Décembre 1976. Enfin ! Après des années de traque, un suspect vient d’être arrêté dans l’affaire du tueur de l’Oise, ce serial killer qui liquide des jeunes femmes après les avoir dépouillées. L’inspecteur de police Daniel Neveu vient de recevoir un coup de téléphone anonyme. On lui conseille de s’intéresser de près à Marcel Barbeault, régleur dans une usine de Nogent-sur-Oise, un homme déjà sur la liste des suspects. Le tuyau est bon. On découvre lors de l’enquête que les jours où des jeunes femmes sont tuées correspondent à ses congés.
L’arrestation permet aux habitants du département de lâcher un grand ouf de soulagement après des années de psychose.
Le « tueur de l’ombre », son surnom, est enfin sous les verrous. A l’issue de ses deux procès devant les assises de l’Oise, le trentenaire patibulaire sera finalement condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Mais le soulagement va être de courte durée : à peine deux ans après son interpellation, de nouvelles agressions mystérieuses sont à signaler dans l’Oise. C’est la marque d’un copycat, ces malfaiteurs qui s’inspirent des méfaits d’autres criminels pour commettre le même genre de forfaits.
Ce dimanche 23 juillet 1978, à Pont-Sainte-Maxence, Karyne Grospiron, tout juste majeure, rentre chez elle à pied. Mais la soirée tranquille va se transformer en cauchemar. Peu après minuit, une Renault 12 couleur grenat la double. Son conducteur dégaine une arme et lui tire dessus à trois reprises, comme le raconte le journaliste Yvan Stefanovitch dans son livre très documenté sur l’affaire, Un assassin au-dessus de tout soupçon (J’ai Lu). La jeune femme s’écroule, touchée par une balle au mollet. Des riverains ayant entendu les coups de feu, le mystérieux tireur s’envole tandis que Karyne est aussitôt secourue et conduite à l’hôpital.
Quelques jours plus tard, ce jeudi 3 août, c’est un gardien de la paix, Jean-Jacques Verbeck, qui fait les frais d’une seconde agression.
Ce policier de 28 ans vient d’apercevoir une voiture mal garée dans une rue de Creil.
Une certaine Renault 12 grenat ! Il ouvre la portière. Mal lui en prend. Car le véhicule est piégé avec un explosif artisanal à base de désherbant agricole. Simple mais efficace. L’explosion brûle les mains et le visage du gardien de la paix, qui a failli y laisser sa peau.
Une lettre signée par un point d'interrogation
Des méfaits qui vont être revendiqués peu après dans une drôle de lettre envoyée au commissariat de police de Creil. Signé par un point d’interrogation, le courrier détaille soigneusement comment la voiture a été piégée. L’auteur de la missive nargue également les policiers en racontant par le détail comment le véhicule a été volé, à Noyon, devant une boulangerie. Le propriétaire avait garé sa voiture en double file, en laissant la clé
sur le contact, le temps d’acheter du pain.
La lettre est particulièrement menaçante. « Ma spécialité est l’attaque à main armée, mais d’autres méfaits me plaisent également beaucoup, raconte l’auteur du courrier. J’ai déjà tué deux fois et blessé plus ou moins grièvement, directement ou indirectement, beaucoup de personnes dont la classe sociale m’indiffère. Ma dernière victime est Karine Grospiron, qui habite à Pont-Sainte-Maxence, sur laquelle j’ai fait feu à trois reprises,
le dimanche 23 juillet à minuit. »
Et d’ajouter de manière énigmatique, après avoir conspué la prétendue imprudence de sa victime à se promener seule la nuit – une forme de provocation, selon lui : « Karine me connaît, mais elle ne pourra jamais faire le rapprochement. La fois prochaine je viserai le cœur et non pas les jambes. » La formule sera reprise en 2014 pour le titre du film policier de Cédric Anger adaptant l’histoire au cinéma. Quoi qu’il en soit, le programme est clair : deux ans après l’arrestation de Marcel Barbeault, un forcené veut à nouveau faire trembler la région en semant la mort.
A ce stade, il s’agit en réalité du deuxième écrit laissé par « le tueur fou de l’Oise », ainsi qu’il sera plus tard surnommé.
En mai 1978, les gendarmes du Peloton de surveillance et d’intervention (Psig) de Chantilly avaient découvert dans la forêt, au carrefour des Ripailles, une voiture abandonnée. C’est une Peugeot 504 volée à la femme d’un gendarme. Des vitres sont cassées comme si on avait tiré sur le véhicule.
On retrouve pêle-mêle une cordelette qui semble avoir servi à attacher quelqu’un et un plan griffonné suggérant la préparation d’un hold-up contre la Poste de Pierrefonds.
Le flair de Daniel Neveu
Le drôle de dossier est alors confié aux policiers de l’antenne de la PJ de Creil, sans qu’ils ne prêtent vraiment d’attention à cette histoire. Mais quelques mois plus tard, Daniel Neveu a une illumination : la lettre anonyme et le plan griffonné semblent rédigés de la même main. Le jeune inspecteur de police avait déjà montré l’étendue de ses talents de détective.
Venu du prestigieux 36 quai des Orfèvres, à Paris, ce trentenaire est arrivé à Creil en 1974, souhaitant se rapprocher de son domicile à Senlis.
Celui qui finira sa carrière en Martinique, où il supervisera la création d’une antenne de police judiciaire, se distingue aussitôt en coinçant le tueur Marcel Barbeault.
Il lui faudra un an de recherches pour dénouer cette série de meurtres inexpliqués. Le policier a du flair : quand il retrouve une balle de carabine près d’un point d’eau isolé dans un cimetière, il en déduit que le tueur connaît les lieux parce que des proches y sont enterrés. « J’ai alors croisé les 650 noms des tombes avec mes 60 suspects dénoncés, racontait-il en 2021 au Parisien. Il ne m’en restait que 12 ! On a voulu tous les arrêter, Barbeault était le troisième de cette liste. » Marcel Barbeault, sentant le filet policier se resserrer, pourrait d’ailleurs avoir été lui-même derrière le coup de fil anonyme le dénonçant.
A la lecture de la lettre de menaces du forcené, Daniel Neveu a tout de suite une conviction : la personne qui a écrit ce courrier ne peut être qu’un gendarme ou un policier. La façon dont est rédigé le courrier met la puce à l’oreille de l’inspecteur. L’écrit ressemble tout bonnement à un procès-verbal, que ce soit par le vocabulaire utilisé – comme les mots « interpellation » ou « rapprochement » – ou les détails mentionnés et leur ordonnancement – le kilométrage de la voiture volée, son immatriculation et sa description.
Sa femme, à qui il a montré la lettre, est encore plus catégorique : « C’est un gendarme ! », dit-elle, comme le rapporte dans son livre Yvan Stefanovitch, alors rubricard à l’Agence France Presse (AFP) dans l’Oise. Et l’épouse de Daniel Neveu d’exposer ses arguments. Comptable dans un hypermarché, elle voit régulièrement des gendarmes qui enregistrent sa déposition dans des affaires de chèques volés. « C’est le même style ampoulé, le même respect militaire de la ponctuation, une profusion de points-virgules, et très peu de fautes d’orthographe. En un mot, ça n’a rien à voir avec les copies de cancres que me présentent régulièrement tes petits camarades flics », signale-t-elle, ironique, à son mari.
Une hypothèse sulfureuse
Un tueur dans la Police ou dans la Gendarmerie ? L’hypothèse est jugée tellement sulfureuse qu’elle ne peut être qu’improbable. Et puis, pourquoi l’auteur de la lettre ne serait-il pas un magistrat, un journaliste ou un instituteur ? Alors, à défaut d’autres éléments, Daniel Neveu est prié de mettre son intuition en veilleuse.
Et quand, courant août, il est reçu par la juge Marie Brossy-Patin, en charge des deux informations judiciaires ouvertes pour la tentative d’assassinat contre le gardien de la paix et les coups et blessures volontaires contre la jeune Karyne, l’inspecteur ne souffle mot de son intuition.
D’ailleurs, l’enquête lui échappe. Elle est confiée à un autre inspecteur, François Pelfort. Ce dernier parvient à constituer un portrait-robot du suspect. En volant la Renault 12, l’auteur de la lettre de menaces a également mis la main sur un chéquier qui a servi à diverses emplettes un peu partout dans le Nord de la France. Ceux qui ont encaissé les chèques se souviennent d’un jeune homme élégant, courtois, aux cheveux châtains mi-longs surmontant un grand nez.
Début novembre, les policiers obtiennent un nouvel élément matériel : le résultat des expertises des trois douilles retrouvées après l’agression de Karyne. Les balles ont été tirées avec un pistolet Beretta 9 mm. Autant d’informations que les policiers gardent pour eux ou distillent au compte-gouttes aux gendarmes, pourtant directement concernés au vu de la localisation des méfaits. Les deux institutions se jalousent et travaillent difficilement ensemble, une rivalité dont va jouer le forcené.
« Un gendarme à l’ancienne »
Les gendarmes vont également s’intéresser de près à la drôle de série d’agressions, de vols et de chèques volés. Le commandant de la compagnie de gendarmerie de Clermont, Jean Pineau, va jouer un rôle clé dans la résolution de l’enquête. Il est arrivé à ce poste en juillet 1977. « Un homme massif, de petite taille, mais grand par sa personnalité », saluera après sa mort, en octobre 2021, un ancien camarade. « Un sourire malicieux, une gouaille, aimé par ses hommes. Et surtout, un homme de terrain, un gendarme à l’ancienne. »
Cette figure de la Gendarmerie sera, quelques années plus tard, l’un des protagonistes de l’affaire des Irlandais de Vincennes, ce montage judiciaire mis en scène par les gendarmes de la cellule antiterroriste de l’Elysée qui fera scandale en France.
Son attention va être attirée, en cette fin d’année 1978, par une succession d’événements qui ont un air de déjà-vu. En novembre 1978, à Fitz-James, une jeune femme à bicyclette est volontairement percutée dans la soirée par le conducteur d’une Peugeot 504 volée. Deux jours plus tard, lors d’une patrouille, les gendarmes du peloton de surveillance et d’intervention de Chantilly s’intéressent à un véhicule qui a l’air volé. En voulant ouvrir la portière, l’automobile explose au nez du gendarme auxiliaire !
On découvrira plus tard qu’il s’agit de la voiture qui a servi dans l’agression contre la jeune femme à bicyclette.
Avec ces explosifs, on vient de s’attaquer à un gendarme, après avoir blessé un policier quelques mois plus tôt. Une poignée de semaines plus tard, c’est l’escalade meurtrière. Si le forcené s’était fait remarquer, au départ, pour des voitures volées, en profitant de la négligence des propriétaires laissant la clé de contact en place, ou des chèques volés, il veut désormais semer la mort, comme il l’annonçait.
Ce 1er décembre, une jeune auto-stoppeuse, Yolande Raszewski, est tuée par balles derrière l’hippodrome de Chantilly. On retrouve un peu plus tard le véhicule du tueur, à nouveau une voiture volée. L’affaire est devenue si grave que les policiers et les gendarmes sont priés de mettre en sourdine leurs rivalités. La juge d’instruction demande aux policiers de briefer les gendarmes sur ce qu’ils ont trouvé. Et, quand Jean Pineau reçoit le rapport de synthèse, quelque chose chiffonne ce fin limier de la Gendarmerie. A de nombreuses reprises, le tueur a agi sur le territoire des gendarmes de Clermont.
Puis, il lit la lettre de menaces. Stupeur ! Et si c’était un gendarme ? Le militaire a la même conviction que l’inspecteur Daniel Neveu.
« Il écrit “j’ai fait feu”, il indique le kilométrage d’une voiture », raconte-t-il plus tard au Courrier picard. Et il y a tous ces détails que seul un gendarme peut connaître. Comment expliquer l’absence d’empreintes digitales sur les différents indices? L’auteur des agressions et du meurtre sait-il qu’on peut empêcher l’identification d’une arme en martelant l’empreinte de percussion d’un pistolet?
Mais qui chercher ? « On ne sait pas », résume plus tard Jean Pineau, qui a tout de même demandé la vérification des emplois du temps des gendarmes.
Course-poursuite
Il y a pourtant urgence. Car le forcené veut récidiver. A la fin du mois de décembre, près de Compiègne, Andrée, qui faisait de l’auto-stop, échappe de peu à la mort. Le tueur lui tire deux balles dans les reins et l’abandonne au bord de la route. Elle restera paralysée des jambes.
Il s’en est fallu de peu toutefois pour qu’il soit arrêté. Dans la foulée de l’agression, les gendarmes identifient une voiture suspecte et mettent en place des barrages.
Cette tactique avait déjà été utilisée précédemment dans l’enquête, sans succès. « Nous faisions deux ou trois barrages par jour, se souvenait Jean Pineau dans le Courrier picard. Je me suis rapidement rendu compte que ce n’était pas normal qu’il parvienne à nous échapper à chaque fois. A moins qu’il connaisse les lieux d’implantation des barrages, à moins que ce soit un gendarme… » Alors, pour surprendre le forcené, Jean Pineau donne l’ordre de dresser un barrage à Saint-Martin-Longueau, un site non prévu au départ dans le plan des barrages. L’intuition est bonne. Les gendarmes voient débouler une 504 verte qui refuse de s’arrêter. Les militaires la retrouvent peu après près d’un chemin de halage. La nuit tombe et les gendarmes lancent une battue. Les carottes semblent cuites pour l’ennemi public numéro un de l’Oise. Pourtant, compliquées par le froid, les recherches s’avèrent vaines.
Le tueur a encore réussi à s’échapper, cette fois-ci à travers un marais ! Selon le journaliste Yvan Stefanovitch, le forcené s’est caché sous l’eau, dans l’étang, en respirant grâce à un roseau coupé. Le journaliste de l’AFP va se retrouver également au cœur de l’histoire, quelques jours plus tard. Il rédige une dépêche où il met les pieds dans le plat en racontant pourquoi des enquêteurs en charge du dossier sont persuadés que le suspect est un policier ou un gendarme.
L’Intérieur dément aussitôt. « Rien ne permet de dire qu’en l’état actuel des recherches des soupçons se portent sur un membre des forces de Police ou de Gendarmerie », explique la Place Beauvau. La police ripostera quelques jours plus tard en transmettant à la presse une photocopie des premières lignes de la lettre du tueur, ainsi que la photo d’un autre suspect, identifié à tort.
Pourtant, aussi sulfureuse cette piste soit-elle, des policiers et des gendarmes de l’Oise ont bien pris au sérieux l’idée d’un forcené issu de l’une des deux Maisons. Certains ont bien vérifié l’emploi du temps de leurs subordonnés, comme Jean Pineau. Mais d’autres ont fait la sourde oreille, une erreur qui se révélera plus tard dramatique. Le raté fait penser rétrospectivement à l’affaire du Grêlé.
Un dossier où l’hypothèse d’un tueur policier ou gendarme a au contraire été prise très au sérieux.
Ce violeur et tueur en série, actif durant les années 1980 et les années 1990, a finalement été identifié par la justice après une longue traque de trente-cinq ans. Plusieurs indices avaient orienté les enquêteurs vers la piste de crimes commis par un policier ou un gendarme. Le tueur maîtrisait le jargon, par exemple, et sa façon d’opérer mettait en échec les investigations policières. La justice mettra les gros moyens pour l’identifier, en 2021, en convoquant à des fins d’analyse ADN les 750 gendarmes présents en Ile-de-France à l’époque des faits. Ayant compris qu’il allait être découvert, le « Grêlé » se suicidera avant sa convocation.
Un culot monstre
Quoi qu’il en soit, le tueur fou de l’Oise a réussi à s’enfuir. Alors, quelques semaines plus tard, il reprend ses escapades. Ce samedi 17 mars 1979, il vole une Renault 30 à un ancien ministre pour s’offrir une virée à Paris. Mais au retour, sur l’autoroute du Nord, c’est la tuile.
Il tombe en panne au milieu de l’après-midi. Avec un culot monstre, il fait signe à deux motards de la CRS et se présente comme l’un des fils de l’ancien ministre. Les policiers appellent une dépanneuse, puis repartent.
Le tueur, lui, prend la route de Senlis avec la dépanneuse, avant de s’éclipser et de voler une nouvelle voiture, une Citroën GS.
Le lendemain, le chef d’atelier du garage appelle les CRS. Mais pourquoi le fils du ministre a-t-il pris la poudre d’escampette?
Les policiers découvrent alors que le véhicule a été volé. Même si les enquêteurs ne trouvent pas d’empreintes digitales dans la voiture – entre le départ des policiers et l’arrivée de la dépanneuse, le forcené a réussi à effacer ses traces –, ils sont quatre à l’avoir vu de près. Et, plus d’une semaine plus tard, un portrait-robot assez précis est établi, celui d’un homme aux cheveux très courts et aux oreilles découvertes.
Au début du mois d’avril, la figure du forcené s’étale sur les pages des journaux. Mais, comme le raconte Yvan Stefanovitch, un homme n’a pas reçu ce précieux document.
Il s’agit de Jean Pineau, qui enrage une nouvelle fois d’avoir été écarté par les policiers.
Ce 6 avril, il convoque tous les gendarmes de sa brigade. Il montre le portrait-robot à ses militaires, et leur demande de se creuser la tête : « Vous allez vous remuer les méninges : ce visage doit vous dire quelque chose », rapporte Yvan Stefanovitch dans son livre.
« Essayez de vous souvenir, de découvrir une ressemblance avec l’un de vos collègues. Celui d’entre vous qui a une idée peut venir me déranger aujourd’hui, demain, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. »
L'arrestation
Le lendemain, le 7 avril, le chef de la brigade de recherches de Clermont, le maréchal des logis-chef Claude Morel, frappe à la porte de Jean Pineau.
Le portrait-robot lui a fait penser à quelqu’un, mais impossible de savoir qui. Il l’a montré à son épouse, qui a affirmé aussitôt qu’il s’agissait du gendarme Alain Lamare !
Les gendarmes de Clermont se concertent. Jean Pineau file aux archives pour comparer l’écriture du militaire, passé par la compagnie, avec les lettres anonymes. Il y a des similitudes. Le patron du Psig de Chantilly, Henri Cavalier, est mis dans la confidence. Le militaire n’y croit pas. Alain Lamare est un gendarme modèle, d’ailleurs particulièrement impliqué dans la traque du tueur fou.
Les militaires épluchent alors les emplois du temps. À chaque fois qu’un crime ou délit est commis, le suspect n’est pas à son poste. Et ils se rendent compte qu’Alain Lamare est à l’origine de la découverte des voitures volées… La piste se confirme. Mais avec un tel personnage, mieux vaut être très prudent. Comment l’arrêter sans éveiller son attention ?
En service ce soir-là, Alain Lamare est lourdement armé. Il doit finir sa patrouille vers 2 h du matin. Pour le ramener à la Gendarmerie sans éveiller ses soupçons, ses supérieurs lancent un faux appel au rassemblement en vue d’une soi-disant opération musclée à venir.
Alain Lamare semble ne pas vraiment y croire. Dans la cour, il reste planté devant son supérieur, des armes à la main. « Mais enfin, Alain, qu’est-ce que tu as ? Tu rêves ! Dépose ton artillerie dans la voiture et magne-toi », lance Henri Cavalier, selon le récit d’Yvan Stefanovitch. L’adjudant joue bien la comédie. Et il invective les gendarmes en leur criant de se dépêcher, sans regarder le suspect. Alain Lamare plie le chargeur, s’engouffre dans le couloir. Les gendarmes le ceinturent aussitôt.
Il est 2 heures du matin, ce 8 avril, et le tueur fou de l’Oise vient enfin d’être arrêté.
« Je me souviens de l’arrivée du véhicule dans la cour de la caserne », racontait à L’Essor, il y a six ans, Serge Citerne, le patron de la brigade de recherches de Senlis. « Le conducteur est entré le premier. Nous l’avons ceinturé et il nous a dit: “Vous êtes fous? ” »
« Au petit matin, lors de la perquisition de son domicile, Alain Lamare glisse à Henri Cavalier : “Vous avez de la chance. ” “Pourquoi dites-vous cela ? ”, questionne le gendarme. – “Parce que, si vous ne m’aviez pas menotté, je vous aurais tué”, répond froidement Alain Lamare à son ancien chef ».
L’arrestation d’Alain Lamare se solde par une dernière victime. Après la perquisition, les gendarmes et leur prisonnier sont pris en chasse par la presse. Les militaires tentent de s’éclipser en empruntant des routes secondaires. Un adolescent de 16 ans, le passager d’un cyclomoteur, décède après la collision du deux-roues avec l’une des voitures des journalistes qui poursuit le convoi. Comme s’il n’y avait pas eu déjà assez de victimes dans cette affaire…
La double personnalité d'Alain Lamare
Démasqué, Alain Lamare, ce jeune gendarme de 22 ans, va dévoiler des facettes insoupçonnées de sa personnalité. Né dans le Pas-de-Calais, l’adolescent rêvait d’être écrivain, commissaire, ou encore patron de restaurant. Après le bac, il sera finalement gendarme, affecté à la brigade de Clermont, puis au Psig de Chantilly.
Ses camarades saluent ce militaire modèle, un travailleur acharné.
Mais ils ne connaissent pas l’autre Alain Lamare. Le militaire, extrêmement timide avec les filles, est en réalité fasciné par le régime nazi et les fascistes italiens. Il est proche de ce qu’on appellerait aujourd’hui le survivalisme, ces adeptes de la survie en autonomie. Il aime ainsi partir dans les bois pour quelques jours pour être au plus près de la nature.
Son appartement est propre et bien rangé. Sauf une pièce, interdite d’accès, son repaire, où il stocke ses boîtes de conserve vides pour le tir et des munitions. Une corde soutient une tente kaki et, à terre, on retrouve pêle-mêle des plans de la région et des croquis.
Dans un carnet, Alain Lamare a mis noir sur blanc ses projets. Dont l’exécution de plusieurs de ses collègues.
Interrogé par la juge d’instruction Marie Brossy-Patin, le militaire se met à table.
Ses explications sont particulièrement surprenantes. Le gendarme raconte en effet avoir voulu se venger de l’Institution… en la ridiculisant. Comme la presse le rapporte à l’époque, il n’avait pas digéré, dira-t-il à la juge, une sanction de quinze jours d’arrêts de rigueur au début de l’année 1978. Il avait alors tiré sur une voiture volée qui ne s’était pas arrêtée à un contrôle, un tir pourtant réglementaire pour Alain Lamare.
Le gendarme estimait également avoir été pris en grippe par son supérieur de la brigade de Clermont, où il avait servi d’avril 1976 à août 1977. Désigné pour des tâches subalternes ou de bureau et écarté des affaires judiciaires, Alain Lamare, aigri, avait demandé sa mutation au Psig de Chantilly. Celui qui est vu par ses camarades comme un travailleur acharné obtient sa mutation en septembre 1977.
Le poste idéal, jusqu’à ce qu’il soit sanctionné par l’adjudant Henri Cavalier après le tir litigieux.
On découvre après coup qu’Alain Lamare avait été très loin pour dénigrer l’Arme. Ses premiers projets visaient à se faire bien voir. C’est lui qui « découvre » ainsi la voiture abandonnée au carrefour des Ripailles, en mai 1978. Il laisse volontairement derrière lui de petits indices, ou encore tente de troubler les enquêteurs par des périples en voiture volée – une dizaine de véhicules seront dérobés – de plusieurs milliers de kilomètres.
Il sème également de fausses pistes. Comme lorsqu’il évoque, dans une lettre aux policiers de Creil, début janvier, un ancien amour qui serait mort dans un accident de la route. Les gendarmes et policiers essaient en vain de retrouver une piste intéressante en épluchant les accidents mortels ayant eu lieu dans la région. De même, il s’invente un passé de soldat en disant avoir combattu en Afrique et être expert dans la fabrication d’explosifs. Autant d’éléments qui mettent les enquêteurs
à tort sur la piste d’un ancien militaire. C’est aussi lui qui passait des appels menaçant son supérieur, Henri Cavalier !
A la mi-février 1979, il réussit même, alors qu’il est en service, à reprendre le volant d’une voiture volée qu’il était censé surveiller dans la nuit avec ses collègues, en profitant d’une pause de deux heures au dortoir. Quand les militaires s’aperçoivent, au petit matin, que
la voiture a disparu, le chef adjoint du Psig a la mauvaise idée de simuler une course-poursuite pour masquer la bourde, ce qui lui vaudra, quelques mois plus tard, une sanction disciplinaire…
Irresponsabilité pénale
Après son arrestation, Alain Lamare avoue être l’auteur du meurtre de l’auto-stoppeuse Yolande Razewski, de trois autres tentatives de meurtre sur des jeunes femmes, du piégeage de quatre véhicules volés, du vol de quinze voitures et d’une agression à main armée au bureau de Poste de Sénarpont. Mais, inculpé pour assassinat, tentatives d’assassinats, vols et recels, le gendarme ne sera toutefois pas jugé.
En juillet 1983, la chambre d’accusation de la cour d’Amiens confirme en effet l’ordonnance de non-lieu rendue quelques mois plus tôt.
à l’issue de quatre expertises, Alain Lamare est jugé irresponsable pénalement. Si la première estimait qu’il pouvait répondre de ses actes, la seconde avait abouti à la conc
lusion inverse, un verdict confirmé par le quatrième examen. Pour les experts, l’ancien sous-officier est atteint par une forme de schizophrénie rare, l’héboïdophrénie. Une maladie mentale qui se caractérise par une attitude antisociale pouvant mener à des actes de violence gratuits.
La démence d’Alain Lamare avait percé au cours de ses échanges avec des gendarmes lors de son interrogatoire. « Ses dénégations paraissaient d’autant plus sincères que, lorsqu’il admet ses fautes, il parle de quelqu’un d’autre : “il a voulu faire ceci”, “il a ressenti le besoin de faire cela”. Son dédoublement de personnalité jouait en sa faveur », expliquait Henri Cavalier à L’Essor en 2016. A la caserne, des gendarmes pleurent. D’autres s’emportent en disant qu’ils veulent aller descendre le suspect, ou refusent de garder sa cellule. Ils se sont laissés berner par leur collègue. Et ce dernier, par ses actes fous, vient de jeter le discrédit sur toute la profession.
Alors qu’il vient d’être interpellé, Alain Lamare est sommé de démissionner de l’Arme : un officier général lui demande de signer la lettre de démission, déjà prête. Un épisode qui nourrira une ultime polémique dans un dossier qui n’en manque pas.
Plusieurs années plus tard, le magazine télévisé Faites entrer l’accusé raconte ainsi que l’ancien militaire, enfermé dans un asile psychiatrique, touche pourtant bien sa pension de gendarme, sa démission ayant été retoquée compte tenu de sa démence. L’information sera démentie par la Direction générale de la Gendarmerie. « Après vérifications approfondies », l’Institution assure que la démission est bien définitive et que l’ancien sous-officier n’a jamais perçu ni pension de retraite, ni solde de réforme.
Dans son édition de mai 1979, L’Essor revient en Une sur cette douloureuse affaire.« Aujourd’hui, c’est l’un des nôtres qui est passé dans l’autre camp avec un cynisme incroyable. Il a commis ses exactions et ses crimes avec sang-froid et préméditation. Il a bravé et bafoué la Gendarmerie, ses camarades. […] Lamare a dépassé les limites de l’odieux, et nous le condamnons pour ses vols et ses crimes. Nous le condamnons sans recours, mais nous souffrons de l’opprobre, de la tache indélébile qu’il jette sur l’Arme et sur ceux qui la servent dignement, loyalement, honnêtement. »