternité.  

A la caserne, il se rend avec les commandants du groupement et de la compagnie dans le logement d’Audrey Bertaut, où se trouvent son mari et ses parents, déjà informés de la terrible nouvelle. Là encore, il est impressionné par la justesse des mots de son chef pour la famille éplorée. 

Au petit matin, l’envie de “tout arrêter”

Jean-François Charrat retourne ensuite dans son bureau. Seul, dans le silence du petit matin, il tente de “rédiger le compte rendu”, des événements de Collobrières, mais abandonne aussitôt. Il est alors certain d’une chose  : il va “tout arrêter”. 

“C’était un constat d’échec, je me disais que tout était de ma faute. Toute ma carrière, j’ai considéré qu’à partir du moment où on me confiait un commandement d’hommes et de femmes, j’en étais responsable sur les plans matériel et humain. Encore aujourd’hui j’ai ce sentiment de responsabilité. J’étais leur chef et j’aurais dû être devant. La première balle, c’est moi qui devais la recevoir et pas elles.” En revanche, “il y a un seul élément sur lequel je ne me suis jamais autoflagellé: c’est sur le fait d’avoir placé deux femmes en service. Elles-mêmes n’auraient pas accepté que je leur dise de ne pas sortir car la patrouille était composée de deux femmes. Elles m’auraient répondu qu’elles étaient gendarmes avant tout.” 

Revenue en urgence, son épouse lui recommande de ne pas prendre de décisions à chaud. “Elle a dû en parler à certains gendarmes car, à tour de rôle, ils sont pratiquement tous venus dans mon bureau pour me demander de ne pas les lâcher.” 

Dans la caserne au drapeau en berne, la journée du lundi s’écoule au ralenti.

Le soutien de la population

Lors de sa visite, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls leur apprend qu’une cérémonie nationale se tiendra quatre jours plus tard. Surtout, de très nombreuses marques de soutien commencent à affluer. “Des copains m’ont téléphoné, et nous avons reçu, à la brigade, 1.287 mails de gendarmes. Des bouquets de fleurs, des cartes et même des chèques étaient déposés à l’entrée de la caserne. Il y a eu un élan de solidarité extraordinaire”, se souvient Jean-François Charrat.

Hommage de la Nation aux deux gendarmes tuées à Collobrières (Photo Matthieu GUYOT/Essor)

Les gendarmes de La Farlède continuent à traiter le quotidien, “mais tout était plus calme, comme si les brigands eux-mêmes avaient respecté la trêve du deuil”, précise Jean-François Charrat. 

Lire aussi: De nombreux gendarmes réunis à Hyères avant l’hommage national

Dans un premier temps, le soutien des psychologues de Toulon ne suscite pas l’enthousiasme des gendarmes de Pierrefeu. “Après quelques heures, j’ai demandé à la psychologue si tout se passait bien, et elle m’a répondu qu’elle n’avait vu personne… On a toujours peur d’être traité de fou en consultant. J’ai donc décidé d’aller lui parler en me disant que cela aiderait, et d’autres ont suivi.”

Un sentiment d’abandon

Après la cérémonie est venu le temps du deuil dans une unité qui ne se remettra jamais d’une telle perte. D’autant qu’un sentiment d’abandon commence à poindre. “Souvent, le matin, avec mon adjoint, nous nous regardions depuis nos bureaux respectifs en nous disant que nous étions seuls.”  

Jean-François Charrat aurait simplement souhaité une écoute bienveillante. “On ne m’a jamais demandé dans quel état d’esprit je me trouvais. Nous aurions voulu qu’on discute avec nous, qu’on nous demande comment nous nous sentions, si nous pensions pouvoir continuer d’être à la manœuvre.”

Enfermés dans leur deuil, les gendarmes de Pierrefeu ne comprennent pas les injonctions à aller de l’avant. “Le commandant de groupement, qui avait changé au 1er août, ou celui de la compagnie nous disaient souvent qu’il fallait tourner la page”, regrette Jean-François Charrat. 

Jusqu’à la fin de l’année 2012, l’officier accuse le coup. Physiquement, d’abord. La nourriture lui sert de refuge et son embonpoint s’accroît. 
Le début de l’année 2013 marquera un tournant. Il entame simultanément une thérapie dans le civil et réveille une ancienne passion en remontant sur son vélo de course. Un régime strict par-dessus et, en six mois, l’officier perdra 16  kilos. S’il est mieux dans son corps, l’esprit de Jean-François Charrat ne se remettra jamais complètement de ce drame. 

D’autant que les problèmes matériels lui rendent la vie dure. L’effectif de la brigade va fondre. Les deux gendarmes décédées ne sont en effet pas remplacées, tout comme les départs suivants. De juin à décembre, la communauté de brigades passera ainsi progressivement de 27 gendarmes à 20. L’effectif ne reviendra au complet qu’en 2014, deux mois avant le départ à la retraite du capitaine Charrat. 

2015: procès aux assises du drame de Collobrières

Après avoir quitté l’Institution, une nouvelle épreuve s’offre à lui avec le procès aux assises d’Abdallah Boumezaar et d’Inès Farhat, du 10 au 20 février 2015 à Draguignan, devant la cour d’assises du Var.

En tant que président d’honneur de l’association Etoiles bleues, créée peu de temps après le drame par les gendarmes de l’unité pour venir en aide aux familles, il a suivi le procès au plus près. 

Un partenariat entre l’association et la fondation Maison de la Gendarmerie a en effet permis d’accompagner les familles, dont la logistique était prise en charge. “Nous étions quatre membres de l’association avec les familles de 7 heures du matin à 23 heures”, précise Jean-François Charrat. 

Un moment d’autant plus fort que le capitaine en retraite n’était pas moins secoué que les familles par un procès difficile, notamment en raison du comportement d’Inès Farhat. “Elle était vindicative dans ses propos et insolente dans son attitude. Un matin, elle a mis la cour d’assises en retard d’une demi-heure car elle n’a pas voulu sortir de sa cellule avant d’avoir fini de se laver les cheveux”, s’insurge-t-il. 

Dans la salle d’assises déjà bondée de journalistes, de nombreux gendarmes du Var sont venus manifester leur solidarité. “Tous ceux qui pouvaient se mettre en repos ou en permission étaient là”, précise Jean-François Charrat. Le procès du drame de Collobrières s’écoule dans l’émotion jusqu’au verdict.

Après la condamnation, “une page se tourne”.

S’il est satisfait de la condamnation d’Abdallah Boumezaar à la perpétuité assortie d’une peine de sûreté de trente ans, le capitaine Charrat a vécu celle d’Inès Farhat à huit ans de prison sans peine de sûreté comme “un camouflet”“Elle a bénéficié du doute sur le fait qu’elle ait frappé Alicia”, estime-t-il, toujours intimement convaincu de l’implication de la compagne de l’assassin. 

Lire aussi: Meurtre de gendarmes : les doutes sur le rôle d’Inès Farhat persistent

En sortant de ce procès intense, Jean-François Charrat est «vidé» comme s’il avait “couru un marathon”. Il n’a “plus envie de rien”. Durant le week-end, avec sa femme, ils partent marcher sur une plage toute proche. Un beau soleil d’hiver rend supportable le froid mordant. Face à la mer, il s’apaise et ressent enfin le sentiment qu’“une page se tourne”

Le capitaine Jean-François Charrat, en 2018 (M. GUYOT/ESSOR)

Pourtant, s’il a pu retrouver un peu de paix intérieure avec cette décision de justice, il est aujourd’hui encore révolté par la futilité des motifs qui ont conduit à la mort des deux gendarmes sous ses ordres. 

Une aberration que le coupable lui-même a résumée avant que la cour se retire pour délibérer : “J’estime pas être pardonnable […], moi, vous pouvez me mettre toute la vie en prison, j’ai plus envie de voir la lumière du jour.” 

Matthieu Guyot

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