Apparue dans les années 1970 aux Etats-Unis, la mouvance des "citoyens souverains" s'est exportée en France jusqu'à conduire début avril à l'arrestation d'un homme refusant de se soumettre à un contrôle de Gendarmerie au motif que les lois françaises ne le concernaient pas.
Selon les théories de cette mouvance, l'Etat français n'existerait pas en tant qu'entité publique mais relèverait d'une entreprise de droit privé créée en 1947. Ses adeptes, n'ayant pas consenti à contracter avec cette société, n'auraient alors pas besoin de se soumettre aux lois françaises, évitant ainsi de payer impôts et amendes.
Dans la vidéo du refus de contrôle routier devenue virale, l'homme et sa compagne arrêtés le 1er avril expliquent selon cette logique qu'ils ne "contractent pas" avec l'Etat, ajoutant ne plus appartenir à l'"l'entreprise ‘République française présidence’".
L'homme sera jugé le 1er octobre à Dunkerque pour refus de se soumettre aux vérifications du véhicule et du conducteur, au contrôle d'alcoolémie et de l'usage de stupéfiants, défaut d'assurance et violences volontaires sur un militaire de la Gendarmerie sans incapacité.
Pour ces délits, il encourt jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75.000 euros d'amende.
En 2010, des Américains adeptes de cette mouvance et reprenant une rhétorique similaire avaient abattu deux policiers lors d'un contrôle routier dans l'Arkansas.
Passer par la loi pour contester la loi
"Il n'y a pas de théorie principale, ce sont des gens qui s'appuient sur des arguments pseudo-juridiques pour expliquer que les lois ne s'appliquent pas à eux, qu'ils peuvent refuser des interpellations, que les tribunaux ne sont pas compétents pour les juger car cela supposerait qu'ils aient donné leur consentement", résume Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch.
Contactée par l'AFP, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) explique avoir reçu une "vingtaine de signalements ou de demandes d'information depuis 2020" concernant cette mouvance mais n'avoir pas relevé "d'éléments constitutifs d'une dérive sectaire".
Les "citoyens souverains" réunissent "des profils divers présentant une même détestation de l'autorité et de l'Etat" dont les adeptes "répondent, paradoxalement, par la loi pour contester la loi", soulève Sylvain Delouvée, chercheur en psychologie sociale à l'université de Rennes 2.
Des argumentaires "pseudo-juridiques"
Selon l'expert, les premiers adeptes de ces "argumentaires pseudo-juridiques" ont émergé en France en 2015. Une organisation hétéroclite, le "Conseil national de transition (CNT)", créée la même année, défendait déjà l'idée que "les lois ne sont pas légitimes" et avait appelé à marcher de manière pacifique sur l'Elysée le 14 juillet pour renverser le gouvernement.
"Ces argumentaires basés sur la loi ont ensuite pris de l'ampleur avec la crise des Gilets jaunes", analyse Sebastian Dieguez, docteur en neurosciences et chercheur à l'Université de Fribourg (Suisse). Figure des Gilets jaunes, Serge Petitdemange assurait par exemple que la publication d'un décret en 2016 avait rendu la Constitution caduque, et invalidait l'élection d'Emmanuel Macron.
Quelques années plus tard, cette mouvance s'est manifestée à travers la communauté "One Nation", co-fondée par Alice Pazalmar, explique le spécialiste de l'extrémisme en ligne Tristan Mendès France, évoquant une "hybridation avec le mouvement covido-complotiste". La Française avait notamment appelé à "refuser toute autorité illégitime" allant elle-même jusqu'à déscolariser ses enfants et brûler son passeport.
Si ces discours sont promus en ligne, ils peuvent avoir des conséquences concrètes, note Sebastian Dieguez. L'expert cite l'enlèvement, en 2021, de Mia, une fillette de huit ans dont la mère adhérait à la branche lorraine de "One Nation", par un homme qui appelait "au renversement du gouvernement".
Des groupes spécialisés sur Facebook
Aujourd'hui, ce mouvement est actif en ligne, notamment sur Facebook, où coexistent des dizaines de groupes spécialisés comptant jusqu'à plus de 11.000 membres. S'y côtoient des activistes mais aussi des curieux ou opportunistes, cherchant par exemple un moyen de s'affranchir du règlement de certaines factures ou dettes.
Depuis le mois de mars, plusieurs adeptes rassemblés en un syndicat ont lancé une opération visant, selon eux, à déposer des plaintes dans chacun des tribunaux français. Dans leur viseur : responsables politiques et autres figures d'autorité comme les huissiers de justice, attaqués notamment pour "faux et escroquerie".
Contacté par l'AFP, le syndicat à l'origine des procédures a refusé de transmettre les récépissés attestant du dépôt de ces plaintes et n'a pas souhaité détailler son nombre d'adhérents.
Cette campagne vise à utiliser "les limites de la justice pour l'entraver", selon M. Dieguez, qui relève que l'opération fait l'objet d'une intense communication en ligne.
Filmer ses altercations avec les forces de sécurité pour se poser en lanceur d'alerte
Autre stratégie utilisée par certains membres pour faire connaître les "citoyens souverains": filmer et diffuser leurs altercations avec des figures d'autorité, à l'instar du couple d'adeptes contrôlé dans le Nord. Une stratégie pour se placer en lanceurs d'alertes victimes d'une injustice, et faire du prosélytisme, estiment les experts.
Ils observent une banalisation et une instrumentalisation politique de ces discours de remise en cause de la légitimité des institutions démocratiques, tout en relevant que les sanctions sont rares voire inexistantes. "Depuis Trump, on sait qu'on peut même gagner une élection en jouant sur ce genre d'argumentaire", regrette Rudy Reichstadt.
Par Théo MARIE-COURTOIS et Juliette MANSOUR, de l’AFP