<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le gendarme Nivel, laissé pour mort par des hooligans allemands

Photo : Juin 1998 : en France, la fête de la Coupe du monde de football est gâchée par l’agression violente d’un gendarme mobile, Daniel Nivel, par des hooligans allemands. (Illustration: Zziigg / L'Essor)

1 juin 2024 | Les récits de L'Essor

Temps de lecture : 17 minutes

Le gendarme Nivel, laissé pour mort par des hooligans allemands

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Les images de cette agression sauvage ont fait le tour du monde. En 1998, lors d’un match du Mondial de football, à Lens, dans le Pas-de-Calais, le gendarme mobile Daniel Nivel est laissé pour mort après avoir été agressé par des hooligans allemands.

Ce 21 juin 1998, cela fait onze jours que la Coupe du monde de football a débuté en France. La grand-messe planétaire du ballon rond est fiévreusement attendue dans l’Hexagone. Les «Bleus» n’ont en effet jamais remporté le prestigieux trophée. Pire, il y a quatre ans, ils étaient même absents de la précédente édition aux États-Unis, après avoir été éliminés au dernier moment, lors de la phase qualificative, par la modeste équipe bulgare. Mais pour l’instant, la compétition a bien commencé pour les Bleus, dans le groupe  C. L’équipe du sélectionneur Aimé Jacquet –un ancien joueur des Verts, un taiseux qui a travaillé en usine avant de gagner sa place sur le terrain– a d’abord gagné contre l’Afrique du Sud, avant de se défaire facilement de l’Arabie saoudite.

Dans le groupe  F, l’Allemagne, l’un des autres favoris du tournoi, a d’abord supplanté les États-Unis. Elle doit désormais, le 26 juin, se mesurer à la Yougoslavie, qui a battu d’une courte tête l’Iran. Le match a lieu à Lens, au stade Félix-Bollaert. L’une des enceintes mythiques du foot français. Son public, qualifié longtemps de meilleur de France, est célèbre pour sa chaleur et sa ferveur.

Les gendarmes mobiles vont évidemment voir la fête de loin. Pour ce grand événement sportif, l’Intérieur a annoncé une large mobilisation: 20.000 policiers et gendarmes doivent sécuriser le Mondial de football. Trois menaces ont été identifiées. Sans surprise, il s’agit de la délinquance –les spectateurs pourraient être ciblés par des voleurs, par exemple–, du hooliganisme et du terrorisme. Les forces de sécurité sont déployées dans les dix villes qui accueillent des matchs. Il y a aussi les lieux d’hébergement et les terrains d’entraînement à protéger, ainsi qu’une flopée de sites sensibles. Les policiers et les gendarmes ne sont pas les seuls sur le pont. Des magistrats doivent être également présents lors des matchs pour accélérer la réponse pénale.

Enfin, la Place Beauvau assure beaucoup miser sur la coopération internationale. Des policiers étrangers sont en effet venus d’un peu partout en Europe pour surveiller «leurs supporters». Il s’agit de repérer au plus vite des hooligans venus se mêler aux spectateurs en vue de gâcher la fête. Comme à Marseille, quasiment une semaine plus tôt, le 15 juin. Au stade Vélodrome, le match à haut risque entre l’Angleterre et la Tunisie se passe bien. L’ancien colonel de gendarmerie Jean-François Falcou est alors responsable de la sécurité du Vélodrome. Mais à l’extérieur, il y a du grabuge. Parmi les 10.000 supporters anglais venus dans la cité phocéenne, environ 400 sont là pour en découdre. Le week-end se solde par des émeutes et plusieurs dizaines de blessés, comme ce jeune Anglais atteint à la carotide d’un coup de couteau –ou d’un tesson de bouteille, les versions divergent.

LA POLICE ALLEMANDE INQUIÈTE

Quelques jours plus tard, à Lens, pour le match Allemagne-Yougoslavie, la police allemande prévient: il va sans doute y avoir aussi de la casse. Sept cents gendarmes et policiers sont mobilisés. Mais les choses commencent mal dès le samedi soir, la veille du match. Puis, le dimanche, des bagarres éclatent dans le quartier de la gare. Après des premiers face-à-face, une centaine de hooligans allemands, qui n’ont pas de billets pour la rencontre, commencent à s’attaquer aux forces de sécurité dans l’après-midi.

L’un des protagonistes de ce tableau désolant s’appelle Danilo. Ce jeune de 21 ans, originaire de l’ex-Allemagne de l’Est, s’illustre en arrachant un pan du store d’un commerce, rapporte Libération. Il sera rapidement arrêté et condamné, le lendemain, à trois mois de prison ferme.«Il a été excédé par le fait de ne trouver aucun moyen de changer des marks en francs, plaide son avocat. Il se serait seulement laissé entraîner par l’atmosphère de liberté et de chaos qui régnait dimanche.»

Armés de chaises, de barres de fer ou de mobilier urbain, les hooligans ont en effet semé la terreur dans les rues de la ville du Pas-de-Calais. «Nous avons tous été surpris par l’incroyable violence de ces petits groupes, racontait un gendarme. Rien ne semblait pouvoir les arrêter.» Le préfet du Pas-de-Calais, Daniel Cadoux, remarquera plus tard que les meneurs des hooligans étaient plutôt sobres, et qu’ils étaient équipés, par exemple, de protège-dents pour aller à la castagne. Certains ont aussi des armes blanches. D’autres enfin paradent dans les rues en criant des saluts nazis – «Sieg Heil» ou «Heil Hitler»–, donnant à l’émeute, selon les militaires, des airs d’opération mûrement réfléchie. Ces hooligans ne sont pas des perdreaux de l’année.

Quelques jours plus tard, un inspecteur de police allemand témoigne à la barre du tribunal correctionnel de Béthune. Kranz, ce chômeur de 20 ans originaire de Hambourg? «Je le connais depuis longtemps, il a déjà été condamné en Allemagne et interdit de stade», rapporte Libération. Et de décrire la tactique des hooligans: faire en sorte d’égarer les forces de l’ordre en se dispersant et en changeant de vêtements régulièrement.

Rue Romuald-Pruvost, à Lens, le gendarme mobile est frappé violemment à la tête, à plusieurs reprises, après avoir été pris à partie par une trentaine de hooligans allemands. (Illustration: Zziigg / L'Essor)

Rue Romuald-Pruvost, à Lens, le gendarme mobile est frappé violemment à la tête, à plusieurs reprises, après avoir été pris à partie par une trentaine de hooligans allemands. (Illustration: Zziigg / L’Essor)

UN PÈRE DE DEUX ENFANTS

Ce jour-là, à Lens, les violences se succèdent entre le stade Félix-Bollaert et le centre-ville. C’est alors qu’arrive le pire. Un gendarme mobile est frappé violemment à la tête à coups de barre de fer. Il est dans le coma. Ce gendarme, c’est le maréchal des logis-chef Daniel Nivel, un homme de 43 ans, père de deux enfants. Avec deux autres militaires, il est chargé de surveiller un car de gendarmerie, rue Romuald-Pruvost. Alors que le match France-Allemagne vient de se terminer par un nul (2-2), une trentaine de hooligans font irruption dans cette rue typique de la région, avec ses habitations de brique rouge. La vie de Daniel Nivel bascule.

Très rapidement, l’hebdomadaire Der Spiegel retrace, à partir de l’enquête policière allemande, le cours dramatique des événements. Visiblement, trois hooligans allemands se sont d’abord réfugiés dans la rue pour échapper à la police. Ils commencent à bousculer les trois gendarmes, puis sont rejoints par une vingtaine de casseurs. Daniel Nivel est frappé avec un panneau publicitaire. À genoux, il perd son casque. L’un des vandales prend son élan et le frappe violemment. Le gendarme tombe à terre et les hooligans s’acharnent contre lui, en le frappant au sol avec son lanceur de bombe lacrymogène, comme s’ils voulaient le tuer. Les images de ces violences insensées font le tour du monde. Même si les téléphones intelligents n’existent pas encore, des témoins ont pu prendre des photos.

Aussitôt après la tentative de meurtre, Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Intérieur, salue le courage de Daniel Nivel. «Cet homme a  été victime d’une attaque préméditée par des gens qui sont des casseurs professionnels, qui viennent pour semer la violence, qui n’ont pas de billet, que le match n’intéresse pas vraiment», s’indigne-t-il, cité par Le Progrès depuis Saint-Cyr-au-Mont-d’Or où il s’était rendu pour la cérémonie de sortie de la dernière promotion des commissaires. «Le rôle de la police consiste à lutter contre ces personnes sans détruire la fête. Il y a un équilibre à tenir. Actuellement, des dizaines de hooligans ont été condamnés à des peines de prison assez lourdes, qui leur feront passer l’été au frais.» La ministre des Sports, Marie-George Buffet, signale également sa peine et son indignation «devant cette colère absurde, que rien ne peut justifier».

Laissé pour mort par des hooligans allemands qui venaient de le tabasser, en s'acharnant comme s'ils voulaient le tuer, en marge d'un match de la Coupe du monde de football, le 21 juin 1998, le chef Daniel Nivel n'a dû sa survie qu'à un miracle. (Illustration: Zziigg / L'Essor)

Laissé pour mort par des hooligans allemands qui venaient de le tabasser, en s’acharnant comme s’ils voulaient le tuer, en marge d’un match de la Coupe du monde de football, le 21 juin 1998, le chef Daniel Nivel n’a dû sa survie qu’à un miracle. (Illustration: Zziigg / L’Essor)

LES HOOLIGANS, UN FLÉAU DU FOOTBALL

Daniel Nivel est en fait la dernière victime d’un fléau bien connu, le hooliganisme. Comme le rappelaient, dans un article de recherche, les universitaires Dominique Bodin, Luc Robin et Stéphane Héas, cette calamité concerne quasi exclusivement le football. Le problème est d’abord apparu dans la Grande-Bretagne des années 1960, où l’on voit poindre des violences concomitantes à des matchs de football. En soi, ce n’est pas nouveau, il y a des bagarres autour des rencontres depuis la fin du XIXe siècle. Mais ces affrontements semblent désormais moins spontanés, et ne trouvent pas leur origine dans les matchs. On va finir par appeler leurs auteurs des « hooligans », après un bon mot d’un journaliste surnommant ces spectateurs violents des «hooligan», du nom d’une fameuse famille irlandaise décapitée à l’ère victorienne. L’appellation devient vite synonyme de jeunes Anglais portés sur la délinquance et l’alcool.

Le grand public découvrira ensuite le hooliganisme après le drame du Heysel. Le 29 mai 1985, les clubs de Liverpool, en Angleterre, et la Juventus de Turin, en Italie, s’affrontent en finale de la coupe d’Europe des clubs champions. Le match a lieu à Bruxelles. Une rencontre sous tensions: un match précédent, un an plus tôt, le 30 mai 1984, entre l’AS Roma et Liverpool, s’était soldé par la victoire de Liverpool aux tirs au but et par… une quarantaine de blessés.

Ce 29 mai 1985 à Bruxelles, alors que les supporters des deux équipes attendent, chacune dans sa zone, le début du match, des Anglais arrivent à s’introduire parmi les supporters italiens. Ce qui crée une bousculade dramatique, alors que des grilles de sécurité empêchent les supporters de quitter leur zone. Le drame est diffusé en direct à la télévision. Trente-neuf personnes vont décéder, essentiellement des Italiens, tandis qu’on compte plus de 600 blessés. Sur le plan judiciaire, la catastrophe se solde par la condamnation de quatorze supporters de Liverpool par la justice belge. Côté sport, les clubs anglais sont exclus des compétitions européennes pendant cinq ans.

Les hooligans, un « attrait pour la bagarre et la recherche d’adrénaline » (Anthony Lahmal, officier de gendarmerie)

Cette tragédie sera suivie, quatre ans plus tard, d’un autre drame encore pire, celui de Hillsborough, avec 96 morts et 766 blessés lors d’une demi-finale de la coupe anglaise opposant Liverpool à Nottingham Forest. Le hooliganisme n’est toutefois pas qu’un problème anglais. Partout en Europe, que ce soit en France ou en Allemagne, on voit émerger des formes de violences similaires, parfois passées sous silence par les médias –il ne faut pas ternir l’image de la fête du football–, soit au contraire trop médiatisées, encourageant ainsi le phénomène –des journalistes anglais créent une «ligue des voyous» pour stigmatiser les exactions des groupes, qui vont alors chercher à prendre la tête de ce classement informel.

Ces gangs savent d’ailleurs s’adapter. En réponse à la riposte des pouvoirs publics, les hooligans se délestent de tout signe distinctif. Ils deviennent ce qu’on appelle des «casuals», pour passer inaperçus. «Ce qui caractérise l’activité des hooligans, c’est cet attrait pour la bagarre, la recherche d’adrénaline qu’elle procure et le prestige qui en résulte», résume l’officier de gendarmerie Anthony Lahmal, dans son mémoire préparé à l’EOGN de Melun.

Markus Warnecke, le hooligan allemand, sera jugé pour l’agression par la cour d’assises de Saint-Omer. (Illustration: Zziigg / L'Essor)

Markus Warnecke, le hooligan allemand, sera jugé pour l’agression par la cour d’assises de Saint-Omer. (Illustration: Zziigg / L’Essor)

LA RÉPONSE DES POUVOIRS PUBLICS

À l’époque de l’agression de Daniel Nivel, la France est encore relativement démunie pour lutter contre ce fléau. Comme le rappelait en 2016 le député Guillaume Larrivé, un premier dispositif juridique est mis en place en 1993, avec la création de la peine complémentaire d’interdiction de stade. Elle est étendue, en mars 1998, aux infractions en relation directe avec une manifestation sportive, commises à l’extérieur de l’enceinte proprement dite. En 1995, les organisateurs sont également sommés de mettre en place des services d’ordre qui, à partir de 2003, peuvent procéder à des palpations sous le contrôle d’officiers de police judiciaire.

Il faudra attendre la moitié des années 2000 pour que la réponse des pouvoirs publics s’accélère. En 2006 est mise en place l’interdiction administrative de stade, dans la main du préfet, et une procédure de dissolution administrative des groupements de supporters racistes ou violents. À partir de 2010, ces groupes peuvent également être suspendus. L’année suivante, la peine d’interdiction de stade est complétée par une obligation de pointage au commissariat ou en gendarmerie le jour des matchs. Une époque marquée par une succession de drames. Un supporter du PSG, Julien Quemener, est tué en 2006 par un policier en civil défendant un supporter de confession juive agressé par des supporters parisiens. Puis, toujours en lien avec Paris, c’est Yann Lorence, un membre du Kop Boulogne parisien, qui meurt en février 2010 des suites d’un affrontement en marge d’un match entre le PSG et l’OM.

Un an plus tôt, la police avait pourtant créé la Division nationale de lutte contre le hooliganisme, rattachée à la Direction centrale de la sécurité publique. Cette structure est chargée de coordonner le renseignement, d’identifier les personnes violentes et d’aider les préfets. Un renforcement de l’arsenal préventif et répressif bienvenu pour le député Larrivé. Avec la mobilisation des organisateurs, il a permis «une pacification des stades et de leurs abords».

D’autres parlementaires ne sont pas du même avis. En mai 2020, les députés Marie-George Buffet et Sacha Houlié dénoncent dans leur rapport «l’échec de la politique du tout répressif», rappelant que de nombreux supporters ont le sentiment d’être des citoyens de seconde zone, victimes de lois d’exception. Une partie des mesures mises en place après ces drames «a eu pour effet de sécuriser les enceintes sportives et les manifestations qui s’y déroulent», conviennent cependant les deux députés. «La très grande majorité des gens qui vont voir les matchs de foot viennent juste pour supporter leur équipe, faire la fête et assister à un beau spectacle», résumait, auprès du magazine So Foot, Thibaut Delaunay, le chef de la Division nationale de lutte contre le hooliganisme. «Il faut qu’on arrive à traiter la minorité qui pose problème et qui a des comportements inacceptables dans les enceintes de football.»

LE BESOIN DE COMMUNIQUER ENTRE POLICES

Un travail qui demande une connaissance fine. C’est ce qui explique la mise en place, pour l’Euro 2016 organisé en France, d’un centre de coopération policière internationale par le ministère de l’Intérieur. Il est alors basé à Lognes (Seine-et-Marne), avec 180 policiers venus des pays participant à l’Euro. «Lorsqu’on accueille une compétition internationale mettant aux prises 32 ou 24 nationalités différentes, il est nécessaire d’être en mesure de communiquer avec les supporters de chacun de ces pays. Or, en 1998, c’est ce qui avait cruellement manqué aux forces de l’ordre, à l’image des forces de sécurité à Marseille qui ne pouvaient échanger avec les supporters anglais», relève Anthony Lahmal dans son mémoire.

La sécurisation de ce genre de grands événements sportifs pose également la question de la protection des personnels. Renforcer «l’armure» des mobiles, c’est prendre le risque de les transformer en robocops et de susciter la crainte ou le rejet du public. Comme le rappelait un rapport de l’IGGN, le général Jean-Régis Véchambre estimait ainsi que ce genre de tenue, «faute de modularité, interdit gradualité et réversibilité». À l’inverse, les partisans de l’apaisement privilégient une tenue dépouillée des éléments jugés agressifs, rappelait également ce rapport. Tout en soulignant que «si la tenue Footix du mondial de football 1998 témoigne de l’intérêt de cette approche, l’affaire du gendarme Nivel, agressé par des hooligans, rappelle aussi la vulnérabilité d’un personnel sous-équipé».

Selon un rapport d’avril 2024 de la Cour des comptes, le nombre de gendarmes mobiles et de gardes républicains blessés à la suite d’une agression, lors d’une opération de maintien de l’ordre, est en hausse ces dernières années, passant de 41 en 2015 à 169 en 2022.

LA VIE DES NIVEL A BASCULÉ

Revenons à Lens après l’agression sauvage de Daniel Nivel. L’enquête va progresser très vite. Deux hooligans allemands, Markus Warnecke, 27 ans, et Karl-Heinz Elschner, 26 ans, arrêtés, sont aussitôt mis en examen pour tentative d’homicide volontaire et violences volontaires. Le premier est un colosse tatoué de 120 kilos. Il a été interpellé alors qu’il tenait encore à la main la barre de fer utilisée pour frapper le gendarme, relate Le Parisien.

En Allemagne, quatre autres hooligans vont également être mis en cause par la justice. Selon les premiers éléments de l’enquête, Christopher Rauch aurait d’abord jeté à terre Daniel Nivel. Puis Andre Zawacki, Franck Renger et Tobias Reifschläger, des hommes entre la vingtaine et la trentaine, auraient frappé pendant de longues minutes le gendarme à terre.

Lorette Nivel au côté de son époux. Son attitude courageuse sera saluée, notamment par le président de la fédération allemande de football. (Illustration: Zziigg / L'Essor)

Lorette Nivel au côté de son époux. Son attitude courageuse sera saluée, notamment par le président de la fédération allemande de football. (Illustration: Zziigg / L’Essor)

Ce 21 juin 1998, la vie des Nivel a basculé. «Lorsque j’ai retrouvé mon mari, ce soir-là, les médecins m’ont dit qu’il n’y avait plus d’espoir», racontait ainsi Laurette Nivel aux magistrats allemands. Des propos rapportés par Libération. «Pendant des jours, j’ai vécu dans l’angoisse, ajoutait-elle. Aujourd’hui, sa vie a complètement changé. Son métier, qu’il aimait tant, il ne peut plus le faire. Il était actif avec ses enfants, et aujourd’hui, il ne peut plus assumer les responsabilités d’un père de famille. Lui qui aimait le bricolage, il ne sait plus à quoi servent les outils. On lui a pris la liberté de vivre.»

La famille de Daniel Nivel a en effet bataillé pour le faire remonter des enfers. Un rude combat. Grièvement blessé, le père de famille va rester six semaines dans le coma. Comme le rapporte alors Le Parisien, l’amélioration de son état de santé tient du miracle. Il avait été admis dans un état «quasi désespéré».

« Les séquelles sont irrémédiables et profondes. Le gendarme a perdu 70% de ses capacités. »

En août 1998, le militaire sort du coma. L’équipe médicale note alors que ses troubles neurologiques de la parole et de la compréhension s’atténuent. Mais elle évalue alors sa rééducation à une durée d’un an. Le gendarme n’est en effet pas tiré d’affaire. Il présente des troubles sévères de la compréhension et de la parole, et il a perdu une partie des muscles du côté droit de son corps. Les séquelles sont irrémédiables, et profondes.

L’avocat de la famille, Antoine Vaast, expliquera vingt ans plus tard à Ouest-France que le gendarme a, au final, perdu «70% de ses capacités». Certes, il comprend quand on lui parle, mais il ne récupérera pas vraiment l’usage de la parole, s’exprimant difficilement. «Il ne peut plus sortir seul en raison de problèmes d’audition et de vision, explique également l’avocat. Il est dépendant de son épouse, pleine d’énergie.» Les Nivel ont d’ailleurs dû déménager dans une maison à Arras, adaptée au handicap de Daniel, achetée grâce à des dons venus d’Allemagne. Bien évidemment, le gendarme a dû quitter la Gendarmerie. Mais il habite alors pas très loin, ce qui lui permet d’être en contact avec d’anciens collègues, un point important dans sa thérapie.

CINQ ALLEMANDS CONDAMNÉS

Ce premier procès à Essen, dans l’Ouest de l’Allemagne, dans la Ruhr, se solde par des peines d’emprisonnement ferme, s’étalant de trois ans et demi à dix ans de prison. L’accusation avait demandé des peines allant de six à quatorze ans.

Andre Zawacki, accusé d’avoir frappé Daniel Nivel avec l’embout de son lance-grenades, des actes synonymes de tentative de meurtre, écope de la plus lourde peine. Les trois autres sont condamnés pour des coups et blessures graves. Tobias Reifschläger est condamné à six ans de prison. Il avait été identifié sur une photo, le pied levé. Frank Renger écope, lui, de cinq ans de prison pour avoir frappé Daniel Nivel à trois reprises. Enfin, Christopher Rauch, qui avait contesté avoir agressé le gendarme, est condamné à trois ans et demi de prison pour l’avoir frappé avec un panneau en bois.

Cette audience allemande va être suivie d’un second procès, cette fois-ci en France. De manière assez atypique, la même agression est en effet jugée deux fois. Sauf que les prévenus sont différents. En mai 2001, le hooligan Markus Warnecke est ainsi jugé par la cour d’assises de Saint-Omer, accusé de violences volontaires ayant entraîné une infirmité permanente sur un militaire de la Gendarmerie, le tout en réunion et avec une arme. Des faits passibles de quinze ans de réclusion. Les enquêteurs français sont persuadés que Markus Warnecke a participé à l’agression de Daniel Nivel. Le hooligan allemand a été ainsi identifié par un enfant de 9 ans, caché derrière une palissade, qui l’a reconnu grâce à son dragon tatoué sur le bras gauche –à Hanovre, il tient une boutique de tatoueur. Mais aussi par les deux camarades du gendarme français, Jean-Michel Zajac et Jean-Bernard Douvrin.

Ils raconteront aux jurés ces instants fatidiques. «Imaginez, dit ainsi le premier sous-officier, cité par le quotidien régional Le Progrès. Vous avez face à vous, qui déferle en hurlant, toute une équipe de rugby. Bien sûr, quelques instants auparavant, on nous avait donné l’ordre de nous équiper en maintien de l’ordre avec le casque et tout ça. Il n’empêche, nous avons été surpris». Les deux gendarmes ont été accusés un temps d’avoir fui devant les hooligans et d’avoir abandonné leur chef, à 3 mètres devant eux. Ce sont pourtant eux, également roués de coups, qui ont réussi à le dégager, notamment en faisant usage de deux grenades F4 à effet détonant. Ce qui a permis de faire fuir les hooligans. «On a été mis en cause comme quoi on se serait enfuis en laissant notre camarade se faire tabasser. C’est un peu une insulte à notre métier, on l’a très mal ressenti. Je ne vois pas comment, en ayant été nous-mêmes projetés à terre, et moi avec deux côtes fêlées, on aurait pu s’enfuir», assure ainsi Jean-Michel Zajac.

Sur le déroulement des faits, les deux sous-officiers se souviennent de trois hooligans les chargeant, un premier colosse tatoué les bousculant les uns après les autres, puis un second qui bloque Daniel Nivel au sol avec une planche, avant que Markus Warnecke n’arrive et fasse pleuvoir des coups sur le gendarme. «Il semblait que tout était minuté. Ils étaient très organisés, avec chacun un rôle bien défini. Les hooligans ont commencé par le chef, peut-être parce que lui seul avait une radio pour appeler des secours», s’interroge Jean-Michel Zajac.

«IL A MENTI», TANCE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Selon Markus Warnecke, la journée avait pourtant commencé de façon joyeuse, avec un voyage en car depuis Hanovre, ponctué de chants et de boissons alcoolisées. À Lens, il cherche en vain à acheter une place au marché noir. Pour éviter les affrontements entre hooligans et forces de l’ordre, il se réfugie dans un bar, avant de se retrouver dehors. Là, assure-t-il, il tente de passer dans cette rue transversale où ne se trouvent que trois gendarmes. Un récit surréaliste: contre toute vraisemblance, Markus Warnecke explique avoir été pris en sandwich entre une meute de hooligans et les gendarmes mobiles. Il aurait alors pris une planche contre le mur pour se protéger d’éventuels coups, avant de courir vers les gendarmes et d’entrer en collision avec eux. «La meute arrivait, je cherchais une façon de m’en sortir», dit-il au président.

Comme le rapporte Le Figaro, les Renseignements généraux ont pourtant une vidéo prise plus tôt dans la journée qui contredit l’accusé. On y voit ainsi un hooligan lui «ressemblant furieusement» lancer une chaise en plastique en direction des forces de sécurité. Les intentions belliqueuses de Markus Warnecke ne font donc guère de doute. Il a d’ailleurs été condamné à cinq reprises en Allemagne pour rébellion et coups et blessures. Des actes violents mis sur le compte de l’alcool. Un problème né au lycée et amplifié lors de son service militaire. Sa défense insiste toutefois sur la chronologie, rapide, de l’agression. Or, on ne le voit pas sur les images qui ont permis de condamner les quatre autres hooligans à Essen. A-t-il frappé Daniel Nivel en échappant aux prises de vue, ou était-il, comme le plaide son avocat, en marge de l’agression sauvage?

Le 22 mai 2001, la cour d’assises rend son verdict. L’accusé est finalement condamné à cinq ans de prison. L’avocat général avait demandé le double, dix ans. «Il a menti, il est resté sur les lieux de l’agression beaucoup plus longtemps qu’il n’a voulu l’admettre. Si Warnecke n’apparaît pas sur les photos, c’est qu’il a fait partie de la première vague des agresseurs», expliquait-il dans ses réquisitions.

Le sixième condamné de l’agression de Daniel Nivel, Daniel Kohl, condamné en juillet 2003 à trois ans et quatre mois de prison par un tribunal allemand, livrera plus tard au tabloïd allemand Bild sa version des événements. «Bien sûr, nous voulions casser du Yougo. Nous sommes entrés dans une rue car les Yougoslaves étaient censés se trouver à l’autre bout. Mais il n’y avait personne, sauf le gendarme Nivel. Il est devenu une cible de remplacement et on l’a tabassé.»

CONTROVERSE SUR LE RÔLE DE LA MAIRIE

Le procès de Saint-Omer est également à l’origine d’une controverse sur la gestion de l’événement sportif par la Mairie de Lens. Selon le commissaire de Lens Patrick Plets, cité à la barre, les policiers allemands ont prévenu leurs homologues de la venue de 750, voire peut-être 1.000, hooligans dans le Pas-de-Calais. Le haut gradé demande alors neuf unités de maintien de l’ordre. Il n’en obtient que sept. Un prochain match de l’Angleterre, prévu le 26 juin contre la Colombie, monopolise déjà l’attention.

Le commissaire déplore ensuite l’attitude de la municipalité. «Les arrêtés d’interdiction de circuler ou de stationner nous ont été refusés», dit-il, selon Le Monde. Tout comme les arrêtés d’interdiction de vendre et consommer des boissons alcoolisées. «Il était interdit d’interdire, poursuit-il. Il fallait que tout soit festif et convivial. Il était même prévu d’organiser une kermesse de la bière». Et d’insister: «Si les politiques nous avaient appuyés, si nous avions été pris au sérieux, si nous avions eu le même dispositif que nous avons finalement obtenu avec les Anglais, on aurait pu éviter les événements.»

À l’époque, l’ancien maire de Lens, André Delelis –pas cité au procès–, réagira en faisant part à la presse de sa stupeur: «Pas plus que les autres maires des villes organisatrices, je n’ai eu à aucun moment à exercer la moindre responsabilité en ce qui concerne le dispositif de police et de sécurité à l’occasion de la Coupe du monde», répond-il alors dans un communiqué.

Vingt ans plus tard, Antoine Vaast, l’avocat des Nivel, dit pourtant la même chose : «Le maire de Lens de l’époque porte également une responsabilité dans tout ce qui s’est passé, expliquait-il à Ouest-France. Voulant que la fête règne dans sa ville, il avait demandé un allègement du dispositif de sécurité».

Tragique, l’agression sauvage de Daniel Nivel a toutefois été le déclencheur d’un magnifique élan de solidarité.

Tragique, l’agression sauvage de Daniel Nivel a toutefois été le déclencheur d’un magnifique élan de solidarité. Très vite, des supporteurs allemands font part de leur dégoût, demandent «Pardon» sur des banderoles. En hommage au gendarme grièvement blessé, le sélectionneur croate Miroslav Blazevic porte un képi de gendarme lors de matchs.

L’Allemagne n’oubliera pas Daniel Nivel. Décoré de la croix de chevalier de l’ordre du Mérite de la République fédérale, il a encore été invité par la Fédération allemande de football au match Allemagne-France, en septembre 2023 à Dortmund. «Le courage de vivre de Daniel Nivel et l’attitude courageuse de sa femme Lorette m’émeuvent», avait alors salué Bernd Neuendorf, le président de la fédération, qui a également créé une fondation au nom du gendarme pour prévenir la violence autour du football.

Quant aux Nivel, ils aspirent désormais, comme ils l’avaient dit à La Voix du Nord, à simplement «vivre normalement».

Par Gabriel Thierry – Dessins ZZIIGG

Ce récit a été publié dans le numéro 590 de votre magazine L’Essor de la Gendarmerie, paru en juin 2024. Découvrir le sommaire de L’Essor de la Gendarmerie – n°590

La question du mois

Bruno Retailleau, pour lutter contre la violence et les narcotrafics en Guadeloupe, a confirmé l’installation de « deux escadrons de gendarmerie mobile, sans enlever le peloton de la garde républicaine », mais aussi de « deux brigades nautiques », une de gendarmerie et une de police respectivement en Basse-Terre à Gourbeyre et à Pointe-à-Pitre. Pensez-vous que cela sera une réponse satisfaisante ?

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