Par Gabriel Thierry – Illustration Zzigg
A la fin août 2014, des militants écologistes entament une grève de la faim. Quelques jours plus tard, d’autres s’enterrent, seules la tête et les épaules dépassent du sol. Décidément, en ce début d’automne, le projet de barrage de Sivens, dans la zone humide du Testet, est en voie de devenir un sujet explosif. Ce week-end de la fin octobre, les opposants appellent d’ailleurs à un nouveau rassemblement pour dire leur opposition.
La manifestation, bon enfant, réunit environ 2 000 personnes, selon la presse locale. Mais en milieu d’après-midi, l’ambiance dégénère. Une quarantaine d’hommes vêtus de noir partent vers la zone de vie du chantier, rejoints un peu plus tard par des centaines de personnes. Les affrontements avec les gendarmes mobiles vont durer toute la nuit.
Au petit matin, on apprend qu’un drame vient de se dérouler sur la zone : un jeune homme est mort dans la nuit. Il s’appelle Rémi Fraisse.
Ce 25 octobre, ce jeune botaniste de 21 ans se rend pour la première fois sur le site du barrage de Sivens. Cet adhérent à l’association France Nature Environnement, étudiant en sciences à l’université de Toulouse, arrive sur place vers 16heures avec sa petite amie, Anna, raconte à l’époque le média écologiste Reporterre. Accompagné de deux amis, le couple reste près des chapiteaux, là où sont organisés les débats et les animations.
La soirée se prolonge. Puis leurs deux amis leur signalent que ça chauffe au niveau du chantier. Des forces de l’ordre lanceraient des grenades en riposte à de simples cailloux. Ils entendent au loin le bruit des explosions de grenades. Rémi Fraisse explique à Anna qu’il veut aller voir. Ils marchent pendant quinze minutes avant que Rémi ne se mette à courir, seul, vers les gendarmes mobiles. « Il avait un peu bu dans la soirée mais n’était pas ivre, il avait juste une bouteille de vin et des gâteaux apéritifs dans son sac à dos », précise Anna à Reporterre.
Abritée derrière un talus, elle assiste à des jets de pierres et des tirs de feu d’artifice.
Rémi Fraisse disparaît dans les nuages de gaz lacrymogène. Elle ne le reverra pas. Le jeune homme est victime d’un accident à la fois «improbable et prévisible», comme l’assure le sociologue Fabien Jobard : une grenade a atterri entre son sac à dos et son épaule. Quand elle explose, elle tue sur le coup le jeune homme. «Il y avait très peu de risque» qu’elle tombe ainsi, «sans qu’il puisse s’en défaire dans le quart de seconde nécessaire», mais «il était difficile d’imaginer que le jet ou le tir de 80 grenades explosives assourdissantes, 40 grenades offensives et 75 balles de Flash-Ball ne provoquent pas des dommages corporels irréversibles parmi les manifestants», signale le sociologue au Monde.
Un projet hautement contesté
Dans le Tarn, le projet de barrage dans la zone humide du Testet est dans les cartons depuis la fin des années 1980. Longtemps en sommeil, ce chantier à 8 millions d’euros est porté par le conseil général du Tarn. Il doit permettre aux fermes voisines de sécuriser leurs approvisionnements en eau avec la création d’une retenue d’environ 1,5 million de mètres cubes. Mais, en l’espace d’un an, il est devenu un projet hautement contesté.
Des militants écologistes veulent défendre la forêt et la démocratie contre ces grands projets imposés, ces chantiers jugés inutiles et néfastes pour l’environnement. Les élus socialistes du département, eux, voient rouge, avec l’enlisement d’un chantier attendu depuis plus de vingt-cinq ans.
«Si une maison est squattée en ville, tout le monde comprend que c'est un scandale, se désole une agricultrice d’un département voisin. Mais quand il s'agit d’un terrain agricole, on pense que n’importe quel hurluberlu peut s’y installer.»
Toutes proportions gardées, le projet de barrage de Sivens a des allures de Notre-Dame-des-Landes. Ce projet d’aéroport en Loire-Atlantique avait été bloqué par des écologistes d’un nouveau genre. Outre des agriculteurs locaux opposés au projet, ces terrains à environ 25 kilomètres au nord de Nantes avaient été occupés par des militants venus vivre sur place pour empêcher la construction de l’aérodrome, rejoints régulièrement par d’autres opposants dans les moments critiques.
Une tactique payante, qui avait mis en défaut les gendarmes. Malgré d’importants moyens, ils n’ont pas réussi à expulser les écologistes à l’automne 2012.
Si, en septembre 2014, le projet d’aéroport n’est pas encore abandonné – il le sera quelques années plus tard –, il est déjà bien embourbé.
Mais justement, dans le Tarn, les gendarmes s’inquiètent. D’une dizaine de militants au départ, en octobre 2013, la contestation au barrage de Sivens est en train de se radicaliser. Au départ, l’opposition était pourtant juridique et non violente, avec, par exemple, «des occupations illicites de parcelles», note le rapport de l’Inspection générale de la Gendarmerie sur l’affaire. Les opposants au projet dénoncent la destruction d’une zone humide sauvage, un important réservoir de biodiversité, signale France Nature Environnement. L’association déplore également une surévaluation des besoins en eau, des insuffisances dans les études préalables, et une facture exorbitante aux frais du contribuable.
Sauf que, selon les gendarmes, une poignée de radicaux épaulés par d’anciens zadistes de Notre-Dame-des-Landes veulent changer les formes de la lutte. Il s’agit de créer une nouvelle «Zone à défendre» à la Métairie Neuve, une appellation faisant référencea ux trois initiales des «Zones à Aménagement Différé».
Au mois d’août 2014, dans une atmosphère particulièrement tendue, les premiers affrontements ont lieu. C’était une stratégie de harcèlement quotidien, dénonce plus tard le général Pierre Renault, le patron de l’IGGN.
Les gendarmes doivent engager une ou deux unités mobiles au cours du mois de septembre, renforcées par des spécialistes à même de déloger les manifestants perchés dans les arbres.
Des machines évacuées
Les gendarmes ont dû intervenir pour que les engins de chantier puissent venir raser les bois. En ce week-end de la fin octobre, ces machines ont été évacuées. Cela ne sert à rien de laisser des cibles trop évidentes à la disposition des opposants, sans compter le risque de dégradation. Mais la situation s’est malgré tout tendue dès le vendredi soir, la veille de la manifestation. Trois agents de sécurité sont chargés de protéger le site de vie, la zone où sont d’habitude entreposées les machines.
Vers minuit, ils appellent au secours.
Des manifestants radicaux viennent d’arriver, ayant visiblement pour objectif de tout détruire.
Trois pelotons de gendarmes mobiles interviennent alors face à environ 150 manifestants violents. Les militaires doivent tirer 150 grenades, dont 17 offensives, face aux jets de cailloux, cocktails incendiaires et mortiers artisanaux.
Les échauffourées reprennent le lendemain, lorsqu’une partie des manifestants s’approche de trop près du chantier. Cette fois-ci, six CRS sont blessés, dont deux très gravement. Pour les gendarmes, ce vendredi très chaud change la donne. Il faut désormais protéger jusqu’au lundi matin la base de vie du chantier, en laissant sur place des gendarmes en permanence. Les militaires peuvent s’abriter derrière une clôture haute de 2 mètres, dressée derrière un fossé de 2 mètres de profondeur.
Une façon de s’assurer que les travaux du chantier pourront bien reprendre après le week-end. «L’expérience a en effet prouvé que, si les opposants les plus déterminés occupent le site, ils pourront le condamner et le piéger, ainsi que ses accès, ce qui conduirait les autorités à devoir mener, le lundi matin, des opérations de grande envergure pour dégager les axes routiers et reprendre le contrôle du site», explique le général Pierre Renault.
Ce samedi, c’est l’escadron de gendarmerie de Châteauroux qui est d’abord chargé de cette tâche. Il est relevé à minuit par les 68 militaires de La Réole. Ils doivent occuper le terrain, sauf si la situation devient intenable… Et, de fait, la nuit, au départ calme, va être particulièrement chaude.
« On arrive »
Vers minuit vingt, les gendarmes voient des manifestants allumer des feux. Quinze minutes plus tard, l’un d’entre eux crie : «On arrive !»
Les gendarmes font les premières sommations. Alors que les cailloux commencent à pleuvoir, elles ne font guère d’effet. Ce manifestant ironise en appelant à son tour les militaires à se disperser. D’autres s’esclaffent.
Vers 1 heure du matin, les gendarmes lancent des grenades lacrymogènes. Les manifestants ripostent avec un projectile en feu. «Ce n’est pas un cocktail Molotov, ça ?», s’interroge un militaire. L’adjudant José, de l’escadron de La Réole sent que les manifestants veulent en découdre, il a l’impression d’être dans une arène – il parle même de siège.
Les gendarmes sont inquiets car le terrain, une sorte de cuvette, est très favorable à l’adversaire. Et l’opération est bien préparée : des manifestants non agressifs s’approchent, installent des brasiers et des sacs de projectiles. Puis ils laissent la place aux manifestants violents.
L’un des Irisbus de l’escadron reçoit un cocktail incendiaire au niveau du pare-buffle, puis un projectile sur le pare-brise. Deux engins incendiaires éclatent à gauche, tandis que des fusées d’artifice fusent. Certains projectiles sont tirés avec des sortes de catapultes artisanales. Le gendarme Damien a la désagréable sensation d’être enfermé. La zone qu’il tient est bordée par un fossé et un grillage empêchant tout bond offensif pour faire reculer les manifestants. Les gaz ne donnent plus les résultats escomptés, une partie des militants radicaux sont équipés de masques et de boucliers artisanaux.
Les gendarmes prennent alors la décision d’utiliser, après sommations, des grenades explosives de type F4 et OF-F1. Des militants vont s’abriter derrière une barricade faite de palettes, tandis qu’un autre va aveugler les militaires avec un laser. Vers 1 h 30, les gendarmes interviennent : un manifestant reste accroupi au sol. C’est une femme, elle explique qu’elle ne peut pas respirer. Elle est évacuée à l’arrière des gendarmes, puis expulsée.
Une quinzaine de minutes plus tard, les gendarmes se rendent compte qu’un nouveau manifestant reste au sol, visiblement blessé. «C’est bon, il va se relever, il va se relever», espère un gendarme. «Il est décédé, le mec… là c’est vachement grave», souffle un peu plus tard un gendarme dans son micro. Rémi Fraisse vient de mourir.
Ce n’est pas une bavure
Il ne s’agit pas « d’une bavure », assure aussitôt le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve. Et pourtant après ce drame, le gouvernement est sous le feu des critiques. Pour l’ancienne ministre du Logement Cécile Duflot, il s’agit d’un «scandale absolu», une «tache indélébile sur l’action de ce gouvernement». «Quel est le sens de la construction de ce barrage, projet contestable et contesté, dont on sait que, très probablement, une partie des recours judiciaires va aboutir ?», interroge la députée écologiste dans le Monde. Son groupe, dit-elle, va demander la création d’une commission d’enquête parlementaire.
La famille annonce, de son côté, qu’elle va déposer plainte pour homicide volontaire commis «par une ou plusieurs personnes dépositaires de l’autorité publique». En tout, quatre gendarmes seront visés par l’instruction judiciaire. Plusieurs années plus tard, Jean-Pierre Fraisse racontera ce «deuil impossible» aux journalistes de la Dépêche du Midi, le quotidien régional. «On ne peut pas faire le deuil de son enfant, prévient-il. Les premières années ont été atroces. Par la suite, on arrive à mieux gérer. Mais le deuil est impossible.»
Ce dimanche 26 octobre, le père de Rémi Fraisse avait été appelé par un adjoint à la mairie de Plaisance-du-Touch. Il y a un souci avec Rémi, quelque chose de très grave. «Il ne me parle pas de mort, mais je comprends qu’il s’agit peut-être de cela», se souvient Jean-Pierre Fraisse. L’ancien cadre chez France Telecom, également très sensible aux questions environnementales, avait déjà échangé avec son fils à propos de Sivens. S’il n’était jamais venu sur place, le jeune homme avait entendu parler de la Zad. Epris d’écologie, il ne pouvait rester insensible à ce combat mené dans sa région.
Mais ce n’était pas son genre d’aller jeter des pierres. Ses proches décrivent un jeune doux, calme et non-violent, guitariste à ses heures et amateur de reggae. «Un type bienveillant, très apaisant. Il était extrêmement sociable et parvenait sans peine à se faire de nombreux amis où qu’il aille», diront ses amis à Reporterre.
Comme le racontera Libération, Rémi Fraisse avait choisi comme sujet d’étude le recensement et la protection des plantes rares menacées par l’urbanisation dans la région toulousaine. «Une fois ces plantes repérées, il s’agissait pour lui de convaincre les propriétaires des lieux de les sauvegarder», rapporte le quotidien. Après son BTS en Gestion et Protection de l’environnement, le jeune homme voulait acheter un terrain dans le coin pour y lancer son exploitation de plantes médicinales.
Une grenade OF-F1
L’autopsie du corps du jeune homme est sans surprise. Le décès est dû à une explosion au niveau de la région thoracique haute. On sait qu’il s’agit d’une grenade d’un gendarme parce que les analyses des restes du sac à dos, comme le précise l’ordonnance de non-lieu, ont pu écarter la piste d’un explosif artisanal.
Mais quelle grenade ? Ce soir-là, 237 grenades lacrymogènes, 41 balles de défense, 38 grenades F4 et 23 grenades offensives ont été tirées. Pour les experts de la police scientifique, c’est sans doute une grenade offensive OF-F1 qui est à l’origine du drame.
On retrouve des traces de particules en plastique compatibles avec ce genre de grenade, ainsi qu’un fragment de teinte vert kaki fiché dans la plaie. De même, des essais laissent à penser que l’hypothèse la plus probable est celle d’une explosion d’une grenade OF-F1 entre la veste et le sac à dos.
Quelques jours plus tard, Bernard Cazeneuve décide de suspendre l’emploi de la grenade OF-F1. Elle sera définitivement interdite par un décret en mai 2017. Comme l’explique l’expert en armes Jean-Louis Courtois dans Commando Magazine, la grenade utilisée par les escadrons de gendarmerie mobile est fabriquée par la société Alsetex. Cette grenade explosive à effet de souffle provoque aussi un effet sonore de 160 décibels à 15 mètres.
«Depuis des années, cette grenade a été de très nombreuses fois utilisée, sans aucun problème particulier», remarque-t-il. Cette arme, dira pourtant plus tard le Défenseur des droits, est particulièrement dangereuse, puisque composée de substances explosives qui peuvent être fatales en cas de contact. Sa dangerosité associée, précise le rapport commun des inspections générales de la Police et de la Gendarmerie, vient de l’emploi d’une substance explosive – la tolite – pour créer l’effet de souffle.
Début décembre, l’Inspection générale de la Gendarmerie rend seule un autre rapport, versé à l’instruction judiciaire. Pour les militaires, il n’y a pas d’élément permettant de caractériser une faute professionnelle du gendarme auteur du tir. Des enregistrements prouvent en effet que des avertissements sonores ont bien été lancés et que le gendarme a pris soin, avant de lancer sa grenade, d’utiliser ses jumelles nocturnes pour vérifier que personne ne se trouvait dans la zone où il s’apprêtait à la jeter.
On ne le saura que bien plus tard, en mars 2016, mais pas très loin il y a Rémi Fraisse. Il lève les mains en l’air et crie : «Arrêtez.» Il voulait «dire aux gendarmes, de manière candide et naïve, d’arrêter», expliquera à l’AFP une source proche du dossier.
L’auteur du lancer est le maréchal des logis-chef Jean-Christophe, 32 ans, bien noté, entré dans l’Arme en 2001. Ce soir-là, il est chef de groupe de huit militaires. Devant la justice, il revient sur le film des événements.
Dans un premier temps, les directives de notre hiérarchie sont claires, juge-t-il. Les gendarmes maintiennent leur position sans avoir besoin de répliquer. Puis «l’agression des manifestants devient plus intense et violente», raconte
Le Parisien qui a eu accès aux déclarations du militaire. «Ils se rapprochent de nos positions. Ils sont de plus en plus nombreux», ajoute-t-il, avant de signaler que «les directives de notre commandement varient», une remarque ambiguë, qui interrogera la presse.
Le chef observe alors un groupe de cinq ou six personnes «déterminées», qui lancent des pierres et se rapprochent des gendarmes.
Un autre groupe, plus important, suit.
Le commandant du peloton fait appel à des renforts. Jean-Christophe, lui, décide de lancer une grenade en cloche. Il regarde d’abord la zone avec ses intensificateurs de lumière, puis, quelques secondes plus tard, lance sa grenade dans l’obscurité, après avoir annoncé son intention – une version corroborée par ses camarades. «Je suis obligé de la jeter par-dessus» le grillage, dit-il. Le militaire assure avoir voulu «éviter d’envoyer» la grenade «sur les manifestants eux-mêmes». Mais ces derniers bougent beaucoup et il fait nuit noire.
Une profonde compassion
« Il n’est ni coupable, ni responsable, mais il était présent, et c’est sa grenade qui a tué Rémi Fraisse », résume son avocat, Me Jean Tamalet, au Parisien. « Il apprend à vivre avec ce drame » – un « épouvantable accident », signale le juriste –, « malgré la pression émotionnelle importante». « A aucun moment il n’a cherché à provoquer ce drame. C’est un père de famille et il ne peut qu’imaginer l’insurmontable douleur des proches, et les assure de sa profonde compassion », ajoute l’avocat.
C’est « un homme choqué», dira également le général Denis Favier, alors Directeur général de la Gendarmerie.
Des regrets qui ne calment pas la douleur des proches de Rémi Fraisse, tandis que la thèse de l’accident ne passe pas auprès des sympathisants écologistes. «Encore un nouveau mensonge d’État, encore plus gros, cynique, que les précédents», déplore Arié Alimi, l’avocat de la famille de Rémi Fraisse à propos du rapport de l’Inspection générale dédouanant le gendarme mobile.
«Cela faisait deux mois que les forces de l’ordre étaient à la limite sur le site de Sivens», affirme au Monde Gérard Onesta, vice-président EELV du conseil régional Midi-Pyrénées. « C’est un miracle qu’il n’y ait eu que Rémi Fraisse comme victime. » Et d’ajouter : « Les forces de l’ordre ont eu pour mission de faire mal, et elles ont mal fait. Qui est responsable ? Les donneurs d’ordre : le Conseil général, la préfecture, et celui qui est au-dessus de la préfecture, le ministre. Qu’il en tire toutes les conséquences. »
La presse se fait en effet écho de questionnements sur la responsabilité du préfet du Tarn. Mediapart signale les propos d’un officier. Selon ce dernier, le préfet aurait demandé de « faire preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis des opposants par rapport à toutes formes de violences envers les forces de l’ordre ».
L’instruction judiciaire est également critiquée. Le média Reporterre va ainsi dénoncer le fait que l’enquête a été confiée à l’Inspection générale et aux gendarmes de la section de recherches de Toulouse. Et de craindre un «esprit de famille» qui pousserait les gendarmes à chercher des éléments à charge contre la victime. La partie civile dénonce aussi l’absence de reconstitution, ou encore la grande absence du préfet du Tarn. «Toute personne qui sait lire verra dans le dossier les incohérences, les zones à exploiter, les manquements dans les responsabilités de l’autorité civile», affirme ainsi l’avocate Claire Dujardin.
Pour la Ligue des droits de l’Homme, l’institution judiciaire a même refusé de « faire son travail». Certes, écrit l’association, il « n’est pas contestable qu’un petit groupe d’individus avait décidé de profiter des manifestations pour s’en prendre aux forces de l’ordre ».
Mais « tel n’était pas le cas de l’immense majorité des manifestants, ajoute l’organisation non gouvernementale. Les forces de l’ordre n’ont jamais été réellement en danger, et encore moins en risque de perdre le contrôle de la situation ».
En clair, pour l’association, l’usage de la force n’était pas strictement nécessaire et n’avait pas été proportionné. Les gendarmes «auraient pu tenir leurs positions sans dommage pendant des heures, il était rigoureusement impossible aux opposants de venir menacer directement l’intégrité des gendarmes, sauf par le lancer de projectiles effectivement dangereux», résume la Ligue des droits de l’homme. «Pourquoi ne pas assumer ses responsabilités et dire : “nous l’avons tué”, pointe Arié Alimi. Notre politique l’a tué. Nous n’avons pas voulu choisir la voie du dialogue, nous avons voulu montrer que nous sommes forts aux yeux des Français, et cela passe par des démonstrations de violence contre ces militants majoritairement pacifistes », qui « tentaient simplement de sauver notre patrimoine naturel ».
Des vérités inconciliables
Difficile d’avoir des vérités aussi inconciliables. D’un côté, des gendarmes chargés de défendre un site décrivent une nuit d’émeute. De l’autre, des militants assurent que ces violences, réelles, étaient à relativiser et qu’elles ne justifiaient pas un tel niveau d’emploi de la force.
En 2016, la controverse va être en partie tranchée par le Défenseur des droits. Dans son rapport, l’autorité administrative indépendante estime qu’il n’y a pas eu de faute de la part du gendarme. Mais le Défenseur des droits juge également que les instructions données aux militaires déployés sur la zone ont manqué de clarté. Et déplore l’absence de toute autorité civile au moment du drame.
Deux ans plus tard, cette ligne est suivie par les deux juges d’instruction du tribunal de grande instance de Toulouse, Anissa Oumohand et Elodie Billot. En janvier 2018, les magistrates rendent un non-lieu. Au terme de leur enquête, elles estiment que les charges sont insuffisantes pour caractériser le délit d’homicide involontaire ou les crimes de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner et d’homicide volontaire. «L’ordonnance de non-lieu était inévitable car personne n’avait été mis en examen», dira plus tard Me Jean Tamalet. En mars 2016, le gendarme auteur du tir avait seulement été placé sous le statut de témoin assisté.
A propos de sa responsabilité pénale, les magistrats concluent en effet que ce gendarme mobile voulait d’abord « réaliser un tir de barrage pour faire cesser la progression et provoquer le recul du groupe de manifestants se trouvant face à lui, en faisant exploser une grenade OF-F1 à proximité de ces derniers », sans avoir à aucun moment souhaité les atteindre.
Ce déploiement de la force était d’ailleurs justifié au regard de l’intensité des violences et de l’impossibilité d’une défense alternative du terrain. Cette décision judiciaire sera âprement contestée par la famille de Rémi Fraisse.
« On s’y attendait, dénonce le père de Rémi Fraisse. Tout a été fait par les juges et le parquet pour une instruction à décharge des gendarmes. La décision a été prise à un haut niveau. La justice est aux ordres, point barre.»
Elle sera pourtant confirmée par l’ensemble des juridictions, avec une décision finale de la Cour de cassation en mars 2021. La grenade était une réponse inadaptée, choisie faute de mieux et lancée dans une obscurité totale, avait plaidé l’avocat Patrice Spinosi.
« Rémi Fraisse est en réalité mort pour rien, conclut l’avocat. Il a été victime de l’application déraisonnable d’une doctrine de maintien de l’ordre qui, par la suite, va être de plus en plus contestée. »
Maigre consolation pour sa famille, plus tard, le tribunal administratif de Toulouse va reconnaître la responsabilité sans faute de l’Etat. Et allouer à la famille environ 46 000 euros pour son préjudice. « C’est une victoire importante, une étape nécessaire dans le combat de la famille de Rémi, qui n’a eu de cesse de demander vérité et justice. Pour la première fois, l’Etat est condamné dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre menée par les gendarmes ayant entraîné la mort d’une personne», dira Claire Dujardin.
En appel, les juges administratifs relèvent toutefois «la faute constituée par l’imprudence de la victime, qui s’est délibérément rendue sur les lieux des affrontements». Tout en remarquant que Rémi Fraisse ne pouvait avoir eu ainsi « conscience de s’exposer à un risque de d
écès en raison de l’emploi d’une grenade offensive, réputée alors non létale, risque qui ne s’est réalisé qu’en raison de circonstances tout à fait exceptionnelles ».
Chaudron Bouillant
Dix ans plus tard, on a toutefois la triste impression qu'un drame de ce genre a toutes les chances de se reproduire.
Car le chaudron qui oppose les militants les plus radicaux aux gendarmes chargés de protéger les projets contestés est encore plus bouillant. Comme à Sainte-Soline, où le projet de retenue d’eau dans les Deux-Sèvres est devenu le nouvel épicentre des tensions entre militants radicaux et le pouvoir.
Une nouvelle méga-bassine inutile, dénoncent les opposants à ce chantier. «Les modes d’opposition sont de plus en plus violents», déplorait le patron des gendarmes, Christian Rodriguez, interrogé à la fin du printemps par l’Assemblée nationale. « Sur les 146 militaires blessés de ce printemps, 48 l’ont été à Sainte-Soline, où plus de 5000 grenades ont dû être tirées. »
«Nous avons relevé, il y a quelques années, une augmentation des actions contre les grands projets, comme à Sivens, ajoutait le directeur général. Je ressens aujourd’hui une forme d’accélération, au point que la contestation devient quasi systématique.» Avant de relever enfin le manque de moyens pour «tenir à distance» après le retrait des grenades offensives et GLI-F4. « Ces armes étaient effectivement dangereuses, observe-t-il. Ce constat n’engage que moi, mais je pense que les moyens offensifs dont disposaient les manifestants à Sainte-Soline étaient beaucoup plus dangereux que ceux dont nous étions munis. »
Des échauffourées qui ont failli, une nouvelle fois, virer au drame. Ce tir au lance-grenades Cougar à l’origine de la très grave blessure à la tête d’un manifestant à Sainte-Soline était vraisemblablement non réglementaire, selon des analyses vidéo. Mais il était à replacer dans le contexte d’une journée sous tension qui a dû épuiser les personnels. Hospitalisé en urgence absolue, le jeune homme est finalement sorti du coma après six semaines en réanimation.