Mardi 22 décembre 2020, au Centre opérationnel et de renseignement de la Gendarmerie (Corg) de Clermont-Ferrand, avenue de la Libération. Dans cet imposant bâtiment gris et beige, cela va être enfin Noël dans quelques jours, après une année éprouvante. Mais alors que les fêtes approchent, les gendarmes sont loin d’imaginer le drame qui va se jouer à une centaine de kilomètres de là, dans la petite commune de Saint-Just.
Alors que la campagne de vaccination contre la Covid commence tout juste, les restrictions sont encore loin d’être levées. Le confinement qu’il a fallu mettre en place en raison de la pandémie est toujours dans les têtes. En 2017, comme le relevait le quotidien régional La Montagne, les 17 gendarmes du Corg du Puy-de-Dôme avaient reçu 95.000 appels. Soit 260 par jour en moyenne.
À 20h43, ce 22 décembre, à la caserne des Salins, le téléphone sonne à nouveau. Au bout du fil, un couple de la région parisienne proche de Sandrine S., une femme qui vit à Saint-Just, un petit village rassemblant une vingtaine de lieux-dits situé dans les hauteurs du Puy-de-Dôme. Le couple est très inquiet. Leur amie leur a envoyé des messages sur l’application de messagerie Telegram pour leur signaler qu’elle a été agressée par son concubin. Il s’appelle Frederik Limol, c’est un informaticien de 48 ans au visage sévère, tout juste agrémenté d’une mouche, cette petite touffe de poils sous la lèvre inférieure. Sandrine a même dû se réfugier sur le toit de sa maison. «Son compagnon est très menaçant», s’alarme le couple. Ce dernier «possède des arme», il «menace de la tuer» ainsi que ses filles. Heureusement, les enfants ne sont pas au domicile. Le forcené a également deux gros chiens, «deux molosses». «C’est un homme qui est très violent, il est armé», avertit Réjane, l’une des deux personnes au téléphone. Son compagnon renchérit : «Faites très attention!» «Il a des Glock, des fusils d’assaut, il est bien équipé, en fait», détaille-t-il. L’homme sait de quoi il parle question armes, il est lui-même fonctionnaire de police.
Au lieu-dit Le Cros, les violences contre Sandrine ont débuté plus d’une heure plus tôt, selon le récit de ses déclarations fait par Le Monde. Tout a commencé vers 19h30, avec de la casse de meubles. «Je vais tous vous tuer», hurle Frederik Limol. Puis il frappe sa compagne au visage avec le canon de son fusil d’assaut, l’attrape et lui cogne la tête contre un placard. Enfin, racontera Sandrine, Frederik Limol lui enfonce la pointe d’une machette sur le torse et sur le cou. Sa compagne s’évanouit. Par miracle, elle arrive à s’échapper par la fenêtre de la salle de bains pour se réfugier sur le toit de la bâtisse. Il est 21h53. Elle parvient à envoyer des SMS aux gendarmes du Corg.
Le Cros est un petit hameau isolé relié par quatre routes, entouré de forêts et de pâturages. Les cinq militaires sur le terrain ne sont pas très loin. Mais leur intervention va tourner au drame. L’adjudant Rémi Dupuis, 37 ans, le gendarme adjoint volontaire Arno Mavel, 21 ans, et le lieutenant Cyrille Morel, 45 ans, vont tomber sous les balles de Frederik Limol. Le GIGN, appelé en renfort, retrouvera le corps du forcené au petit matin, près de son 4×4 accidenté contre un arbre, à un kilomètre et demi environ du hameau. Un pistolet automatique Glock (9 mm) à la main et un fusil AR-15 (5,56 mm) à ses côtés. Il s’est visiblement suicidé.

Les gendarmes ont été méthodiquement ciblés par Frederik Limol, le complotiste surarmé. (Illustration: Zziigg / L’Essor)
FAUCHÉ PAR LE FORCENÉ
C’était «une scène de guerre», une «horreur criminelle», s’émeut le lendemain le procureur de la République de Clermont-Ferrand, Eric Maillaud. Et pour cause: comme l’explique le magistrat, le visage fermé, lors d’une conférence de presse, la maison a été incendiée et «des centaines et des centaines de douilles» ont été découvertes sur place. «On n’ose plus parler de drame parce que c’est avant tout les conséquences d’un crime, de meurtres qui ont endeuillé la Gendarmerie, mais surtout trois familles de gendarmes», rappelle le magistrat. Les militaires ont «mis à l’abri la victime sous le feu de M. Limol, poursuit également Eric Maillaud. C’est dans ce contexte que quatre gendarmes seront touchés par balles», des tirs qui se soldent par la vie de trois d’entre eux, fauchée par le forcené. Ce dernier est armé d’un fusil d’assaut semi-automatique AR-15 équipé d’un silencieux, d’une torche et d’un système de visée laser. À sa ceinture, il a accroché quatre couteaux. «Nous avions affaire à quelqu’un d’extrêmement déterminé à faire un carnage, quelles que soient les personnes qui se trouvent face à lui», résume le procureur.
Au fur et à mesure de l’enquête, la chronologie de l’intervention va être affinée. Le premier appel au Corg de Clermont-Ferrand a été enregistré à 20h43. Selon le décompte de l’avocat de la famille Morel, six minutes plus tard, la Gendarmerie engage l’adjudant Rémi Dupuis, de la brigade de proximité d’Ambert, pour cette intervention. Vers 21h40, les gendarmes du Corg réussissent à entrer en contact avec Sandrine, la compagne réfugiée sur le toit. Elle précise aux militaires que Frederik Limol est armé d’un fusil et d’un pistolet. Les gendarmes demandent alors au lieutenant Cyrille Morel le concours du Peloton de surveillance et d’intervention de la Gendarmerie (Psig) d’Ambert, tandis que d’autres patrouilles sont sollicitées. Dix minutes plus tard, à 21h55, le Psig «Sabre» de Clermont-Ferrand, qualifié pour intervenir en cas d’attentat, est également engagé sur l’intervention. Par radio, les militaires de la patrouille d’Ambert sont mis en garde: ils ne doivent pas activer le gyrophare, l’agresseur étant déterminé et «remonté». Deux négociateurs régionaux sont justement mobilisés pour tenter de le calmer.
Un peu après 22 h, la tension monte encore. Le suspect a démarré son 4×4, un Land cruiser, et y a chargé des affaires. Une odeur de brûlé s’échappe de la maison. Les militaires du Corg demandent aux patrouilles de boucler les lieux, pour éviter que le forcené ne s’échappe. Difficile, à distance, de savoir ce qu’il se passe. À 22h47, le Corg est informé d’un échange de coups de feu important. Huit minutes plus tard, il demande aux pompiers du département l’intervention d’un véhicule de secours suite à la blessure par balle de deux gendarmes, touchés au niveau des cuisses.
À 23h, l’adjudant-chef Cheix, de la brigade de proximité de Saint-Anthème, demande des renforts. Il est sous le feu et vient de poser un garrot sur la jambe d’Arno Mavel. L’adjudant-chef Boyon est également blessé. Quelques minutes plus tard, les unités présentes sur place sont appelées à secourir Sandrine, toujours sur le toit de la maison en proie aux flammes. Elle sera mise en sécurité avant d’être hospitalisée.
À 23h29, le Land cruiser du forcené a pris la fuite. Ce n’est qu’une heure plus tard que le Corg apprendra le décès de Cyrille Morel, Rémi Dupuis et Arno Mavel, touchés aux alentours de 22h45. Il n’y a pas eu «de phase de négociations. Les seuls contacts avec l’intéressé sont les échanges de coups de feu», expliquera plus tard à BFMTV, le colonel Patrice Martinez, le commandant en second du groupement de gendarmerie départementale du Puy-de-Dôme.
«NOS HÉROS»
«Cette nuit, la Gendarmerie a perdu trois des siens, animés par le service de la France. La nation s’incline devant leur courage et leur engagement», salue aussitôt le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. «Ce sont nos héros», rappelle le président Emmanuel Macron. «Trois héros du quotidien qui ont donné leur vie pour sauver celle d’une femme menacée de mort par son conjoint», détaillera, plus tard, le locataire de la Place Beauvau. «Ils resteront à jamais dans nos cœurs et dans nos mémoires» après être allés «au bout de l’engagement». «Ils ont tout donné, jusqu’à leur vie, pour accomplir leur mission, parce qu’ils étaient des gendarmes, parce que c’était leur vocation, parce qu’ils étaient intimement convaincus du sens de leur devoir», résume-t-il.
À titre posthume, les trois militaires sont respectivement promus au grade de gendarme, major et lieutenant-colonel. Ils sont également décorés de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire et cités à l’ordre de la Nation. L’émotion est particulièrement forte. Unis aux victimes par les liens du rugby, les policiers irlandais de Kildare, à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest de Dublin, font part de «leur soutien et de leurs prières». Comme le racontera plus tard le quotidien régional La Montagne, plus de 1.460 lettres de soutien vont parvenir aux gendarmes en quelques semaines.
UN DRAME SANS ÉGAL DEPUIS PLUSIEURS DÉCENNIES
Les militaires du département se portent volontaires pour assister la brigade d’Ambert, décimée. Pour les gendarmes français, ce drame est sans égal depuis plusieurs décennies pour une intervention contre un forcené.
Huit ans plus tôt, la communauté de l’Arme avait été endeuillée par le drame de Collobrières, dans le Var. La maréchale des logis-cheffe Audrey Bertaut et l’adjudante Alicia Champlon avaient alors été tuées par un homme qui s’était emparé de l’arme de cette dernière. Elles intervenaient pour un différend de voisinage.
Dans des circonstances différentes, quatre gendarmes avaient été tués par un commando indépendantiste, en avril 1988, dans l’attaque de la brigade de Fayaoué, sur l’île d’Ouvéa (Nouvelle-Calédonie).
À la Fondation « Maison de la Gendarmerie », les dons affluent en soutien aux trois familles : 8.200 dons totalisent près de 500.000 euros. De l’argent qui ne remplacera pas les disparus, mais va permettre d’aider les familles à se reconstruire et à préparer l’avenir.

Arno Mavel, Rémi Dupuis et Cyrille Morel. La mort tragique des trois gendarmes à Saint-Just va susciter une intense émotion. (Illustration: Zziigg / L’Essor)
PORTRAITS DES GENDARMES TUÉS À SAINT-JUST
Arno Mavel est le plus jeune des trois gendarmes tués par le forcené. Ce jeune homme de 21 ans aux cheveux courts, dont les parents travaillent dans la santé et la restauration, était originaire de Montpellier. Célibataire sans enfants, il servait au Psig d’Ambert depuis le 5 juillet 2018. À l’époque du drame, il venait tout juste d’apprendre une bonne nouvelle: il faisait partie des candidats admis au deuxième concours d’admission dans le corps des sous-officiers de gendarmerie de septembre 2020, le concours interne. Avec un bon classement, 150e sur 1.600. La preuve de ses efforts, souligneront ses proches. Sur les photos de son compte Instagram, on le voit sourire à la vie, entre randonnées dans le désert et photos en vacances ou au billard avec les amis. «Depuis tout petit, il voulait être gendarme», rappelle l’une de ses cousines au quotidien régional Midi libre. Très sportif, Arno était un mordu de course à pied et de trails dans la nature. «C’était quelqu’un qui voyait toujours la vie du bon côté, il m’apportait beaucoup de chaleur dans la vie» expliquera Laura, sa meilleure amie, à RMC.
Rémi Dupuis était, lui, âgé de 37 ans. Ce père de deux enfants –une fillette de 7 ans et un petit garçon de presque 2 ans– était le chef du groupe ‘enquêteurs’ à la brigade d’Ambert. Originaire de Martigues, ce solide gaillard à la belle barbe avait rejoint l’Arme en 2007, en intégrant l’école de sous-officiers de Libourne. Après deux ans à l’escadron de gendarmerie mobile 45/3 de Saint-Amand-Montrond, cet historien de formation avait d’abord travaillé au sein de la Gendarmerie de la sécurité des armements nucléaires (Gsan). Cette petite unité méconnue, qui compte une cinquantaine de personnels, est chargée du contrôle gouvernemental et de la sécurité des armes nucléaires. Cinq ans plus tard, après être devenu Officier de police judiciaire (OPJ) en 2010, l’adjudant avait rejoint la brigade de proximité d’Issoire, dans le Puy-de-Dôme comme enquêteur judiciaire. Il avait enfin été muté, en novembre 2014, à Ambert, où il avait aussi intégré le groupe montagne. «C’était quelqu’un de très sportif», «droit dans ses bottes», se souviendront les gendarmes de Saint-Amand-Montrond. «Il était très impliqué dans son travail et ses missions, il ne faisait jamais d’écart», rapporte également Le Berry, le quotidien régional qui avait interrogé ces gendarmes. «Il aimait la Gendarmerie et appliquait l’esprit de l’Arme dans sa vie de tous les jours.»
Quant à Cyrille Morel, âgé de 45 ans, c’était le commandant en second de la compagnie de gendarmerie départementale d’Ambert. Ce père de deux enfants –deux adolescents de 11 et 15 ans– avait d’abord planché à l’école de sous-officiers de Chaumont. Il sera affecté à Tuchan, dans l’Aude, puis dans le Puy-de-Dôme, successivement à Saint-Amant-Tallende, Combronde et Ambert. En 2005, il monte en grade après avoir réussi le diplôme d’OPJ. Le maréchal des logis-chef devient alors adjudant, avant de réussir le concours d’officier de gendarmerie issu du rang en 2017. Après avoir suivi le cursus de l’Ecole des officiers de la Gendarmerie nationale (EOGN) au sein de la 122e promotion, le nouvel officier au franc sourire prend le commandement de la communauté de brigades d’Ambert. Il sera promu commandant en second de la compagnie deux ans plus tard.
Trois gendarmes sans histoires et bien notés, comme il en existe tant d’autres dans l’Arme.
FREDERIK LIMOL: UN SURVIVALISTE COMPLOTISTE
A contrario, le portrait de Frederik Limol, un «loup solitaire» –ce terme désignant les terroristes qui agissent seuls– glace le sang. Il avait en effet basculé dans le complotisme, l’ultradroite et le survivalisme. Se détournant ainsi de son destin tout tracé de cadre chez le géant du BTP Lafarge, après une grande école d’ingénieurs. «On a la certitude qu’il pratiquait le tir en compétition», rappelle le procureur Eric Maillaud au début de l’enquête. Dans Le Monde, le président d’un club de tir sportif basé dans les Bouches-du-Rhône se souviendra d’un licencié régulier, convivial et «très abordable». Pourtant, ce fils de militaire, lui-même officier de réserve dans un régiment du Train, était un catholique très pratiquant, «presque extrémiste», souligne le parquet. Il fréquentait ainsi «les stages d’entraînement à la survie», «persuadé de la fin du monde prochaine», poursuit le procureur.
Cela explique son arsenal impressionnant. Il avait ainsi acheté un fusil d’assaut AR-15, le frère du célèbre M-16 militaire adopté dans les années 1960 par l’armée américaine. L’AR-15 est une arme de fabrication américaine bon marché – elle coûte quelques centaines d’euros. Aux Etats-Unis, elle est devenue le symbole des défenseurs du port d’armes. Relativement simple d’utilisation, elle a été utilisée à plusieurs reprises lors de tueries de masse, de la fusillade d’Uvalde, au Texas – vingt-deux morts –, au carnage raciste de Buffalo, dans l’Etat de New-York – dix personnes noires tuées. «C’est une arme de guerre» que le forcené «n’avait pas le droit de détenir», signalait un peu vite Eric Maillaud. Par la suite, le procureur remarquera que l’enquête sur l’autorisation de détention d’armes n’avait peut-être pas été assez soignée.
Quelques années plus tôt, l’informaticien avait décidé de changer de vie en se formant à l’élagage. C’est à cette époque qu’il débarque avec Sandrine dans le Puy-de-Dôme. Sa compagne partage ses aspirations d’un retour à la nature, avec un projet centré sur le travail du bois, pour lui, et l’apiculture, pour elle. Si Frederik Limol sait être un joyeux drille, il partait «souvent dans des délires», rapporte au Parisien l’un de ses amis. «Il était un peu dans son monde, il parlait de gens qui manipulent, poursuivait ce dernier. Il disait qu’il voulait protéger sa famille, faire des réserves de nourriture.» Comme beaucoup de Français, le quadragénaire avait été chamboulé par la pandémie du coronavirus. Mais il a sans doute déduit de cette catastrophe planétaire qu’il voyait juste en broyant du noir. «Il disait que, à cause de l’épidémie, les gens allaient se battre entre eux. Qu’ils n’auraient plus à manger et qu’ils viendraient se servir à la campagne», relate, toujours auprès du Parisien, un autre de ses amis.

Le corps de Frederik Limol sera retrouvé au petit matin près de son 4×4, à un kilomètre et demi environ du hameau. (Illustration: Zziigg / L’Essor)
«LES CONNARDS EN COSTARD»
Cela faisait toutefois un moment déjà que l’informaticien, dont la violence était notoire, avait basculé, à coups de vidéos conspirationnistes sur Youtube, comme celles d’Alexis Cossette-Trudel, un influenceur canadien de la mouvance complotiste QAnon. Son cocktail d’idées radicales va du masculinisme à la théorie du Grand Remplacement, en passant par la classique haine des francs-maçons et des Illuminati, une organisation censée contrôler les affaires du monde, selon les complotistes.
À l’école d’ingénieurs, «il était déjà fâché contre le système, contre “les connards en costard”», racontera à BFMTV Emmanuelle, une amie de Paris. L’amateur d’armes fait des cadeaux surprenants. Ainsi, après leur séparation, il offre une radio militaire à Catherine, son ancienne compagne, pour pouvoir communiquer en cas d’effondrement soudain. Alors qu’elle est enceinte – Catherine va accoucher d’une fille en 2013 –, il tente de l’étrangler. Le mariage avait tourné court au bout de quelques jours, quand il avait mis à sac leur appartement et brûlé tous les documents relatifs à leur union. Comme le précise le quotidien du soir, le jugement de divorce, prononcé en 2015, mentionne ses menaces de mort et ses intimidations, de même que ses refus de scolariser, de vacciner ou d’administrer des médicaments à son enfant.
Catherine dépose plusieurs plaintes pour menaces de mort et violences. Aux gendarmes, en juin 2017, elle fait état de coups de poing et de scènes d’une extrême violence, comme quand il aurait suspendu leur enfant par les pieds au-dessus du vide. Deux ans plus tard, elle signale de nouvelles menaces de mort. Chargés de l’enquête, les gendarmes d’Ambert entendent l’ancien compagnon, qui conteste tout.
Ces signalements judiciaires ne tardent pas à faire polémique. La justice avait-elle bien pris la mesure des dysfonctionnements de Frederik Limol? A posteriori, la réponse est évidemment négative. Aurait-on pu faire mieux? Oui, affirment les conseils des anciennes compagnes. «Depuis le début, tout dysfonctionne», regrette dans Le Parisien l’une d’entre elles. «Malgré une main courante et trois plaintes contre mon ex-mari, il ne s’est rien passé. Par contre, lui, a réussi à me faire poursuivre sur citation directe pour abandon d’enfant en trompant un huissier.» Tout en convenant, dans la même interview, que Frederik Limol était «un vrai caméléon, un manipulateur, un type très intelligent qui savait s’adapter selon son interlocuteur: gendarme, huissier, président de club de tir… Même après avoir subi des violences, on avait envie de croire encore en lui». C’était le cas de Sandrine, sa dernière compagne, «sous emprise» selon son avocat. Malgré de nombreuses violences, elle n’avait pas déposé de plainte. Elle signalera après le drame avoir subi «plusieurs années de violences physiques et psychologiques».
Interrogé par La Croix, le procureur de Clermont-Ferrand, Eric Maillaud, défendra le travail de l’institution judiciaire. Ainsi, à propos des violences contre Catherine, il apparaît que ces dernières «n’ont jamais été commises en présence d’un témoin». Qu’aucun certificat médical ne permettait d’attester de coups. «Comme cela arrive dans des affaires de violences conjugales, on se retrouve face à la parole de l’un contre la parole de l’autre. Et c’est difficile alors, pour la justice, d’apporter une réponse pénale», résume le magistrat à la fin décembre 2020. Il a retrouvé une seule déclaration de la plaignante faisant mention du tir sportif en compétition. Si elle avait précisé que son compagnon «était lourdement armé, avec tout un attirail de munitions», cela «aurait pu être un signe d’alerte pour la justice», précise-t-il. Lorsqu’il sera interrogé, plus tard, par BFMTV, le procureur regrettera l’absence de lien établi par la justice entre les trois plaintes de Catherine, en raison d’un traitement «par des services d’enquête différents, qui dépendent de juridictions différentes».
NON-LIEU EN JANVIER 2024
L’enquête judiciaire sur la tuerie proprement dite s’enlise, faute de mises en examen. L’information judiciaire avait été ouverte pour association de malfaiteurs et complicité d’assassinat. Les enquêteurs de la Section de recherches (SR) de Clermont-Ferrand ont suivi deux pistes: celle d’une manipulation par un gourou et celle de la complicité de Sandrine, la compagne, qui avait aidé financièrement le tueur à se constituer son arsenal. Elle «a été victime de faits d’une rare violence et n’a cessé d’appeler au secours», précisera son conseil au Parisien. Les familles des gendarmes tués demandent en vain une reconstitution. Cela aurait permis, signalent les avocats de la famille Mavel, de comprendre comment Sandrine avait pu descendre du toit par l’extérieur, sans l’intervention des secours, et de revenir sur les informations transmises aux gendarmes sur place. En vain.
L’information judiciaire se clôture finalement par un non-lieu, en janvier 2024, confirmé par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Riom, le 22 mars 2024. Faute d’être entendus, les proches de Cyrille Morel et d’Arno Mavel saisissent à nouveau la justice par le biais de plusieurs plaintes. La dernière, contre X pour homicide volontaire, a été envoyée en janvier 2023 au doyen des juges d’instruction du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand. À la demande du parquet, l’affaire a finalement été dépaysée à Cusset, où une enquête préliminaire est désormais toujours en cours. Elle porte sur les chefs d’homicide involontaire et de mise en danger de la vie d’autrui. «On n’arrive pas à faire notre deuil. J’ai décidé de me porter partie civile, car je savais que la Gendarmerie ne voudrait rien nous dire, ni nous expliquer», déplore sur RTL, Séverine Morel, la compagne de l’officier. L’enjeu de cette nouvelle procédure? Faire le point précis sur le déroulement des faits, ce soir tragique de décembre, pour vérifier qu’il n’y a pas eu de faute dans l’engagement des gendarmes. Dans sa plainte, l’avocat de Séverine Morel, Gilles-Jean Portejoie, estime que «le déroulement de la soirée pose question», en dénonçant une situation réelle éludée ou «très partiellement» communiquée aux gendarmes sur le terrain, «avec un déploiement de moyens insuffisants ou tardifs pour gérer le risque objectivement établi». L’un des gendarmes cités dans la plainte signale ainsi avoir pensé qu’il s’agissait d’une simple intervention contre un homme pouvant être difficile à maîtriser à la suite de violences intrafamiliales.
Comme le relève l’avocat, vers 20h50, le Corg présente la situation à l’adjudant Rémi Dupuis en résumant les avertissements des proches de Sandrine d’un lapidaire «le Monsieur apparemment… heu… c’est quelqu’un qui aurait de l’armement, donc faites attention». Moins d’une heure plus tard, le Corg précise à Cyrille Morel que «le Monsieur euh apparemment aurait un… suivant les voisins un… un Glock… à la ceinture et un fusil avec un silencieux». «La dangerosité du forcené et les moyens à mettre en œuvre pour assurer une sécurité adéquate aux militaires engagés» ont été «totalement sous-estimés», conclut l’avocat dans sa plainte.
L’avocat relève également d’autres manquements, comme l’engagement tardif du Groupe d’investigation cynophile (GIC), alors que la présence des deux chiens d’attaque avait été mentionnée plus tôt, et le problème des dotations en équipement de protection.
L’un des gendarmes blessés n’avait ainsi pas pu «revêtir un équipement lourd puisque le véhicule de dotation n’en comptait que deux pour un équipage de trois militaires». Il a survécu «grâce à l’aide et au courage de ses camarades». «L’enquête montre qu’il y a eu des manquements successifs de transmission des informations ce soir-là», résumait également Anne-Laure Lebert, avocate de la famille d’Arno Mavel. «La consigne d’attendre le GIGN n’a jamais été donnée, et on a envoyé sur une scène de guerre un gendarme de 21 ans qui n’avait quasiment jamais manié une arme.»

Me Gilles-Jean Portejoie, l’avocat de Séverine Morel, la veuve de Cyrille Morel. (Illustration: Zziigg / L’Essor)
« KILLEUR DE KEUFS »
Dans un enregistrement fait le soir du drame par Sandrine, la compagne de Frederik Limol, et dévoilé par Le Monde, le forcené avait tout raconté du carnage à venir. Conseillée par une amie, Sandrine avait pris l’habitude d’enregistrer ses crises de violence, des documents qui seront transmis aux enquêteurs après le drame. «Je vais tuer plein de gens, là, maintenant. Je vais tuer tous les gens autour de toi, et toi en dernier», menace-t-il, deux heures avant la tuerie. «Tu peux appeler ton franc-maçon de merde […] Si tu veux, moi, je lui envoie un texto comme la dernière fois pour lui dire que je vais être un killeur de keufs», le terme pour désigner les policiers. Des paroles finalement prémonitoires.
Dans la nuit, les gendarmes du GIGN arrivent sur place. Au petit matin, ils retrouvent la trace du forcené. «Il a fait une sortie de route, il a quitté son véhicule, il s’est adossé à un arbre avec ses armes à portée de main. On pense qu’il attendait les gendarmes pour une confrontation finale», explique à BFMTV l’un des cadres de l’unité d’intervention. Avant de se tirer une balle dans la tête, l’ancien informaticien a piégé son véhicule. L’ouverture de la portière droite devait déclencher le tir d’un fusil.
LES ENSEIGNEMENTS DU DRAME DE SAINT-JUST
Cette tuerie a incité la Gendarmerie à revoir ses méthodes. Un retour d’expérience de l’Arme avait fini par fuiter. Comme le rappellera plus tard l’Inspection générale de la Gendarmerie (IGGN), cela a finalement abouti à «la mise en œuvre d’un vaste plan de protection et de renforcement des moyens d’intervention des militaires de la Gendarmerie, décliné sous l’appellation de plan Saint-Just».
Pour préparer les gendarmes des Psig aux interventions les plus violentes, l’Arme a fait appel à l’armée de Terre, et notamment à la Légion étrangère, pour «rénover» leur formation tactique sous le feu, avec des stages de deux jours. «En termes d’équipement, le déploiement des matériels (HK G36 avec aide à la visée, casque avec visière balistique, monoculaire d’observation nocturne, protections auditives…), dont l’acquisition a été décidée consécutivement au retour d’expérience, sera fléché prioritairement» sur les Psig densifiés, «afin d’améliorer la sécurité des militaires», signalait également l’Arme. Quant aux 3.000 Gendarmes adjoints volontaires (GAV) présents dans les Psig, ils ont été remplacés par des sous-officiers. Une manœuvre d’ampleur qui devait se terminer en 2024. Avec des forcenés «de plus en plus violents», «il faut mettre les gens qui sont les mieux armés pour y répondre» avait expliqué à l’Assemblée nationale, à Paris, le patron des gendarmes de l’époque, Christian Rodriguez.
À Saint-Just et Ambert, des plaques rappellent l’engagement ultime de Cyrille Morel, Rémi Dupuis et Arno Mavel, morts au service de la nation.
Par Gabriel Thierry – Dessins ZZIIGG
Ce récit a été publié dans le numéro 596 de votre magazine L’Essor de la Gendarmerie, paru en décembre 2024. Découvrir le sommaire de L’Essor de la Gendarmerie – n°596











