Illustration Frédéric Lepage
L’horrible scène se déroule en 1993, au Liberia. Ce petit pays d’Afrique de l’Ouest, qui voisine avec la Sierra Leone, la Guinée et la Côte d’Ivoire, est alors plongé dans une guerre civile sanglante depuis la fin de l’année 1989. David a les coudes attachés dans le dos avec des fils électriques. Cet instituteur dans une école évangéliste de Foya, dans le Nord-Ouest du pays, vient d’être arrêté. Selon le récit que fera son ami Jasper devant la justice française, il a dénoncé à une organisation non-gouvernementale, vraisemblablement à La Croix Rouge, des actes de destructions d’un hôpital menés par un groupe armé.
David est d’abord fait prisonnier au poste de police. Il sera ensuite amené près d’une piste d’atterrissage, tout près de la maison d’un sinistre chef de guerre surnommé « Ugly Boy » – le vilain garçon en français. Plusieurs patrons de l’Ulimo (United Liberation Movement of Liberia for Democracy), un groupe de rebelles, se pressent autour de lui. Les coups commencent à pleuvoir. Un véritable lynchage collectif, auquel David, qui a les mains attachées, ne peut se soustraire.
« Ugly Boy» s’avance alors avec sa hache vers la victime qui supplie à terre. En quelques coups ajustés, il lui ouvre le thorax pour en extraire le cœur. L’organe est d’abord exposé à la vue de tous, sur un plateau. Puis, comme si ces horreurs ne suffisaient pas, le cœur est découpé et mangé par les patrons de l’Ulimo qui ont participé au lynchage. C’est ce qu’on appelle le supplice tabé, une forme de torture particulièrement barbare et très répandue durant la guerre civile.
Présidé aujourd’hui par l’ancien footballeur star du Paris-Saint-Germain, Georges Weah, le Liberia est l’un des pays les plus pauvres de la planète. Mais cette nation de 5 millions d’habitants panse toujours les plaies béantes ouvertes par une terrible guerre civile qui, en une décennie, s’est soldée par environ 250 000 morts. Soit quasiment une personne sur dix, le pays comptant alors 3 millions d’habitants.
Comme le rappelle l’économiste Thierry Paulais dans son livre, l’histoire de ce pays est particulièrement singulière. C’est à l’origine, une colonie créée en 1822 par une société philanthropique américaine. Elle est destinée à accueillir des esclaves libérés venus des Amériques et à répandre la foi chrétienne.
Ironie amère de l’histoire, le projet aboutira à la mise en place d’un régime ségrégationniste sous la coupe des freemen – les hommes libres, en français –, soit les descendants des esclaves libérés.
Dans les années 1980, cet ordre injuste est ébranlé. Pour la première fois, un natif – par opposition aux descendants des colons afro-américains –, Samuel Doe, accède au pouvoir après un coup d’Etat, en avril 1980. Mais loin d’ouvrir le chapitre de la réconciliation nationale, son règne marque le glissement vers la dictature. Ce qui fait finalement basculer en 1989 le pays dans la guerre civile et dans un long cortège d’horreurs.
Les gendarmes de l’Office à la poursuite des crimes de guerre
Près de trente ans plus tard, le colonel Eric Émeraux est de passage au Palais de justice de Paris. Il est alors le chef de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH). C’est aussi un officier de Gendarmerie bien atypique. Sous l’alias de Matthias Ka, il est également connu comme un compositeur de musique électronique comptant plusieurs dizaines de milliers d’auditeurs sur son compte Spotify. Et l’homme est aussi doublé d’un écrivain : « J’ai toujours considéré la création comme un axe majeur de mes fonctions », explique-t-il.
Sa vocation militaire a des airs d’accident.
Elle naît en effet après un échec au concours d’une école de commerce à Dijon. Par amour des cimes, ce grand gaillard originaire des Vosges s’engage alors dans l’école militaire de haute montagne de Chamonix. Suivent quelques années dans les chasseurs alpins. Après avoir vécu de près un accident de montagne, il bifurquera vers le secourisme via la Gendarmerie, et intégrera tout naturellement un Peloton de Gendarmerie de haute montagne (PGHM), une voie toute tracée.
Le jeu des affectations aidant, Eric Émeraux quitte la montagne pour enseigner à l’école des officiers de Melun. La fin de son parcours sera fortement teintée de judiciaire, avec d’abord le commandement de la section de recherches de Montpellier. Puis, enfin, la direction d’un office central, après un détour par Sarajevo comme attaché de sécurité intérieure. Une carrière bien complète, qui aurait d’ailleurs pu mener l’officier supérieur aux étoiles. Mais le gendarme a laissé passer l’Ecole de guerre par passion du concret. « J’ai besoin d’être projeté sur le terrain, de voir comment cela tourne et comment trouver des solutions pour que ça aille mieux, quitte à être en dehors des clous », rappelle-t-il.
Autant dire que le colonel est dans son élément à l’OCLCH, une structure atypique dans le panorama des offices centraux. Comme son nom l’indique, ce service rattaché à l’Arme et créé en 2014 est chargé de traquer les génocidaires, bourreaux ou autres entrepreneurs de haine. Le dernier né des 14 offices centraux du ministère de l’Intérieur a une devise particulière. «Hora fugit, stat jus» – si le temps passe, le droit demeure.
L’Office central, désormais dirigé par le général Jean-Philippe Reiland, a en effet un terrain de jeu particulièrement vaste dans le temps et dans l’espace. L’activité de sa trentaine d’agents – ils n’étaient que vingt début 2020, principalement des gendarmes et quelques policiers – se situe dans le cadre de la compétence universelle, peu importe le lieu où le crime de guerre a été commis. Il suffit que l’auteur passe ou ait passé quelques heures sur le territoire français pour qu’il puisse être interpellé et interrogé par la justice hexagonale. Soit un travail fortement axé sur l’international.
L’essentiel des dossiers relève ainsi de crimes contre l’humanité imprescriptibles, comme l’enquête contre Pascal Simbikangwa, cet ancien capitaine jugé en 2014 pour sa participation au génocide rwandais.
Autre coup de maître de ces gendarmes : en mai 2020, ils ont arrêté l’un des fugitifs les plus recherchés au monde. Il s’agissait de l’homme d’affaires rwandais Félicien Kabuga, suspecté d’être le financier du génocide du Rwanda en 1994. L’octogénaire se cachait, avec l’aide de sa famille, derrière un nom d’emprunt à Asnières-sur-Seine, en région parisienne.
Demande d’entraide pénale suisse
Revenons au rendez-vous du colonel Eric Émeraux, alors chef de l’Office, avec les juges du parquet de Paris. Ce jour-là, le magistrat a appelé le colonel pour lui montrer une photo.
Dans son livre, La traque est mon métier, l’ancien officier de gendarmerie raconte la scène. « Voilà le sujet. Il s’agit d’un Libérien, un seigneur de guerre…, James B., dit BFM, soit Big Fat Man », dit-il.
Sur la photo, on voit l’homme, les yeux globuleux et les joues couvertes de cicatrices.
Il est vêtu d’une veste beige sans manches, ornée de cartouches de Kalachnikov, de coquillages et de morceaux d’os comportant des traces de cuir chevelu et du sang séché.
Il est entouré d’enfants armés. Et, sous sa Ranger droite, gît le corps d’un homme décapité, le torse béant.
En fait, cette description est une fiction. Secret de l’enquête oblige, il ne s’agit pas de l’assassin de David. Mais c’est quand même une allusion assez forte à cette affaire, elle comporte certains éléments qui s’en rapprochent, mais d’autres s’en éloignent.
En réalité, l’Office central est saisi du dossier par le parquet, à l’été 2018, à la suite d’un double mouvement : celui des autorités judiciaires suisses, et celui d’une organisation non gouvernementale. Ce 20 juillet 2018, les Suisses délivrent en effet une demande d’entraide pénale internationale dans le cadre d’une enquête contre Alieu Kosiah, l’un des anciens chefs de guerre de l’Ulimo. Les Helvètes veulent entendre un certain Kunti Kamara, connu aussi sous le nom de Kundi. Il ne s’agit pas d’un colosse, comme le fictionnel Big Fat Man, mais d’un petit homme chétif mesurant 1,64 mètre, qui est accusé des pires horreurs.
Il m’a été pris dans la guerre civile alors qu’il n’était qu’un adolescent d’une quinzaine d’années.
La dénonciation n’est pas venue de Suisse.
Car Alieu Kosiah est un ami de Kunti Kamara, et il regrettera plus tard de l’avoir mis dans le pétrin. « J’ai dit : demandez à Kunti, il est en Hollande », expliquera ce Libérien, cité par Le Monde. Il sera finalement condamné, en juin 2021 en Suisse, à vingt ans de prison pour avoir participé à la mort de dix-neuf personnes.
Par ailleurs, l’ONG suisse Civitas Maxima, qui documente les crimes de guerre, a également déposé une plainte. Elle suspecte Kunti Kamara d’avoir utilisé des enfants soldats, réduit en esclavage des villages, torturé, tué et de s’être livré à des actes de cannibalisme.
Outre le récit de Jasper, le témoignage de trois autres témoins est joint à la plainte, accusant le mis en cause de la torture et du meurtre d’une femme.
Cela fait six ans que l’ONG traque des auteurs de crimes de guerre. Son action, menée avec le Global Justice and Research Project (GJRP), basé à Monrovia, la capitale du Liberia, a alors déjà permis six arrestations dans cinq pays.
Si les autorités judiciaires françaises sont saisies, c’est parce qu’on pense que Kunti Kamara réside en France. Et, effectivement, l’homme, né en 1974 au Liberia, vit depuis 2016 dans l’Hexagone. Il a acquis la nationalité néerlandaise et réside alors à Évreux.
En 1997, il fuit la guerre civile. Son périple le conduit d’abord en Guinée, puis aux Pays-Bas où il reste douze ans après avoir obtenu l’asile politique. On sait peu de chose de son séjour batave, à part qu’il a travaillé comme électricien. Pour des raisons inconnues, il part ensuite vers la Belgique, et enfin vers la France.
Les gendarmes commencent à travailler sur sa recherche. A l’adresse d’Évreux, il n’y a personne, mais ils récupèrent auprès des Suisses une photo récente de leur suspect et se rendent chez un Libérien qui l’a hébergé à son arrivée. Ce dernier suggère aux militaires d’aller voir à une autre adresse dans la préfecture de l’Eure. Bonne pioche : il a bien son nom sur la boîte aux lettres.
Une convocation y est glissée, tandis que son téléphone est mis sur écoute et son compte bancaire surveillé. Sages précautions.
Car Kunti Kamara a visiblement pris aussitôt la poudre d’escampette.
Son téléphone borne à Bobigny. Il est alors moins une. Le Libérien a visiblement déjà organisé sa fuite.
Il a un faux laissez-passer de l’ambassade de Guinée au nom de Moussa Bamba,
et un ticket de bus pour la capitale du Portugal, Lisbonne. « Le suspect allait fuir par la fenêtre quand nous l’avons arrêté », expliquera l’adjudant Romuald Peruggia lors du procès d’assises, à l’automne 2022.
D’autres crimes de guerre
L’ordonnance de mise en accusation contre Kunti Kamara, consultée par L’Essor, raconte la suite de l’enquête.
Le mis en cause est entendu par le magistrat instructeur au début du mois d’octobre 2018.
Au cours de ce long interrogatoire de huit heures, il alterne confessions et dénégations. Oui, il a bien fait partie de l’Ulimo, il a même été l’un de ses cadres. Mais il n’était qu’un simple petit commandant à la tête de deux sections sur le front. Donc, pas le patron du district de Foya décrit par ses accusateurs. Et non, il n’a jamais commis les crimes qu’on lui impute.
Les prisonniers de guerre ? Ils étaient bien traités, ils étaient même libres de leurs mouvements. Le calvaire de David ?
Non, il ne se souvient pas, d’ailleurs de qui s’agit-il ?
Les accusations de Jasper ? C’est la faute d’un réseau qui fabrique des fake news, répond-il en substance. « Avez-vous été cannibale ? », demande alors le magistrat. « Non, pourquoi faire ? », répond Kunti Kamara. Et le suspect de nier que des soldats de l’Ulimo aient pu manger des organes humains.
La phase suivante de l’enquête, c’est la confrontation. Jasper est entendu devant Kunti Kamara à la fin novembre, un gros mois plus tard. Oui, dit-il, il s’agit bien de l’homme qui a frappé son ami David et qui a mangé un morceau de son cœur. Son témoignage est catastrophique pour l’ancien soldat.
Mais ce n’est pas fini. Il n’y a pas que Jasper qui accuse Kunti Kamara. Ils sont une vingtaine de témoins à l’identifier personnellement.
Les accusations d’actes de torture ou de crimes de guerre ne se limitent pas au calvaire de David. Pas étonnant: le comté de Lofa est l’un des territoires du Liberia le plus marqués par des exactions durant la guerre civile.
Or, pour les enquêteurs , Kunti Kamara passait bien l’essentiel de son temps à Foya, un district qui dépend de ce comté. Ainsi, sa fille Fatou est née en 1995 dans cette ville.
Dans un documentaire de la commission Vérité Réconciliation, l’une des personnes interrogées en 2008 cite également Kunti Kamara comme l’un des auteurs des persécutions commises dans la zone.
Si Jasper a assisté à l’exécution de son ami David, il accuse également Kunti Kamara de l’avoir ensuite réduit en esclavage. Avec, au programme, des marches forcées qui permettaient au chef de guerre de faire du trafic de marchandises vers la Guinée, dit-il. Des civils doivent alors pousser et porter des charges lourdes, sans manger et sans boire, pendant de longues heures.
Un autre témoin, le frère de Kumba, raconte le calvaire de sa sœur. Gravement malade, elle vient de perdre son nourrisson. Apprenant la nouvelle, Kunti Kamara aurait alors versé à la famille 100 dollars libériens. Mais entre-temps, apprenant que Kumba serait en fait une sorcière, il se serait ravisé. Selon l’accusation, il fait alors demi-tour pour revenir, ivre de colère, devant le domicile de cette mère qui vient de perdre son fils. Il l’aurait alors traînée au sol avant de l’abattre d’une rafale de mitraillette. Son corps est enfin brûlé, pour empêcher son âme de sorcière de s’échapper.
Quant à Lee, il a été capturé dans la brousse avec six autres hommes. Ils sont suspectés d’être des rebelles de la faction opposée.
Ils sont torturés, certains sont tués à coups de pierre sur le crâne. Lui est traîné sur 60 mètres, à une corde, avant d’être poignardé dans le dos. Enfin, Esther raconte comment elle a été violée par le garde du corps de Kunti Kamara. Alors qu’elle supplie le chef de guerre de faire cesser ces sévices, il s’étonne de sa demande. «Je croyais que c’était pour quelque chose de grave», répond-il, selon le récit terrible qu’en fait Esther.
Un office atypique de méthodes innovantes
Soit autant de témoignages qui mettent en cause Kunti Kamara. Mais la traque des criminels de guerre ne s’appuie pas seulement sur des récits. Dans La Traque est mon métier, Eric Emeraux dévoile d’autres méthodes d’enquête des limiers de son ancien office.
En effet, si la trame est romancée, comme on l’a vu, ce livre raconte fidèlement les astuces des enquêteurs.
Exemple avec ce passage de l’ouvrage qui décrit l’utilisation des techniques de recherches en sources ouvertes, un apport essentiel contre les crimes de guerre. «L’adage selon lequel tout individu laisse une trace est encore plus vrai dans le monde numérique, rappelle Eric Émeraux dans son livre. Ainsi, des éléments pourront être identifiés sur les réseaux sociaux comme Facebook, Instagram ou Twitter. Il peut s’agir de photographies publiées par l’auteur présumé et le mettant en scène sur les lieux du crime allégué, ou le montrant en compagnie de personnes intéressantes pour l’enquête.»
Dans les affaires sur les crimes de guerre, les enquêteurs ne peuvent pas être sur la scène de crime, ces exactions sont éloignées à la fois dans le temps et dans l’espace. «Sur les dossiers traditionnels, la plupart du temps, on a une scène de crime avec un cadavre et, à partir du cadavre, on remonte à l’auteur», rappelle Eric Emeraux au site Justice info, ce média consacré aux crimes de guerre lancé par la Fondation Hirondelle, une organisation suisse qui travaille sur l’information à destination des populations confrontées à des crises.
« Pour les crimes internationaux, la plupart du temps, on nous désigne un auteur et on nous dit : lui, il est impliqué dans telle ou telle chose, démontrez-le, poursuit-il. Le cheminement intellectuel est inverse. On a donc travaillé sur la mise en place d’outils qui permettent d’intégrer des contextes.» Le numérique doit ainsi permettre de savoir qui faisait quoi, qui commandait qui.
Mais il peut aussi aider à repérer des suspects qui se cachent en France. Dans son exemple fictif de traque de Big Fat Man, une enquêtrice explore les pages Facebook de Français dédiées au Liberia, les restaurants communautaires et les pages d’amateurs de football. Ce qui permet d’arriver à une personne d’intérêt, un Libérien vivant en Ile-de-France, à la tête d’une association pour l’éducation et le développement d’un des comtés du Liberia.
Ses images publiées sur les réseaux sociaux vont permettre, grâce à l’utilisation d’un logiciel de reconnaissance faciale, de le retrouver bras dessus, bras dessous, avec l’homme recherché.
Dans ce (faux) exemple, la (vraie) association Open Facto, spécialisée dans les recherches en sources ouvertes, est l’un des appuis de l’OCLCH. Elle identifie l’arrière-plan de la photo, pour savoir par où fraye le poisson traqué. Autant d’informations qui vont permettre à l’enquête fictive de se prolonger de manière plus classique. Le Libérien ami de Big Fat Man est mis sur écoute, géolocalisé, et son véhicule équipé d’une balise, les enquêteurs attendant désormais qu’il reprenne contact avec la cible.
Un déplacement inédit
Mais le numérique ne fait pas tout.
Les enquêteurs doivent aussi se déplacer sur le terrain. Dans le dossier Kunti Kamara, il va bien y avoir un déplacement au Liberia.
Un événement historique. Ces actes de procédure, des interrogatoires et des reconstitutions de scènes de crimes de guerre menées par la justice du Liberia et une justice tierce, en l’occurrence française, constituent une première depuis la fin de la guerre civile, en 2003.
« Les enquêteurs belges n’ont pas pu aller au Liberia. Qu’est-ce qui fait que vous y arrivez ? », demande ainsi Justice info à Eric Emeraux.
« On a une ambassade, répond l’ancien gendarme. On ne peut pas
évoluer dans un pays si on n’a pas le soutien de l’ambassade, du magistrat de liaison quand il y en a un, et de l’attaché de sécurité intérieure. Au Liberia, c’est l’ambassadeur qui est allé au contact des autorités pour défendre une commission rogatoire internationale et obtenir le feu vert pour que l’on puisse travailler.»
Il n’y a pas d’accord bilatéral avec le Liberia. Mais les bonnes relations diplomatiques ont permis de faciliter les démarches. Si, sur place, comme le précise Le Monde, ce sont les autorités locales qui ont mené les auditions, les gendarmes ont, eux, apporté un appui technique, par exemple des prises de photo ou l’enregistrement de coordonnées GPS.
Avant de partir au Liberia, les enquêteurs de l’OCLCH entendent Patrick. Ce reporter photographe s’est rendu à plusieurs reprises dans le pays à partir des années 1980 pour y documenter les drames qui s’y jouaient.
Le journaliste a ainsi été témoin de plusieurs prélèvements d’organes, dont des cœurs.
« Le cœur représente la force, le pouvoir de l’ennemi. Il est fréquent de couper les oreilles à vif », raconte-t-il aux enquêteurs, avant de confier ses planches de clichés prises durant la guerre civile.
Puis, en avril et en mai 2019, le juge d’instruction se rend au Liberia. Le programme de la délégation judiciaire est dense. En tout, ils vont y effectuer huit reconstitutions.
Ils doivent ainsi se rendre à la mission de David, sur les lieux de son supplice, et sur tous les autres lieux où Kunti Kamara est accusé d’avoir tué ou torturé. La veuve de David est interrogée, racontant comment son mari, qui avait fait l’interprète et eu l’audace de répondre à des questions sur la destruction de l’hôpital de Borma, avait été aussitôt arrêté par les miliciens.
Au-delà de ce témoignage saisissant, l’enjeu du déplacement au Liberia réside dans l’identification des témoins. Comme le racontera le chef de la police libérienne ayant exécuté les commissions rogatoires, des témoins n’ont pas forcément des papiers d’identité ou une adresse précise. Certains ne reconnaissent pas Kunti Kamara sur les photos récentes qu’on leur présente, tandis que d’autres se ferment à la seule évocation de son nom, par peur de représailles.
Dans son livre, Eric Emeraux mentionne également un déplacement au Liberia et ses impressions, un séjour bien réel. «C’est la seconde fois que je me rends au Liberia, écrit-il. La fois précédente, c’était pour une mission Stups. Je me souviens de cette mission qui m’avait propulsé, le lendemain de mon arrivée dans le pays, en costume par 33 degrés et 98 % d’humidité, dans la prison centrale de Monrovia, au milieu des condamnés à perpétuité, la vraie, avec un procureur français. Les types entassés à cinquante dans de petites cellules.» Rien ne semble avoir changé, remarque l’officier. Qui garde une question en tête : comment des hommes visiblement ordinaires, sans passé criminel, peuvent-ils franchir ainsi le pas du crime de guerre ou du crime contre l’humanité ?
Un procès historique
Dans l’affaire Kunti Kamara, ce sont les jurés de la cour d’assises de Paris qui doivent répondre à cette question. L’audience de l’ancien soldat s’est ouverte dans la capitale, le lundi 10 octobre 2022. Un moment qui doit rester dans l’histoire : c’est alors le 19e procès filmé en France, à la demande du parquet national antiterroriste, à des fins de constitution d’archives historiques. C’est également le cinquième procès en première instance pour des crimes contre l’humanité en France. Mais surtout, le premier pour des faits ne portant pas sur le génocide des Tutsis au Rwanda.
Plus précisément, Kunti Kamara est poursuivi pour des actes de torture et de barbarie (en tant qu’auteur et complice), ainsi que pour complicité de crimes contre l’humanité.
A la barre, deux proches se succèdent pour dire tout le bien qu’ils pensent de “Kundi”. Comme le raconte Le Monde, le Libérien qui l’a hébergé à Bobigny minimise son rôle. « J’ai pleuré quand j’ai entendu les accusations qui étaient portées contre lui, dit-il. Il a combattu pendant la guerre, c’est vrai, mais c’était un simple soldat.» L’ancien président d’une association normande de Libériens renchérit. «Le petit, là, il est gentil. Si vous trouvez quelqu’un pour dire du mal de lui, mettez-moi en prison à vie. »
Pourtant, ils se succèdent à la barre, ces témoins, une vingtaine, qui le mettent en cause. Par exemple Jasper, entendu par les jurés, le 17 octobre. « Ça dépassait l’entendement, les gens étaient forcés de regarder. Je n’oublierai jamais. Comment peut-on faire ça à un autre être humain ?», raconte-t-il, des propos rapportés par la radio RFI. « Ça a été très, très douloureux de parler à cause de toutes ces horreurs, poursuit-il, évoquant un choc psychologique. Mais obtenir justice n’est pas facile. Aujourd’hui, la justice a été entendue. Que ce soit pour le cannibalisme, les viols, le travail forcé, les pillages, […] je ne pouvais rien faire d’autre que dire la vérité.»
En face, Kunti Kamara, souriant depuis l’ouverture de son procès, dément. « Manger de la viande humaine ? Je veux vomir. Je n’ai jamais mangé de viande humaine », rétorque-t-il. Le village où il aurait tué une femme soupçonnée de sorcellerie ? Il n’y a jamais mis les pieds et ne connaît aucune des personnes qui l’accusent. « Vous savez que ce sont des menteurs», dira-t-il plus tard au président de la cour d’assises. Sa ligne de défense peut se résumer ainsi : des témoins l’accusent en espérant pouvoir ensuite vivre en Europe.
L’avocate de l’accusé, Me Maryline Secci, porte également habilement le fer sur les faiblesses de l’accusation, qui n’a pas pu trouver de preuves matérielles contre Kunti Kamara. « Parfois, l’accusation ne repose que sur un seul témoin direct, remarque la juriste, des propos rapportés par le site Justice info. Cela ne vaudrait presque rien dans une affaire de droit commun. Alors pourquoi l’accepter dans ce dossier ?» Et de s’interroger : et si les témoins confondaient Kunti Kamara avec un autre ? Et si leur besoin de justice était si fort qu’ils seraient prêts à accuser quelqu’un, qu’importe qui, pourvu qu’on écoute enfin leur douleur ? « Notre position n’est pas de dire qu’il ne s’est rien passé au Liberia, mais que ces crimes, M. Kamara ne les a pas commis », conclut l’avocate.
Au contraire, pour l’accusation, tous ces témoignages « ne sont pas des sous-preuves».
Et dans ces dossiers de crimes contre l’humanité, ils sont bien souvent la preuve centrale, fautes d’éléments matériels survivant au chaos de la guerre.
Auditionné aux premiers jours du procès, l’adjudant-chef de l’OCLCH avait donné ses impressions aux jurés : il n’avait pas relevé d’exagération chez les témoins, ni eu le sentiment que ces récits avaient été appris par cœur. Certes, il y a eu des divergences, mais cela s’expliquait par l’ancienneté des faits, le traumatisme de la guerre pouvant également avoir un impact sur la mémoire. « Il est difficile, dans ce dossier, de recueillir d’autres preuves que les témoignages », relève-t-il enfin en substance.
Début novembre, le procès arrive à son terme. « Je suis innocent, je ne suis qu’un soldat », déclare Kunti Kamara. Puis, le soir, après une journée de délibéré, le verdict tombe.
Le Libérien est finalement condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour crimes contre l’humanité et torture. Comme le remarque l’ONG Civitas Maxima, partie civile, c’est la première condamnation pour crimes contre l’humanité en lien avec les conflits qui ont ravagé le Liberia. Dans leur feuille de motivation, les jurés remarquent que, tout au long de son procès, Kunti Kamara s’est « muré dans une posture de déni peu convaincante ».
Il s’est ainsi montré dubitatif sur des pratiques « communément attribuées aux différents groupes rebelles ». Et n’a montré aucun signe d’empathie, hormis une exception, pour les victimes marquées pourtant par « des souffrances indicibles et permanentes, malgré l’écoulement du temps ».
L’ancien commandant rebelle a aussitôt annoncé son intention de faire appel.