<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La trop longue traque d’Émile Louis

Photo : Car Émile Louis

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La trop longue traque d’Émile Louis

par | La trop longue traque d'Émile Louis, Société

PAR GABRIEL THIERRY Dessins Jean Sasson    C’est le manuel de ce qu’il ne fallait pas faire : une succession d’erreurs, de négligences et d’inattentions judiciaires et sociales qui ont permis à un tueur en série d’échapper trop longtemps à la justice. Et pourtant !  Dans l’affaire des disparues de l’Yonne, ces jeunes handicapées mentales […]

PAR GABRIEL THIERRY
Dessins Jean Sasson

  

C’est le manuel de ce qu’il ne fallait pas faire : une succession d’erreurs, de négligences et d’inattentions judiciaires et sociales qui ont permis à un tueur en série d’échapper trop longtemps à la justice. Et pourtant !

 Dans l’affaire des disparues de l’Yonne, ces jeunes handicapées mentales qui s’étaient mystérieusement volatilisées à la fin des années 1970, un gendarme avait vu juste bien avant tout le monde. Il s’appelait Christian Jambert. Malheureusement, personne ne l’a suivi. Qui s’intéresse alors vraiment à ces jeunes filles déficientes mentales, des « gogoles », disait-on de manière injurieuse à l’époque, coupées de leur famille ?

 Dans les dossiers de l’Apajh (Association pour adultes et jeunes handicapés) de l’Yonne, l’institution sociale qui les suit, elles sont mentionnées comme des fugueuses. Pas vraiment, donc, de quoi lancer des enquêtes judiciaires. Faute d’être cru, l’adjudant-chef, devenu une légende de la Gendarmerie, va continuer l’enquête en solo. Il ne verra pas la conclusion de son travail opiniâtre  : il meurt en août 1997 à Auxerre.

 Dans cette navrante affaire, il faudra finalement attendre l’année 2004 pour qu’Émile Louis, dit « le boucher de l’Yonne », soit condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, une peine confirmée en appel deux ans plus tard.

En 1985, le sexagénaire avait alors déménagé de l’Yonne dans le Var, avant d’être finalement rattrapé par les gendarmes en décembre 2000. « Il apparaît donc que l’institution judiciaire était en possession, depuis 1984, d’une procédure qu’elle n’a pas su exploiter, alors qu’elle contenait en germe les résultats obtenus en décembre 2000 dans le cadre d’une information dont seule l’action menée par une association a permis l’ouverture », résumait le magistrat Jean-Louis Nadal dans son rapport sur le traitement judiciaire de cette affaire, remis à la garde des Sceaux au début de l’année 2001. «L’inefficacité de la justice dans l’appréhension et la conduite de cette affaire est donc patente, ajoutait-il. Elle s’explique par une série de négligences pouvant s’analyser en une déficience institutionnelle. L’appréciation sévère pouvant résulter d’un tel constat doit cependant être nuancée à la lumière des difficultés rencontrées par les magistrats qui ont eu à connaître de ce dossier, en raison notamment d’un cadre juridique mal adapté, qui a affaibli leurs possibilités d’action.

Il demeure que le trouble ressenti face à l’échec de la justice dans une affaire grave pourrait être encore augmenté s’il s’avérait que, par l’effet de la prescription, l’auteur présumé des faits ne peut être traduit devant une juridiction. » Un point soulevé finalement en vain par la défense : la Cour de cassation rejette, en 2007, l’argument de la prescription, estimant qu’un envoi du procureur d’Auxerre, en mai 1993, constituait bien un acte interruptif.

La disparition de Martine Renault

Comme le racontent l’avocate spécialiste des cold case, Corinne Hermann, et l’ancien directeur de l’Institut médico-éducatif d’Auxerre, Philippe Jeanne, dans leur livre, Les Disparues d’Auxerre, ce 26 septembre 1979, la jeune Martine Renault a de mystérieux projets. Cette pensionnaire du foyer de l’enfance de Montmercy, à Saint-Georges-sur-Baulches, âgée de 16 ans, est ce qu’on appelle « une enfant de la Ddass ». Comme ses six frères et sœurs, elle a été confiée à une famille d’accueil par la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales, avant d’être placée dans ce foyer. Mais si l’adolescente est décrite comme gentille et sensible, elle a aussi des difficultés à cause de son handicap mental, tant dans sa scolarité que dans ses relations avec les autres enfants.

Ce mercredi-là, Martine joue dans le parc.

 Puis elle s’arrête : elle veut aller faire ses devoirs. Mais au lieu de remonter dans sa chambre, l’adolescente file vers la sortie. « Où vas-tu ? », la questionne une employée du foyer. « Je vais rejoindre la directrice du foyer chez le dentiste » – celle-ci était effectivement partie avec d’autres pensionnaires –, répond-elle. « Enlève donc ton tablier avant de sortir », lui recommande l’employée.

 Quand elle apprend que sa jeune pensionnaire est partie, la directrice du foyer, Jacqueline Michat, est particulièrement inquiète. D’autres jeunes filles ont déjà disparu ces dernières années. Elle téléphone au collège. On lui apprend alors que Martine avait raconté la veille à ses camarades qu’elle allait, le lendemain, faire la connaissance de sa mère biologique grâce au chauffeur du car !

Âgée de 16 ans, Martine Renault va disparaître après avoir joué au parc. "Je vais rejoindre la directrice du foyer chez le dentiste" dit-elle. Un mensonge, on le saura plus tard.

La directrice porte plainte.

 Les investigations sont confiées au maréchal des logis-chef Christian Jambert, de la brigade de recherches d’Auxerre. Au départ, comme il l’écrira plus tard dans un procès-verbal de synthèse, l’affaire est considérée comme la simple fugue d’une mineure.

 Mais, rapidement, le gendarme découvre des éléments très suspects qui le conduisent à rédiger un procès-verbal pour disparition suspecte.

 Gilberte, la compagne d’Émile Louis, le chauffeur du car des Rapides de Bourgogne qui transporte les adolescentes du foyer vers le collège, est interrogée. Non, son concubin n’a pas ramené d’adolescente à la maison ce mercredi-là. Mais il s’est bien rendu pas très loin du foyer pour y rechercher son chien. Gilberte est assez étonnée : pourquoi le chien serait-il parti si loin ? Encore plus étrange : l’ex-épouse d’Émile Louis, Chantal, déclare également aux gendarmes que son ancien mari est venu la voir, ce mercredi, pour lui demander de prétendre qu’il était chez elle cet après-midi-là.

 Le chauffeur du car n’en démord cependant pas. Il était bien à côté du foyer pour remettre la main sur son chien. Et ce n’est pas parce qu’une adolescente a disparu qu’il faut tout lui mettre sur le dos – il dira bien plus tard qu’il était à la pêche avec « Monsieur Vincent ».

 L’enquête des gendarmes s’arrête là. La procédure est transmise, le 15 octobre, au parquet d’Auxerre, avant d’être classée sans suite, le 4 décembre, la thèse de la fugue étant finalement retenue.

Un chauffeur très suspect

Fin de l’histoire ? Pas vraiment. Tout d’abord, Christian Jambert comprend qu’il y a un problème. Il découvre, à l’occasion d’une enquête d’environnement, que le chauffeur du car jouit déjà d’une réputation sulfureuse d’obsédé sexuel. Son comportement est jugé équivoque avec les adolescentes handicapées. Il a même été interpellé par les policiers d’Auxerre pour des problèmes de mœurs. Mais le gendarme n’arrive pas à en savoir plus.

Au procès d’assises d’Émile Louis, en 2004, les anciennes copines de Martine donneront des témoignages glaçants.

 Le chauffeur de car « relevait sa jupe, mettait sa main entre ses cuisses, lui touchait la poitrine », dit l’une, rapporte le quotidien Libération. « Elle se plaignait qu’il la pelotait », dit une autre. « C’était amical, c’était pas des gestes déplacés, rétorque sans vergogne Émile Louis. Vous savez, dans mon car, toutes les gamines étaient à égalité. »

Toutefois, moins de deux ans plus tard, le maréchal des logis Christian Jambert recroise la route d’Émile Louis. Ce dimanche 5 juillet 1981, à Rouvray, un éleveur se rend dans une cabane à bestiaux.

 Ce refuge, pas très loin de la rivière du coin, Le Serein, est bien connu des pêcheurs et des promeneurs. Mais cet après-midi, la cabane sent vraiment la mort. L’agriculteur se demande si une bête n’a pas agonisé ici.

 Avec son frère, il creuse pour trouver le cadavre de la bête. Avant de s’arrêter net : ils viennent de déterrer, sous une trentaine de centimètres de fumier, une tête humaine.

 Les gendarmes sont aussitôt prévenus.

La découverte est particulièrement macabre. Les mains de la victime, bâillonnée avec un bout de tissu, ont été liées dans le dos.

 Les militaires se demandent d’abord s’il ne s’agirait pas de Martine Renault. Christian Jambert, chargé de l’enquête, fait établir une liste des jeunes femmes disparues ces dernières années dans la région. Outre Martine Renault, il y a, par exemple, les sœurs Lemoine. Mais, dans les trois cas, les empreintes dentaires ne correspondent pas.

 Le gendarme est alors alerté à propos d’une autre disparition, celle de Sylviane Durand-Lesage. En décembre, la confirmation dentaire tombe. Il s’agit bien du corps de cette jeune femme de 23 ans qui avait disparu en février 1981. Elle était censée partir pour Paris pour faire la fête avec un amant que personne ne connaît, laissant derrière elle son enfant

de 2 ans.

Le gendarme Christian Jambert va faire d'Émile Louisune affaire personnelle car il est persuadé qu'il a affaire à un pervers sexuel dangereux.

 

Encore Émile Louis

C’est plutôt étrange. Sylviane, la jeune maman, est elle aussi une pupille de l’Assistance publique. Elle s’est mariée avec Alain, un voyou qui la bat, et finit par demander le divorce.

 Et, quand elle se sent trop seule, elle va voir son ancienne nourrice…, Gilberte, la compagne d’Émile Louis ! Mais le chauffeur de bus serait bien plus que le concubin de celle qui a élevé Sylviane. Selon des proches, il serait également l’amant de Sylviane, ce dont l’a soupçonné Gilberte. Et des témoins disent avoir aperçu la jeune femme et le chauffeur de bus à proximité de la fameuse cabane à bestiaux.

 Le 28 décembre, Christian Jambert passe à l’action. Émile Louis est placé en garde à vue dans le cadre de l’enquête sur le meurtre et le viol de Sylviane. Le gendarme espère obtenir des aveux du chauffeur de bus. Il n’a toutefois pas de preuve directe de son implication. Comme le racontent Corinne Hermann et Philippe Jeanne dans leur livre, des collègues l’accusent bien d’avoir grommelé à l’annonce de la découverte du corps : « Les emmerdes vont commencer. »

 Il serait également allé pêcher, avec les deux fils de Gilberte, près de la cabane, le lendemain de la disparition de Sylviane. Émile, raconte l’un d’eux, a été dans la cabane pour y trouver des vers. Mais seul, refusant qu’on l’accompagne. Enfin, un imperméable taché a été retrouvé dans ses affaires.

Christian Jambert a bien des questions à poser à Émile Louis. Car, en tout, il a compté six jeunes femmes, dont Sylviane et Martine, qui ont disparu ces dernières années dans la région. Il s’agit des sœurs Françoise et Bernardette Lemoine, de Madeleine Dejust, de Jacqueline Weis et de Chantal Gras. On n’a plus de nouvelles d’elles depuis au moins 1975. Ces jeunes femmes au physique « plus ou moins commun », dira l’enquêteur, sont toutes de la Ddass, et toutes handicapées mentales, donc particulièrement vulnérables. Et elles étaient toutes en relation avec Émile Louis. Bien souvent, il est l’une des dernières personnes à avoir croisé leur route avant leur disparition.

 L’interrogatoire commence mal. Le chauffeur de bus conteste être impliqué dans la disparition de la jeune femme. Non, il n’est pas son amant, et il ne l’a pas emmenée à la pêche. De manière étonnante, remarque Christian Jambert, Émile Louis connaît pourtant sur le bout des doigts la vie de Sylviane.

Mieux que sa concubine, qui l’a pourtant élevée ! C’est alors que le chauffeur de bus craque.

 Mais pas dans la direction que Christian Jambert attendait. Oui, il est bien coupable… Pour des attouchements, après de soudains accès de violence incontrôlée, sur trois jeunes filles de l’Assistance publique confiées à sa compagne. Des viols, précisent Daphnée et Nadia. Des « moments d’égarement » à l’heure de donner le bain, réplique Émile Louis.

Fiasco judiciaire

Une affaire qui, en mars 1983, se solde par une condamnation pour de simples atteintes à la pudeur, à cinq ans de prison, réduits à quatre ans en appel. Si Émile Louis écope bien d’une peine de prison, celle-ci paraît extrêmement clémente par rapport aux faits reprochés – deux des jeunes filles ont moins de 10 ans. L’affaire a-t-elle été jugée trop vite ? On peut se le demander à la lecture de cet interrogatoire d’Annie.

 Christian Jambert questionne la jeune handicapée mentale en juin 1983, donc après le procès. Son témoignage est terrible :

« Il m’obligeait à avoir des relations sexuelles , dit-elle au gendarme. Il m’emmenait dans la cabane du jardin à Seignelay, il m’attachait les mains derrière le dos […] Ceci s’est passé bien des fois », accuse l’adolescente. « Cette jeune fille est débile profonde. Sa sexualité s’éveillant, cela a dû la pousser à raconter cette histoire », rétorque Émile Louis à Christian Jambert.

 Deuxième fiasco judiciaire – a posteriori –, l’enquête sur le meurtre de Sylviane n’aboutit pas. La mise en examen du chauffeur de bus va faire long feu. En mai 1984, Émile Louis bénéficie d’un non-lieu, faute de charges suffisantes. Comme le rappelle Le Parisien, il a été soutenu, dans une lettre de février 1982, par Nicole Charrier, l’éducatrice-chef de l’Institut médico-éducatif d’Auxerre (Yonne), où étaient scolarisées la plupart de ses victimes.

 « M. Louis se voulait très près, compréhensif, voire même éducatif et éducateur, dans ses contacts avec nos adolescents (garçons et filles) qu’il prenait en amitié (réciprocité), écrit-elle. Ceux-ci se confiaient à lui. Vécu comme un père, parfois un grand frère à qui l’on peut tout dire, il permettait les cigarettes en cachette à 14-15 ans, ou les flirts… Employé à l’époque aux Rapides de Bourgogne, avec des horaires fluctuants, il se faisait un devoir d’assurer son transfert spécial, malgré les horaires peu compatibles. »

 Troisième fiasco judiciaire : certes, Christian Jambert a bien accumulé des indices contre Émile Louis dans les disparitions. Mais ces liens sont trop ténus pour le mettre en cause. En juin 1984, l’enquêteur fait la synthèse de ses investigations dans un procès-verbal devenu célèbre. Le gendarme y fait le point sur ces disparitions. Malgré des recherches dans le milieu de la prostitution, aucune des jeunes femmes n’a été retrouvée. A chaque fois, le militaire a par contre identifié, dans leur environnement immédiat, Émile Louis.

 Il rappelle, par exemple, que Martine, à cause de sa déficience intellectuelle, n’était « pas capable d’organiser une fugue  ». Le frère de François Lemoine raconte qu’il l’a vue partir en voiture avec Émile Louis, dont elle semblait avoir peur, et qu’elle n’est jamais revenue.

Face à l'inaction judiciaire, l'Association de défense des handicapés de l'Yonne (ADHY) va mobiliser les médias pour obliger la justice à se mettre en branle. Ainsi, l'association va témoigner dans l'émission de Jacques Pradel, Perdu de vue, sur TF1.

 

Émile Louis est également le dernier à avoir vu Jacqueline : c’est lui qui a emmené à la gare d’Auxerre cette jeune attardée mentale, tout juste majeure, pour prendre le train à Avallon, où elle devait rencontrer ses futurs employeurs. Elle a raté son train, dit le chauffeur de bus, mais elle est restée à la gare. On sait qu’elle n’arrivera jamais à destination. Pourtant, sa mère nourricière, l’ex-épouse d’Émile Louis, reçoit bien une carte postale d’Avallon…, postée d’Auxerre.

 La procédure, une enquête préliminaire sur la disparition des six jeunes filles, est envoyée, le 26 juin 1984, par un substitut du parquet d’Auxerre au juge d’instruction chargé de l’affaire. La synthèse est accompagnée d’une note manuscrite  : « A joindre à l’information en cours sur l’homicide volontaire. Me faire connaître s’il vous faut un supplétif. » Une voie « totalement inadaptée », relève le magistrat Jean-Louis Nadal, quinze ans plus tard. D’une part, s’il s’agit d’élargir la saisine du juge d’instruction, il faut des réquisitions supplétives. Il n’est chargé que du meurtre de Sylviane. D’autre part, le juge d’instruction a déjà rendu un non-lieu ! Il fallait au contraire demander l’ouverture d’une nouvelle information judiciaire pour exploiter au mieux les découvertes de Christian Jambert.

 Résultat de ce cafouillage judiciaire : la procédure est enterrée. Elle ne sera d’ailleurs vraiment retrouvée qu’en 1996, dans une archive des procédures classées. Si l’ancien procureur se souvient avoir demandé oralement à Christian Jambert de poursuivre ses investigations, il ne lui a pas adressé d’instructions écrites. Et aucun suivi n’a été fait. « Le travail effectué par le gendarme Jambert n’a pas bénéficié, de la part du chef du parquet d’Auxerre alors en fonction, d’une attention à la hauteur de la gravité de l’affaire », résume Jean-Louis Nadal.

Un chasseur

Mais qui est donc Christian Jambert, ce gendarme dont les pairs n’ont pas voulu reconnaître le talent ? On sait finalement peu de chose de ce militaire, né en novembre 1940 à Fourchambault, près de Nevers, dans la Nièvre, qui est lui aussi, comme les victimes d’Émile Louis, un enfant de l’Assistance publique.

 À Auxerre, ses camarades le surnomment « le matou ». Parce que c’était « un chasseur, un fouineur », rappellera un gendarme aux assises, Georges Raffin.

Un gendarme toujours sur le terrain, en service sept jours sur sept, et parfois en contact avec des indicateurs, dont certains issus de milieux louches, rapporte Le Figaro. « Un bon chef, professionnellement parlant, c’était un modèle, il m’a appris à fouiner, à aller jusqu’aux détails, je ne peux en dire que du bien », dira un gendarme.

 D’abord affecté à la brigade territoriale, puis à la brigade de recherches d’Auxerre, c’est un enquêteur « tenace », note également le magistrat Jean-Louis Nadal. Il n’est pas « du genre à capituler devant les difficultés », écrit également le quotidien Le Monde, qui parle d’un « enquêteur scrupuleux », sachant aussi « se montrer entêté ». La preuve ? Alors que le dossier va être enterré par la justice, il continue à travailler sur l’affaire. Mais en dehors de tout cadre officiel, et sans en rendre compte à sa hiérarchie et au parquet, assure le magistrat.

 Le rapport de mai 2001 de l’inspection technique de la Gendarmerie salue tout d’abord la pugnacité du sous-officier. « Il a emporté bien des succès judiciaires grâce à sa connaissance intime du milieu auxerrois, à son engagement très au-delà de ses obligations professionnelles, à son instinct de pisteur, à son goût du recueil et du rapprochement du renseignement dans tous les domaines », énumèrent les auteurs du rapport, selon Le Monde.

Le gendarme va faire d’Émile Louis une affaire personnelle, car il est persuadé qu’il est face à un pervers sexuel dangereux. Il va ainsi fouiller dans les bois, ou sur les lieux de pêche du chauffeur de bus. Mais il n’est pas seul à travailler sur Émile Louis. La quasi-totalité des sous-officiers en poste à Auxerre lui donnent un coup de main. Autant de gendarmes qui cachent à leur hiérarchie leurs recherches !

 Car il n’y a plus de confiance dans la préfecture de l’Yonne.

 Christian Jambert est « un électron libre incommandable », rapporte Libération, qui inquiétait « à juste titre », selon l’inspection, le commandement, quand d’autres parlent de « chien fou ». « Dans les années 1980, ses supérieurs hiérarchiques l’ont désavoué et lui ont enjoint de ne pas faire des disparues une affaire personnelle », résume son fils, Philippe Jambert, auprès du Figaro. Pourtant, même Christian Jambert finit par lâcher le dossier.

 En 1987, signale Le Monde, il est muté pour raisons familiales dans la Nièvre, revenant seulement le week-end à Auxerre.

« Il est écœuré par ses chefs », analyse le quotidien du soir. Christian Jambert achète alors la caravane d’un collègue, installée dans un camping du Var. Et passe là ses vacances d’été sans se soucier d’Émile Louis. Ce dernier a pourtant déménagé à une cinquantaine de kilomètres de là.

Affecté à la brigade territoriale puis à la brigade de recherche d'Auxerre, Christian Jambert était un enquêteur tenace, pas du genre à capituler devant les difficultés.

 

Reprise des investigations

Christian Jambert a patiemment rassemblé des éléments contre Émile Louis. Mais il n’a pas été écouté. Cependant, au printemps 1993, son enquête va sortir de l’oubli. Pierre Monnoir, l’un des fondateurs de l’Association de défense des handicapés de l’Yonne (Adhy), contacte le magistrat chargé des mineurs et des affaires civiles au parquet d’Auxerre. Cette association, créée l’an passé, s’inquiète de plusieurs disparitions d’adolescentes confiées à l’Apajh (Association pour adultes et jeunes handicapés). Le magistrat en a-t-il connaissance ?

 Le parquet d’Auxerre tente de vérifier les renseignements fournis. Mais, deux ans plus tard, le procureur assure qu’il ne peut pas lancer une enquête pénale. Les faits allégués sont trop anciens et il n’y a pas d’indice laissant à penser qu’il y a une infraction pénale.

 Le parquet n’a malheureusement pas cherché très loin. Comme le magistrat Jean-Louis Nadal le remarque, il aurait pu demander à la Gendarmerie de rechercher des précédents.

 Il y aurait alors des chances que d’anciens camarades de Christian Jambert se soient souvenus de son enquête.

 Exaspérée, l’association de Pierre Monnoir, devenu président, remue ciel et terre pour obliger la justice à se mettre en branle. Mobilisant les médias, il passe à la radio, à la télévision, dans l’émission de Jacques Pradel Perdu de vue , sur TF1. Puis l’association dépose, en juillet 1996, six plaintes avec constitution de partie civile pour séquestration et enlèvement. Faute de moyens financiers, seules deux plaintes sont accompagnées d’une consignation, cette somme d’argent venant garantir le paiement d’une éventuelle amende en cas de plainte abusive.

 Mais, en février 1997, c’est la douche froide.

 Le juge d’instruction rend une ordonnance de non-informer sur les deux plaintes retenues : à la demande du parquet, il veut refermer aussitôt le dossier, faute d’éléments probants. L’association fait aussitôt appel. Et, trois mois plus tard, à la chambre de l’accusation de la cour d’appel de Paris, elle obtient enfin gain de cause. Comme le racontent Corinne Hermann et Philippe Jeanne dans leur livre, les magistrats estiment que la prescription n’est pas acquise et que le devoir d’instruire doit prédominer sur toute autre considération.

Des aveux

A la brigade de recherches d’Auxerre, c’est l’adjudant-chef Daniel Verron qui est d’abord désigné comme directeur d’enquête. Mais il meurt quelques semaines plus tard. Finalement, c’est la section de recherches de Paris qui est saisie. Deux gendarmes expérimentés, l’adjudant-chef Guy Potart et l’adjudant Éric Barou, héritent du dossier – des deux plaintes initiales, l’enquête est finalement étendue aux sept disparitions signalées en juillet 1998. De leur côté, les parties civiles font appel aux services de Jean-François Abgrall. L’ancien gendarme de la section de recherches de Rennes, celui qui a confondu le tueur en série Francis Heaulme, vient de quitter l’Arme. Désormais détective privé, il assiste le cabinet d’avocat dans ses recherches.

 Les enquêteurs reprennent le dossier de A à Z, en lançant des fouilles, vérifiant qu’il ne s’agit pas de fugues et que les jeunes disparues ne sont pas tombées sous la coupe d’un réseau de prostitution. Mais les fouilles ne donnent rien. Reste enfin la piste du fameux chauffeur de car. Les enquêteurs ont été alertés par la première femme d’Émile Louis, qui a découvert des vêtements féminins inconnus dans son garage.

 Comment expliquer qu’il ait conservé des vêtements de jeunes filles qu’il était chargé de transporter, s’indignent Corinne Hermann et Philippe Jeanne.

On découvre également que l’ancien chauffeur, parti dans un camping du Var, a été condamné à cinq ans de prison pour attentat à la pudeur sur des mineurs, les enfants de ses voisins. Émile Louis, lui, dénonce dans la presse une « machination » – avant de rappeler aux journalistes qu’il y a prescription.

 Les gendarmes attendent en réalité le meilleur moment pour l’interroger. Et, le 12 décembre 2000, ce moment est venu. Un huis clos crucial commence. Dans la soirée, l’interrogatoire débute à la gendarmerie de Draguignan.

On présente à Émile Louis les clichés des disparues. Et, surprise, il parle ! Persuadé que la prescription est acquise, il raconte dans la nuit comment il a tué sept jeunes femmes après des « pulsions incontrôlées ». Il déclare alors, rapporte Le Parisien, avoir eu avec elles des relations sexuelles « librement consenties ».

 Le sexagénaire donne également des indications pour retrouver les corps. Un point crucial pour l’accusation. Émile Louis va en effet revenir sur ses aveux. Mais grâce à l’ADN, on sait que les deux corps découverts à la mi-décembre à Rouvray, sur ses indications, sont ceux de Madeleine Dejust et de Jacqueline Weis.

 Il est condamné en 2004 à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d’assises de l’Yonne, une peine confirmée en appel.

 Mis également en examen pour des viols avec torture commis sur son entourage, il est condamné à vingt ans de réclusion criminelle, une peine alourdie à trente ans en appel.

 Le sinistre personnage meurt finalement en prison en octobre 2013.

Hommage à Jambert

Mais une personne n’a pas pu voir ce retournement judiciaire et la mise sous les verrous du tueur en série. Il s’agit de Christian Jambert. Comme signalé au début de ce récit, le gendarme est mort en août 1997, alors que la justice venait enfin de prendre à bras-le-corps l’affaire. A l’époque, ce décès est catalogué comme un suicide, sans qu’une autospie soit menée. Pour sa famille, sa disparition est trouble. Elle se bat pour qu’une enquête soit ouverte. Une première autopsie semble lui donner raison.

 Le parquet ouvre une information judiciaire en avril 2004, jugeant la thèse du suicide non compatible avec les deux traces de balles relevées. Le dossier finit pourtant par un non-lieu, cette première expertise ayant été remise en question. Christian Jambert avait bien modifié son arme pour qu’elle puisse tirer en rafale.

 « Mon père se sentait menacé », affirme pourtant Philippe Jambert, son fils, au Figaro. Et il n’était pas « criblé de dettes, ce qui accrédite évidemment la thèse du suicide », contrairement à ce qu’indique le rapport de l’inspection, ajoute-t-il. Dans leur livre, Corinne Hermann et Philippe Jeanne assurent toutefois que le gendarme avait déjà tenté de mettre fin à ses jours en mai 1995, et qu’il était, quelque temps avant sa mort, mélancolique.

 Le gendarme est manifestement hanté par l’affaire. A-t-il bien mené son enquête ?

Est-il à l’origine du classement sans suite ?

Son fils, Philippe, donne des éléments de réponse dans son interview au Figaro.

« Tout le monde reconnaît que, sans lui, Émile Louis n’aurait jamais été arrêté, rappelle-t-il. Or, depuis décembre 2000, aucun gouvernement n’a songé à lui décerner la Légion d’honneur à titre posthume. Pourtant,

je l’entends encore me dire : “Tu verras, mon fils, quand tu sauras tout ce que j’ai fait dans cette affaire, tu seras sidéré.”»

 Certes, comme le signale Le Parisien, en 2017, le responsable de la formation d’officiers de police judiciaire du Cantal place sa promotion sous le patronage de Christian Jambert.

 L’année suivante, un square d’Auxerre à son nom est également inauguré. Mais l’ancien gendarme opiniâtre mérite manifestement davantage de reconnaissance.

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