Dimanche 26 juin 2005, la fête bat son plein à Carnoët, dans les Côtes-d’Armor. Cette petite commune de moins d’un millier d’habitants, à la lisière du Finistère, connue désormais pour son site artistique, « la Vallée des Saints », accueille ce week-end-là un événement de taille: un teknival. Dans les champs, plus de 40.000 personnes sont venues danser sur les rythmes lancinants ou frénétiques des musiques électroniques.
Comme aujourd’hui, ce genre de fête est alors source de tensions avec les autorités. Venues de Grande-Bretagne où elles sont apparues dans les années 1990, les free parties, poussées par des sound systems devenus mythiques, comme Spiral Tribe, s’affranchissent volontiers des règles administratives. Un jeu du chat et de la souris qui oppose régulièrement, le week-end, les gendarmes aux amateurs de musiques électroniques. Avec parfois des heurts importants à la clé, comme à l’été 2003, au Faouët, dans le centre-Bretagne, à une trentaine de kilomètres de Carhaix. La rave interdite s’était traduite par une nuit d’émeutes et 28 blessés, dont un jeune ayant eu la main arrachée après avoir voulu relancer une grenade.
UNE DES PREMIÈRES RAVE PARTIES GÉANTES AUTORISÉES EN FRANCE
Pour ce teknival à Carnoët, c’est toutefois différent. Il s’agit en effet de l’une des premières rave parties géantes autorisées en France. Deux ans plus tôt, par exemple, la commune de Marigny, dans la Marne, avait accueilli sur une ancienne base de l’Otan un premier teknival organisé en coordination avec le ministère de l’Intérieur, alors dirigé alors par Nicolas Sarkozy. À Carnoët, le rassemblement a également été autorisé par les autorités. Bretagne oblige, la manifestation s’appelle le «Tek’noz 2005», en référence aux fest-noz, ces fêtes locales. Après une médiation avec la préfecture, les amateurs de sons obtiennent de l’Etat des terres réquisitionnées. Ils ont à cœur de prouver qu’il est possible d’organiser un tel événement avec des équipes de bénévoles. Outre une «charte des sons» pour gêner le moins possible les riverains, ils promettent un ramassage des déchets et un nettoyage du site.
Le vendredi, les premiers teufeurs arrivent. Un millier de gendarmes et de pompiers sont mobilisés pour assurer la sécurité de l’événement. Ils ne restent pas inactifs, en témoignent les comparutions immédiates qui vont s’enchaîner à partir du vendredi pour des ventes de drogue sur le site – de l’ecstasy, de la cocaïne et de la résine de cannabis. Au tribunal, certains des mis en cause assurent qu’il ne s’agissait que d’arnaques aux consommateurs, que les produits qu’il vendaient étant parfaitement inoffensifs. D’autres partent immédiatement en détention. Le dimanche midi, toutefois, une rumeur assombrit considérablement la fête. Il s’est visiblement passé quelque chose de grave, car des gendarmes pénètrent dans la zone.
MEURTRE AU TEKNIVAL
Effectivement, la situation est dramatique : une jeune fille a été tuée. Ce sont deux femmes, Aurélie et Lauriane, qui ont donné l’alerte. Comme l’a raconté la journaliste Célia Laborie dans un article fouillé paru dans l’ancien magazine Trax dédié aux musiques électroniques, les deux amies cherchent un coin isolé pour uriner. Dans une sapinière qui sert de toilettes aux festivaliers, elles aperçoivent des pieds nus. Le corps est couvert de sang. De toute évidence, il ne s’agit pas d’une personne assoupie, mais d’un meurtre. «Les premières constatations révèlent des indices apparents de commission d’un homicide volontaire», déclare aux médias le chef d’escadron Alexandre Korsakoff. La fête prend aussitôt fin et les gendarmes, appuyés par trois escadrons, contrôlent les 40.000 teufeurs et leurs 13.000 véhicules.
«Je suis de permanence à ce moment-là», se souvient Pierrick Pennanec’h, l’ancien patron de la brigade de recherches de Saint-Brieuc, interrogé quelques années plus tard par Le Télégramme. «Je me retrouve envoyé en soutien sur une interpellation en marge du teknival. Des collègues ont repéré des trafiquants de stups. On les interpelle sur une aire d’autoroute et on retrouve 60.000 euros dans la voiture. Deux heures après, la jeune femme est découverte. On part à deux et on prend vite conscience de l’ampleur des faits.»
UNE JEUNE FILLE SPORTIVE
La victime s’appelle Mathilde Croguennec, une fille mince aux cheveux bruns et aux yeux bleus. L’information remonte rapidement car ses deux cousines, Marie-Aude et Sophie, n’ont pas tardé à signaler sa disparition aux gendarmes. «On était avec elle cette nuit et, ce matin, elle n’était pas là», leur rapportent-elles, selon le récit imagé fait par Jean-Marc Bloch et Rémi Champseix dans leur livre Teknival sanglant (Pocket). «On l’a cherchée, on a essayé de l’appeler sur son portable, mais on ne la retrouve pas et c’est bizarre.»
Dans la nuit, Mathilde a régulièrement laissé plusieurs messages à ses proches pour les rassurer. «Je suis complètement à l’ouest mais c’est cool. Je vous fais des bisous», dit-elle, par exemple, dans un message envoyé à ses parents. Cette jeune Bretonne de 18 ans réside alors avec sa mère, son beau-père et sa petite sœur dans une ferme rénovée de Langoat, près de La Roche-Derrien, à une soixantaine de kilomètres de Carnoët. Ses proches se souviennent d’une jeune fille sympa et parfois un peu grande gueule, pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. «C’est une grande sportive, musclée, qui peut se défendre et qui n’a pas le profil de se retrouver dans des mauvais coups», résume sur RTL Me Fanny Colin, l’avocate du père de Mathilde.

Mathilde, 18 ans, était une grande sportive qui adorait l’équitation (Illustration: ZZIIGG / L’Essor)
COUP DE TONNERRE SUR LE TEKNIVAL
Début juillet, dans les colonnes de Ouest-France, le directeur de cabinet du préfet des Côtes-d’Armor avait expliqué comment les choses avaient été prises en main. «Soit on continuait d’ignorer [les rave parties], et tout le monde y perdait : raveurs, riverains, Etat. Soit on décidait d’accompagner, avec le souci de minimiser le risque», déclarait alors Didier Perrocheau. «L’assassinat de la jeune Mathilde a été un coup de tonnerre. On ne peut pas admettre que des jeunes qui vont dans une fête n’en ressortent pas vivants», ajoutait-il.
C’est la première fois que cette étudiante en formation de monitrice équestre, qui vivait au milieu des chevaux, participe à une rave party. «Trois ou quatre fois, on a refusé d’autoriser Mathilde à aller à des raves», se souvient, un an plus tard, son beau-père, Patrick Bolloré, interrogé également par le quotidien régional. «Si on a dit oui pour le teknival de Carnoët, c’est parce que ce rendez-vous était cautionné par l’Etat. Mais la sécurité n’a pas été assurée.»
MISE EN PLACE D’UNE CELLULE
Les gendarmes retracent rapidement le déroulement du week-end de Mathilde. La jeune femme est arrivée sur place le samedi matin avec ses cousines. Elle est également accompagnée de son petit ami, Adrien. Alors que les cousines sont parties vers d’autres murs de son, ce dernier s’endort à ses côtés vers 8h30, au petit matin, après avoir fumé un joint. Une consommation à l’image du week-end psychédélique. Amphétamines, ecstasy, cocaïne et cannabis vont tourner entre les amis. Au réveil d’Adrien, Mathilde, qui a les clés de la voiture, a disparu. Alors, l’esprit bien embrumé, il décide de rentrer en stop.
Après le départ des festivaliers –si tous n’ont pas été identifiés, c’est quand même le cas d’environ 20.000 d’entre eux–, les gendarmes progressent dans leur enquête. Elle est confiée à la section de recherches de Rennes, dirigée par Hubert Bonneau, le futur patron du GIGN, de la région de Bretagne puis de la Gendarmerie. Il est alors lieutenant-colonel. Les gendarmes créent une cellule spéciale, «Homicide 22». Douze enquêteurs sont chargés de retrouver l’assassin.

Les gendarmes vont contrôler l’identité des teufeurs qui quittent le site, une vérification importante pour la suite de l’enquête. (Illustration: ZZIIGG / L’Essor)
UN MEURTRE EXTRÊMEMENT VIOLENT
Le meurtre de Mathilde a été extrêmement violent, leur apprend l’autopsie. Son corps a été lardé de 28 coups de couteau, dont 15 mortels. «Un moment de fureur, de rage explosive», témoignera un médecin légiste, selon une chronique judiciaire du Télégramme. Les coups ont visé tous les organes vitaux, tandis que la carotide a été sectionnée. Mais la mort n’a pas été immédiate. Tout laisse à penser à un crime sexuel : la jeune fille est retrouvée les bras et les jambes écartés, le pantalon et les sous-vêtements sont maculés de sang, précise Le Parisien.
Les gendarmes arrivent à mettre la main sur des indices clés. Il y a cet emballage de préservatif par terre, avec du sang et un ADN masculin inconnu. Et, enfin, ce couteau retrouvé près d’un arbre, parmi 100 tonnes de déchets triés pour analyses. L’arme est un ranger knife, une sorte de couteau de chasse fabriqué à Taïwan. On la trouve dans une centaine de points de vente en France, dont une boutique du Mont-Saint-Michel, « Le Grand Bazar ». C’est le commerce qui en vend, le plus proche du Carnoët. Comme le rappelle le magazine Trax, les gendarmes tentent leur chance et récupèrent des cartons de tickets de caisse. Laborieusement, ils vérifient les montants des reçus portant le prix de vente du couteau. Quand c’est le cas, ils font une réquisition à l’établissement bancaire. Une aiguille dans une botte de foin.
LA BONNE IDÉE DES ANALYSTES
Heureusement, au laboratoire de l’Institut génétique de Nantes-Atlantique (IGNA), les choses avancent davantage. Au début, c’est plutôt décevant. Le sang sur le ranger knife est celui de Mathilde, mais c’est tout. Quelques semaines plus tard, les analystes auront une bonne idée. En démontant le couteau, ils isolent un autre ADN, masculin cette fois. C’est le même que celui retrouvé sur l’emballage de préservatifs laissé près du corps de la jeune femme. Il s’agit vraisemblablement de l’ADN du meurtrier.
Grâce à cette preuve, la mise en cause du petit ami, Adrien, est définitivement écartée. Tout comme celle des habitants du Carnoët, également soumis, au printemps, à un prélèvement ADN demandé par le juge d’instruction Pierre Mesnard. Assez classiquement, l’enquête avait d’abord privilégié les proches et la piste locale. Puisque cela n’a rien donné, la justice s’apprête à lancer une opération d’envergure: demander qu’un prélèvement soit effectué sur les 18.000 hommes recensés sur place le jour du meurtre.
LE PÈRE, MORT DE CHAGRIN
Les gendarmes n’ont pas lésiné sur les moyens. Ils ont identifié les 485.000 communications repérées par les relais de téléphonie mobile. Ils ont entendu 380 témoins présents au teknival, et 190 personnes dans l’entourage de la victime. Les militaires ont également suivi la piste des personnes connues pour avoir commis des violences sexuelles. Celles qui étaient présentes lors du teknival sont entendues. Mais cela ne donne rien. Comme le rappelle Le Parisien, un suspect avoue même aux gendarmes avoir commis un viol durant le festival. Sauf que la victime, non identifiée, n’est visiblement pas Mathilde. Un autre festivalier est interpellé par les gendarmes, le tee-shirt ensanglanté. Mais il s’agit en fait d’un drogué qui s’est blessé en s’injectant de l’héroïne. Soit, en tout, une trentaine de gardes à vue.
La rumeur n’aide pas les gendarmes. On a d’abord entendu au Carnoët qu’il y aurait eu jusqu’à dix décès lors du teknival. Une autopsie a même dû être pratiquée après la mort du père de Mathilde, victime d’une crise cardiaque. Au cas où il s’agirait de représailles, rappelle Le Parisien. «C’était un homme jeune, dans la quarantaine, et il n’était pas malade. Je crois qu’on peut dire sans se tromper qu’il est mort de chagrin d’avoir perdu sa fille unique», signalait sur RTL son avocate, Fanny Collin.
LES PHOTOS PASSÉES À LA LOUPE
Pendant ce temps, les enquêteurs décident d’éplucher les photos prises par les proches de Mathilde durant le teknival. Des images où l’on voit les jeunes faire la fête. Deux clichés intéressent particulièrement les gendarmes. Le premier a été pris le samedi soir vers 23h45. Des amis, dont Mathilde au premier rang, posent avec un homme aux cheveux bruns couverts par une casquette. Ce dernier, qui tire la langue, porte un pull-over rouge. On le retrouve sur une autre photo, prise sept heures plus tard, à l’aube. Cette fois-ci, il est à côté d’un ami de Mathilde. C’est a minima un témoin précieux pour raconter les dernières heures de la victime.
«Nous avons été intrigués par ce visage apparaissant sur des photos prises par des proches de Mathilde et que personne n’était capable d’identifier», racontait Hubert Bonneau au Parisien. «Visiblement, il semblait proche d’elle, mais nul ne pouvait citer le nom ou le prénom de ce garçon. Quand il ne s’est pas présenté de lui-même après diffusion de son portrait, nos soupçons se sont renforcés.» Car le visage de l’inconnu a fait le tour de France. Il est diffusé dans les gendarmeries et les commissariats.
L’appel à témoin, lancé à la mi-février, a été relayé massivement par les amateurs de musique électronique. Il est imprimé sur des affiches diffusées dans les free parties. Après l’envoi de 17.000 e-mails, «entre 700.000 personnes et 1 million» ont été touchées, estimait alors Laurent, alias Loco, le raveur qui a relayé l’information auprès de ses pairs. Il demande également aux personnes présentes de transmettre leurs photos de la soirée à la Gendarmerie. «Elles peuvent nous donner des indices sur les fréquentations de la victime ou même du témoin. Elles seront étudiées avec attention», précisait un enquêteur à Ouest-France.
COUP DE CHANCE À RENNES
A posteriori, l’absence d’identification du témoin semble suggérer deux choses. D’une part, l’homme a peut-être quelque chose à se reprocher. D’autre part, il ne fréquente visiblement pas souvent les free parties. Car dans le cas contraire, il aurait sans doute pu être rapidement identifié par un amateur de musiques électroniques. Une communauté qui a à cœur de permettre à l’enquête d’aboutir, notamment parce que ce crime «corrobore l’image que la société se fait de la free party», déplorait dans Trax l’un de ces fans, investi dans ses soirées. «Les gens voient nos événements comme des lieux de débauche, certains disaient même qu’on pratiquait des rites sataniques. Ça faisait des années qu’on essayait de se battre contre cette image quand le drame est arrivé», ajoutait-il.
La chance finit par sourire aux enquêteurs, ce 23 mai 2006. Ce jour-là, à 170 kilomètres environ du Carnoët, un jeune homme est placé en garde à vue au commissariat de Rennes. Les policiers le soupçonnent d’être impliqué dans une fraude aux tickets-restaurant. Les enquêteurs prennent les empreintes de leur suspect, puis l’écoutent. C’est alors que l’enquête sur le meurtre de Mathilde bascule. «Je connais ce mec, il était marin comme moi», dit en substance leur suspect, en montrant l’avis de recherche du témoin placardé au mur, avec la photo du mystérieux festivalier au pull-over rouge.
ANCIEN MILITAIRE DE LA MARINE NATIONALE
En cherchant un peu, il met un nom sur l’inconnu. Oui, il a navigué avec lui sur le porte-hélicoptères Jeanne d’Arc, le célèbre navire-école de la Marine nationale, durant son service militaire. Il s’appelle Alain Kernoa, dit-il. Le tuyau semble particulièrement intéressant. Le marin a la vingtaine et il semble bien correspondre à la photo. Il était en permission le week-end du teknival et il fait bien partie des personnes identifiées après la fête par les gendarmes. Son téléphone portable a également bien borné au festival. Et surtout, les réquisitions bancaires montrent qu’il a fait un achat dans la boutique du Mont-Saint-Michel quelques jours avant la mort de Mathilde. Selon le magazine Trax, le témoin introuvable a fait pour 82 euros d’achats au Grand Bazar, une somme qui peut correspondre au prix du couteau et d’autres produits.
Enfin, il a été condamné pour exhibition sexuelle en février 2006. Les gendarmes doivent toutefois ronger leur frein. Alain Kernoa est en Pologne quand il est identifié. L’ancien marin, qui avait quitté l’an dernier son poste dans la Marine, voyage avec sa petite amie, originaire de ce pays. Pour l’interpeller, ils attendent son retour à Marseille, où il vient rejoindre sa mère, quelques semaines plus tard.
LE MARIN ATTRAPÉ À MARSEILLE
À Marseille, l’interrogatoire commence. Alain Kernoa, 24 ans alors, se montre un peu inquiet. Va-t-il être en retard pour le mariage de sa sœur, prévu dans deux jours? Oui, commence-t-il par admettre sans difficultés, il était bien présent au tek’noz du Carnoët. Le marin déclare s’y être retrouvé par hasard, après avoir rencontré des inconnus sur une plage à Brest. Au Carnoët, il drague des filles, des tentatives de séduction qui se soldent par plusieurs relations sexuelles, dit-il. Mais quand on lui présente des photos de Mathilde, le jeune homme n’a aucun souvenir. Il ne la connaît pas et ne se souvient pas l’avoir rencontrée. «Sur les deux clichés, je me reconnais, je suis dans un sale état», dit-il aux gendarmes, selon Le Parisien – comprendre que les excès de la fête rendent difficile cette fouille dans les souvenirs.
Pendant ce temps, le résultat des analyses ADN tombe. C’est bien son ADN qui était sur l’emballage du préservatif et sur l’arme du crime. Alain Kernoa change de version. Il raconte désormais qu’il aurait été pris à partie, avec Mathilde, par des punks. Alors qu’il voulait se défendre avec son couteau, l’un des punks aurait réussi à lui prendre l’arme et à frapper Mathilde. Une explication bien commode, qui ne correspond en rien aux résultats de l’autopsie du corps. Alain Kernoa va passer une sale nuit.
«J’AVAIS DE LA HAINE»
Le lendemain, au petit matin, il assure aux gendarmes avoir rêvé d’une femme portant des impacts rouges sur tout le corps. Le jeune homme revient alors sur ses déclarations précédentes. Après avoir embrassé Mathilde dans la sapinière, le prélude à une relation sexuelle consentie, dit-il cette fois, il l’a poignardé au ventre. «Il n’y avait plus que moi, le couteau et la fille» déclare-t-il aux gendarmes, rapporte Le Parisien. «Il n’y avait plus la forêt, plus la musique. J’avais de la haine, de la fureur, de la colère. Je me sentais fort, fort. J’aurais pu casser une pierre avec la main.»
Deux témoins, Gaëlle et Régis, qui témoigneront plus tard, en février 2010, devant la cour d’assises d’appel de Rennes, se souviennent, ce dimanche-là, d’avoir croisé Alain Kernoa. Ce dernier vient en réalité de tuer Mathilde. Il a les «yeux exorbités», selon Gaëlle et Régis, rapporte Le Télégramme. L’ancien marin leur confie s’être pris la tête avec une fille. On ignore s’il faisait bien référence à la victime. «Il avait une tête à ne pas avoir dormi de la nuit», remarque le couple. L’inconnu ouvre alors une bière et, en quelques minutes, il leur raconte sa vie.
ENFANCE HEUREUSE ET FRUSTRATIONS
En apparence, cette vie est relativement banale. Originaire de Marseille, Alain Kernoa a eu «une enfance heureuse», affirmera-t-il plus tard. Si ce fils d’un militaire de la Marine et d’une inspectrice à La Poste a été un élève au parcours tumultueux, il quittera cependant le lycée à 21 ans avec une mention très bien au baccalauréat professionnel, option électronicien. «Mon éducation, je l’ai principalement faite sur des jeux vidéo», précise-t-il lors d’une audience. Une passion dévorante, embrassée à la fin de la maternelle, vers 5 ans, et devenue la base de sa vie.
Selon sa mère, «Alain était un enfant sage, affectueux, obéissant». Mais, poursuit-elle, sa petite taille «le faisait souffrir dans la cour de récréation», malgré un traitement par hormones de croissance. Autre frustration pour Alain Kernoa: il aurait préféré faire un BTS informatique, sa passion, et non ce BTS électronique qu’il laissera tomber pour finalement s’engager dans la Marine, sur le navire école Jeanne d’Arc, basé à Brest. Il quittera l’institution quelques années plus tard.
MAUVAISE RÉPUTATION
Dans la Royale, il devient quartier-maître de deuxième classe, l’équivalent de caporal ou brigadier. Alain Kernoa n’y a pas vraiment bonne réputation. En témoigne cette réponse spontanée d’un jeune chef de bordée, rapportée par Le Télégramme. «T’es au courant pour Kernoa?», lui demande-t-on par SMS au printemps 2006. «Quoi, il a violé une fille?», répond aussitôt le militaire.
Dans la Marine, Kernoa a en effet plusieurs surnoms: «K boutique» pour son goût du commerce, mais aussi «le pédophile». Le jeune homme est suspecté par ses camarades de courir les prostituées, une fois à terre, en Asie ou en Afrique. Des femmes qu’il assimile à de la «viande», toujours selon les marins. Certains s’interrogeront même sur une possible agression sexuelle lors d’une escale. Ses anciens camarades soupçonnent enfin Alain Kernoa, ce marin renfermé qui ne fume pas et ne boit pas, d’être un brin mythomane quand il brode autour de la mafia corse et marseillaise. Ou quand il s’accuse, courant 2005, du meurtre de Mathilde.

En mai 2006, un jeune homme placé en garde à vue à Rennes reconnaît, sur un avis de recherche placardé sur un mur du commissariat, l’homme que traquent les gendarmes. C’est un ancien marin de la Royale. (Illustration: ZZIIGG / L’Essor)
PAS DE SOUVENIRS
Les deux procès aux assises, à Saint-Brieuc, en septembre 2008, et en appel à Rennes, en février 2010, devaient être l’occasion de comprendre enfin les rouages de ce crime sordide. Mais les proches de Mathilde vont être déçus.
À son premier procès, l’accusé s’explique tout d’abord sur ses relations avec les femmes. Il conteste avoir couché avec des mineures ou agressé quiconque, comme le suggèrent ses anciens camarades dans la Marine. Avant de se vanter d’avoir couché avec «200 filles», «normal en dix ans». Les jurés apprendront enfin qu’il avait fait des recherches sur Internet sur la drogue du violeur, le GHB, pour savoir comment la fabriquer. Simple curiosité, rétorque-t-il.
À l’audience, il raconte être venu au teknival pour y faire un maximum de rencontres. Selon son décompte, il aurait eu ainsi quatre relations sexuelles durant la nuit. Il croise également à plusieurs reprises Mathilde. La première fois, il lui demande son numéro de téléphone. L’ancien marin la revoit au cours de la nuit. Puis il est auprès d’elle quand, au petit matin, elle se lève pour aller faire pipi dans les bois. Soit une invitation à avoir un rapport, pour Alain Kernoa.
Dans la sapinière, explique l’accusé, ils se font des bisous et des étreintes. Puis il frappera violemment Mathilde avant de l’égorger. «Sans savoir pourquoi, je l’ai attaquée avec un couteau. Mais je ne voulais pas lui faire de mal», explique l’accusé. Il tente ensuite de la violer –c’est à ce moment qu’il essaye d’enfiler le préservatif– alors que la jeune femme agonise. Après s’être coupé au doigt, il jette son couteau et s’enfuit. «À la base, je n’ai pas de souvenirs», raconte-t-il de manière confuse aux magistrats lors de son second procès, des propos rapportés par Libération.
«COMME DANS UN JEU VIDÉO»
«Je perds le contrôle de moi-même. Je ne sais pas ce que je fais. Ce n’est pas Mathilde que j’attaque. Il y a quelque chose qui m’a fait peur, mais Mathilde n’est pas une menace.» Son avocat, le ténor Me Eric Dupond-Moretti, l’arrête. «On a dû mal à vous suivre», remarque-t-il. «Il y a des choses, c’est comme un bouclier psychologique. Le casser, ça reviendrait à un suicide mental», répond l’accusé. Appelés à la barre, des experts se montrent dubitatifs. L’accusé parle du crime comme d’un film, relève un premier psychiatre. Son amnésie est «défensive», poursuit un second.
Un procès en appel également marqué par une bourde, finalement sans conséquences juridiques, du directeur d’enquête. Entendu par visioconférence, l’officier lit ses notes, une pratique qui doit être expressément autorisée par la cour.
Quoi qu’il en soit, devant le juge d’instruction déjà, l’accusé avait employé des termes étranges: il avait la haine «comme un nazi», «une vraie charge olympique». Aux gendarmes, il avait également expliqué s’être senti «en position d’observateur, comme dans un jeu vidéo». Une passion dévorante du jeu d’infiltration «Mortal Kombat» à «Metal Gear» expliquerait son crime, suggère l’accusé. «Il a passé énormément de temps à jouer aux jeux vidéo et à lire des mangas ultraviolents», remarque auprès du magazine Trax sa première avocate, Me Béatrice Dupuy. «Quand je venais le voir en prison, il me parlait de super-pouvoirs, de Zelda, poursuit l’avocate. Pour moi, ce n’est pas un prédateur. L’alcool, la musique, le contexte l’ont sûrement amené à passer à l’acte». C’est un solitaire, mais ce n’est pas Guy Georges, ni Michel Fourniret, résume-t-elle.

Me Eric Dupond-Moretti, l’avocat en appel d’Alain Kernoa. (Illustration: ZZIIGG / L’Essor)
UN PRÉDATEUR POUR LES PARTIES CIVILES
L’accusation et les parties civiles ne voient pas le déroulé des événements du même œil. Alain Kernoa déteste la musique techno, pointe d’abord l’avocat de la famille de la victime, Me Hubert Soland. «Vous y allez parce que vous pensez que les filles droguées sont faciles», poursuit-il à destination de l’accusé, cité par Ouest-France. «Pour chasser avec un couteau acheté deux jours avant.» Une arme censée être un simple souvenir ressemblant aux armes de ninja que l’on peut retrouver dans des mangas.
«Nous pensons plutôt qu’il a flashé sur Mathilde et qu’il a profité qu’elle aille aux toilettes dans la sapinière pour la suivre», raconte également au magazine Trax, Fanny Colin, l’avocate du père de Mathilde. Après avoir essuyé un refus, «il a peut-être été pris d’un accès de violence parce qu’elle s’est refusée à lui: il était complexé, avait du mal à séduire les femmes», poursuit l’avocate. Soit le portrait d’un prédateur qui a patiemment suivi sa cible après l’avoir repérée la veille. «C’est un pervers au sang froid qui, après avoir assassiné Mathilde, déplace le cadavre pour le mettre à l’abri des regards, essuie la lame de son couteau, se nettoie, et part boire une bière avec un couple de festivaliers pour se donner un alibi», abonde l’avocat Hubert Soland.
LE COMPORTEMENT ÉTONNANT DU PETIT AMI DE MATHILDE
Il reste un autre point flou dans cette tragique affaire. «Il ne nous dit pas tout», signale ainsi Hubert Soland à propos d’Adrien, le petit ami de Mathilde. Comme le rappelle alors Le Télégramme, ce dernier jouait pourtant gros. Sans l’ADN, il aurait été le coupable idéal.
Le jour du crime, son comportement étonne. Alors que la rumeur bruisse de la découverte d’un corps, il part seul du tek’noz en stop, en laissant derrière lui les cousines de Mathilde, inquiètes, et sa voiture. Il s’emmêle les pinceaux, disant à l’un que sa petite amie est partie dormir dans sa voiture, à l’autre qu’il a ramené la jeune fille chez sa grand-mère. Et quand il remet aux parents le sac à dos de Mathilde, il paraît bien détaché. «J’étais dans les vapes», expliquera-t-il plus tard sans vraiment convaincre.
TRENTE ANS DE PRISON
Il reste que, pour l’accusation, le mobile de ce crime est limpide. Même si Mathilde est sans doute moins vigilante à l’issue d’une nuit d’excès et de fête, elle a vraisemblablement refusé d’avoir un rapport sexuel avec Alain Kernoa dans la sapinière. Le marin sort alors son couteau. «Il lui porte d’abord deux coups de couteau dans le ventre», précise l’avocat général, Antoine Loussot, au premier procès. «À ce moment, M. Kernoa peut prendre la fuite. S’il s’arrête à ce stade, c’est un meurtre. Mais il la rattrape et poursuit son action. Alors, le meurtre devient un assassinat.»
Aux assises de Saint-Brieuc, l’accusé, jugé coupable d’homicide volontaire avec préméditation et tentative de viol, est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Cette peine sera ramenée, deux ans plus tard en appel, à trente ans de réclusion criminelle assortie d’une peine de sûreté de vingt ans. Une décision plus clémente, qui s’explique par l’absence de préméditation, celle-ci n’ayant pas été retenue par la cour.
Par Gabriel Thierry – Dessins ZZIIGG
Ce récit a été publié dans le numéro 593 de votre magazine L’Essor de la Gendarmerie, paru en septembre 2024. Découvrir le sommaire de L’Essor de la Gendarmerie – n°593










