Par Gabriel Thierry • Illustration DIAMATITA
« Nous partons quelques jours pour décompresser. On rentre dimanche après-midi. Bisous. Yves, Marie.” L’été touche à sa fin, mais ce mercredi 1er septembre 1999, le docteur Yves Godard semble bien déterminé à profiter des derniers jours de beau temps. Quitte à enjamber la rentrée des petits, qui ont déjà repris le chemin de l’école le lundi précédent.
Ce médecin de 43 ans vit avec sa compagne, Marie-France, dans le hameau de Juvigny, à une vingtaine de kilomètres de Caen, et leurs deux enfants, Camille, 6 ans, et Marius, 4 ans.
Le message d’Yves Godard est destiné à Fanny, 16 ans, et Léo, 12 ans, les deux grands de Marie-France, nés d’une précédente union. Ils alternent avec la maison de leur père et ne sont pas, cette semaine-là, dans la maison normande.
Cet été de 1999, Yves Godard enchaîne les consultations dans son cabinet. Le docteur mérite bien une pause. Ce sera en mer, un terrain connu pour ce navigateur expérimenté. Du Calvados, il se rend à Saint-Malo.
Ce mercredi matin, il s’arrête au port des Sablons. Quinze jours plus tôt, il a réservé pour 5 700 francs la location d’un voilier de 9 mètres, le Nick. Comme le raconte Eric Lemasson dans son livre L’Assassinat du docteur Godard
(Les Arènes), il s’agit d’un Sun Odyssey, un voilier produit par le constructeur Jeanneau, très populaire dans les eaux françaises. « On va juste faire un petit tour, peut-être pousser jusqu’à Perros-Guirec », explique-t-il de manière succincte au loueur, Yves Hiroux, pendant que ses deux enfants jouent sur le ponton.
Le lendemain, vers 19 heures, devant les Sables d’Or-les-Pins, après le cap Fréhel, un point à dépasser pour faire route vers le couchant, Roberto Fraga est l’un des douaniers présents sur La Rance. Comme ses deux collègues, il s’étonne de l’allure du Nick.
Le bateau navigue au moteur alors qu’il n’y a pas de mer, et il traîne derrière lui son annexe. On dirait que la personne à la barre est un bleu. Les douaniers se rapprochent pour contrôler le bateau. Comme le rappellent les journalistes du Point – l’hebdomadaire a publié une série passionnante d’articles sur cette affaire durant l’été 2021 –, tout est en règle. Mais, selon le rapport de synthèse du gendarme Bernard Macé, le docteur Godard se révèle vraiment peu bavard, voire un peu hostile. Le douanier aperçoit de loin un enfant dormant dans une drôle de position sur une couchette. Quelque chose ne tourne pas rond. Le gabelou ressent un certain malaise : « Il m’a fait une drôle d’impression. On dirait un type qui a balancé sa femme par-dessus bord », souffle Roberto Fraga à ses collègues, rapporte Eric Lemasson dans son livre.
Une annexe à la dérive
L’affaire Godard ne démarre toutefois vraiment que le 5 septembre. Ce jour-là, un pêcheur breton alerte les militaires de la gendarmerie maritime de Roscoff, un port de la côte nord du Finistère. Ce matin, en mer, il a trouvé une annexe, vide, qui dérive à environ 35 milles des côtes. Les gendarmes maritimes prennent les choses en main. Leur enquête n’est pas difficile. D’abord, l’annexe a un nom. Même si c’est l’ancien nom de baptême du bateau, les gendarmes l’identifient rapidement dans les fichiers et retrouvent le loueur malouin.
Et il y a cette veste coincée sous le plancher de l’annexe. On y retrouve un chéquier au nom d’une société civile immobilière, domiciliée chez Yves Godard, dans le Calvados. Pour les gendarmes, il s’agit certainement d’une perte accidentelle – il arrive que des voiliers perdent leur annexe – suite à un nœud mal fait, par exemple. « Aucune trace suspecte », résume le patron de la brigade de surveillance du littoral de Brest, rappelle Le Point.
Mais il y a plusieurs fausses notes dans cette partition. Pourquoi donc les rames ont-elles été engagées ? C’est bizarre. Quant au bout qui rattache l’annexe au voilier, il n’a pas été coupé, ni arraché. Lorsque les gendarmes appellent le père d’Yves Godard, Henri, à Cancale, ce dernier se montre très surpris. Comme le raconte Eric Lemasson, il ignorait que son fils avait pris la mer. Au passage, il rappelle aux gendarmes que son fils a deux enfants en bas âge.
L’affaire commence à être inquiétante. Il y a peut-être en mer un voilier en difficulté avec quatre personnes à bord, dont deux marmots. Et puis, le bateau a du retard. La location était censée se terminer le dimanche 5 septembre. Le lundi matin, il n’y a toujours pas de Nick sur le ponton.
L’affaire de perte accidentelle d’une annexe bascule tout à coup vers la disparition inquiétante d’une famille. Le mardi matin, les gendarmes se rendent à Saint-Malo. Le père d’Yves Godard leur a signalé avoir repéré le combi Volkswagen blanc de son fils.
Et ils doivent parler au loueur. Ce dernier a mentionné n’avoir vu que trois personnes, un père et ses deux enfants. Mais si c’est le cas, où est Marie-France ?
Les gendarmes vont s’approcher de la fourgonnette du médecin. Et là, quelque chose ne va pas du tout. Le sol du véhicule est couvert de taches rougeâtres – du sang – qu’on a tenté visiblement et maladroitement de nettoyer.
Des gendarmes de la section de recherches de Rennes se rendent au domicile du docteur Godard, près de Caen.
Là encore, il y a du sang. Des éclaboussures et deux grandes taches sur le matelas des parents. Au parquet de Saint-Malo, où vient tout juste de débarquer Rémy Heitz – le magistrat est devenu depuis le procureur général de la Cour de cassation, l’un des plus hauts postes de la magistrature –, on regarde cette affaire d’un tout autre œil. Il s’agit vraisemblablement d’un meurtre. Le 9 septembre, une information judiciaire est ouverte.
Plusieurs facettes
Les gendarmes s’intéressent d’un peu plus près à la personnalité d’Yves Godard. De loin, le quarantenaire a tout d’un notable sans histoires. Mais cet homme aux longs cheveux bruns, né à Paris en 1955, a décidément plusieurs facettes.
Yves Godard a grandi à Saint-Briac, près de Dinard. L’endroit rêvé pour ceux qui aiment la mer. L’adolescent est un marin audacieux, qui s’aguerrit très vite. Mais il y a une chose qu’il aime encore plus que la mer : les cieux. Il rêve de devenir pilote de ligne. Finalement, à l’été 1974, après avoir passé des tests, il vire de bord, raconte Eric Lemasson dans son livre.
Son avenir, ce ne sera plus l’aviation, mais la médecine, comme son père, chef de service en pédopsychiatrie. Direction, donc, la faculté de Caen, préférée à celle, plus proche, de Rennes, suite à une inscription trop tardive.
En Normandie, l’étudiant en médecine rencontre Régine, une infirmière. Ils auront deux enfants, deux garçons. Puis arrive la fin de ses études, en 1984. Il boucle son doctorat avec une thèse sur le traitement de la sciatique par acupuncture, un travail inspiré par la médecine traditionnelle chinoise. Selon L’Express, le jury aurait été très partagé.
En dehors des sentiers battus, le docteur Godard ? Assurément. Aussitôt diplômé, il fait jaser chez les médecins normands. Le Liberté – Bonhomme libre, l’un des journaux du coin, a eu vent de sa thèse. Le canard en a même fait sa Une ! La publication est suivie, deux semaines plus tard, d’un rappel à la déontologie adressé au nouveau docteur par le conseil départemental de l’ordre des médecins.
Des relations fraîches, qui ne vont pas s’améliorer. Le docteur Godard s’intéresse au travail d’une magnétiseuse. Comme le raconte Le Point, il se rapproche des médecines douces comme la sophrologie et l’astrologie.
Il se serait même rendu au chevet de patients en compagnie d’une voyante, Jeanne, une amie !
Le médecin, qui est également un initié d’une fraternité secrète, les Rose-Croix, une sorte de franc-maçonnerie d’inspiration chrétienne, rappelle Eric Lemasson, détonne. Et l’ordre le tient dans sa ligne de mire. Dans les années 1990, il est suspendu trois mois pour exercice illégal de la pharmacie, poursuivi pour avoir prescrit des médicaments interdits en France.
Nouvelles vies
Pendant ce temps, son couple bat de l’aile. Yves Godard se prend de passion pour le théâtre.
Il sera même à l’affiche d’une pièce de Fassbinder, Non-Assistance à personne en danger. Le médecin normand s’essaie aussi à la vie en communauté, dans un château de Fresney-le-Puceux, un manoir de la fin du XVIe siècle. Une vie de bohème qui suit un séisme familial, remarque Le Point.
A sa retraite, son père, Henri, a du jour au lendemain embarqué sa femme dans un tour du monde à la voile. Pour finalement lui avouer, plusieurs mois après, qu’il entretient une maîtresse à Dinan. Il laissera sa femme dans un port, avec le bateau au ponton.
Yves Godard a lui aussi refait sa vie. En 1993, il a rencontré Marie-France, avec qui il va vivre dans le château. Marie, comme il l’appelle, a elle aussi déjà deux enfants, à peu près du même âge – le père est un infirmier du centre hospitalier universitaire de Caen. C’est l’amour fou, remarquent leurs proches. La relation est fusionnelle. Il quitte les planches, arrête la voile – elle déteste mettre un pied sur un bateau –, fait tourner à plein régime son cabinet – il est désormais seul à son compte, sans associé –, et restaure lui-même leur maison. Deux enfants naissent, Camille et Marius.
Mais de nouveaux nuages s’amoncellent à l’horizon. Marie-France ne se sent pas bien, mélancolique. Elle confie ses états d’âme à son thérapeute, à Caen. Comme le raconte L’Express, elle en a marre de ce quotidien ennuyeux, de son mari qui la délaisse. Elle en arrive même à proposer au soignant de devenir sa maîtresse. Dans son carnet intime, dénommé Rêves de Marie, la mère de famille raconte ses frustrations et ses envies. De quoi rendre un homme fou de jalousie ? s’interroge l’hebdomadaire – on ne parle pas encore de féminicide.
Ce n’est pas le seul problème du docteur Godard. Le médecin a accumulé les dettes, environ 2 millions de francs, selon les gendarmes. Il a engagé un bras de fer avec les caisses de retraite et d’assurance-maladie : il a décidé de ne plus payer ses cotisations, et les impayés s’accumulent.
A posteriori, on découvre qu’il est l’un des adhérents de la Confédération de défense des commerçants et artisans, un groupuscule d’inspiration poujadiste qui fait la grève de ce genre de contributions obligatoires.
Le syndicat a des méthodes de voyous. Ses membres font parfois des descentes musclées chez des huissiers à des fins d’intimidation. Et il donne aussi ses conseils maison pour faire de l’évasion fiscale. Une pratique que le médecin, qui peut se faire payer en liquide, a visiblement fait sienne. Ce qui permet de supposer qu’il n’était peut-être pas autant aux abois que cela.
L’affaire Dickinson
En ce début septembre 1999, les gendarmes sont encore bien loin d’avoir découvert tout cela. Ils ont d’ailleurs d’autres enquêtes sur le feu. La plus célèbre, c’est ce dossier du viol et du meurtre de la jeune Caroline Dickinson, retrouvée morte en juillet 1996, à quelques encablures de Saint-Malo.
La famille de la jeune Anglaise se bat pour empêcher que l’enquête s’enlise. Au cours de l’été 1999, des ouvriers ont cru reconnaître, dans le portrait-robot du suspect, un homme qui travaillait sur un chantier.
Les gendarmes auscultent alors la paperasse des chantiers du coin, dans l’espoir de retrouver le meurtrier. Une fausse piste, on le saura plus tard, mais qui mobilise les gendarmes.
Si l’enquête sur l’affaire Godard est confiée aux gendarmes maritimes, la section de recherches de Rennes, vient pourtant en appui. Finalement, au cours des ans, elle prendra les manettes de l’affaire. Les directeurs d’enquête se succèdent : Bernard Macé, Jean-Paul Aubry et, enfin, Thierry Lezeau. Gérard Zaug, le juge d’instruction qui avait dirigé les débuts de l’enquête Dickinson, est chargé du dossier.
Lui aussi passera le flambeau à quatre autres magistrats.
En cette fin d’été 1999, les découvertes s’enchaînent. A la mi-septembre, un gilet de sauvetage du Nick est repêché au large de Cherbourg. Une semaine plus tard, le canot de survie est retrouvé sur les côtes anglaises.
Puis un corbeau alerte les gendarmes. Yves Godard serait sur l’île de Man, en mer d’Irlande, assure une lettre envoyée aux gendarmes de la brigade de Falaise. « Le Dr Yves Godard est bien vivant […] le prendre au sérieux », assure le mystérieux correspondant.
Les policiers locaux sont avertis. Et leur retour est prometteur. Un hôtelier affirme avoir vu un Français avec deux enfants. S’agit-il de cet homme ? lui demandent les policiers britanniques en lui montrant des photos du docteur Godard . Yes, répond-il. Les gendarmes prennent l’avion pour l’île de Man. Mais quand ils arrivent sur place, plus personne. Raté !
Confinés à l’hôtel
Une nouvelle lettre est alors envoyée aux gendarmes. Le docteur Godard serait cette fois-ci sur l’île Lewis, au nord-ouest de l’Ecosse. « Sauvez Marius et Camille », implore l’auteur de la lettre. A la demande du juge Zaug, les gendarmes reprennent l’avion. Mais il y a cette fois-ci un léger problème : la commission rogatoire internationale n’a pas été lancée à temps ! Les gendarmes français n’ont donc pas le droit d’enquêter sur place. Ils se retrouvent confinés à l’hôtel. Ce sont les policiers écossais qui feront les recherches.
Les militaires enragent. D’autant plus que la piste semble chaude. Comme le raconte Le Point, la propriétaire d’une boutique de souvenirs se souvient d’un couple, visiblement français, accompagné de deux enfants aux âges correspondants à ceux de Camille et Marius.
Elle aussi reconnaît la photo du docteur Godard. Et si les gendarmes, cloîtrés à l’hôtel, étaient passés à quelques centaines de mètres des Godard ?
Ils repartent en France, dépités.
Mais, comme le rapporte La Croix, « un crime sans cadavre ni témoin, ce n’est jamais simple », signale Rémy Heitz, le jeune procureur de 35 ans de Saint-Malo.
Le 16 janvier 2000, la mer livre toutefois de nouveaux éléments. Cette fois-ci, un chalutier pêche un sac de voyage au large de l’île de Batz. Il contient des vêtements, la carte d’identité de Marie-France, le permis de conduire d’Yves Godard, et un marteau arrache-clou.
Quelques mois plus tard, en mai, la presse se fait l’écho d’une nouvelle piste suivie par les gendarmes. Les militaires s’intéressent au compte en banque dont disposerait Yves Godard sur l’île portugaise de Madère.
Mais il n’y aurait que 2 000 francs sur ce compte, rapporte Eric Lemasson dans son livre. Pas de quoi financer une cavale – d’ailleurs, il n’y a pas eu de mouvements financiers après la disparition du médecin.
Un mois plus tard, c’est une nouvelle fois la mer qui va apporter du nouveau aux enquêteurs.
Ce 6 juin, il est environ 3 heures du matin. Les marins-pêcheurs de L’Indomptable travaillent au large d’Erquy, dans la baie de Saint-Brieuc, à une quarantaine de kilomètres des côtes et à une quinzaine de kilomètres de la dernière position attestée du Nick quand il a été contrôlé par les douaniers.
Dans leurs filets, les marins recueillent d’abord un premier crâne, incomplet. Ils en ont vu d’autres… Sans doute un ossement datant de la Seconde Guerre mondiale. Quelques heures plus tard, ils remontent un second crâne, manifestement celui d’un enfant. Cette fois-ci, ils le gardent pour le confier aux autorités à leur retour au port. Bien leur en a pris. Il s’agit du crâne de la petite Camille, âgée de 6 ans. Les enquêteurs en sont sûrs. C’est bien le même ADN que celui retrouvée sur la brosse à dents de l’enfant, dans la maison familiale de Tilly-sur-Seulles, dans le Calvados.
La justice demande aussitôt de fouiller la zone où le crâne a été découvert. Peut-être qu’au fond de l’eau gît le Nick et les derniers secrets du docteur Godard ?
Le mystère s’épaissit
Mais les espoirs d’une résolution rapide de l’affaire vont être douchés. Les recherches en mer au sonar ne donnent rien. Au contraire, le mystère s’épaissit encore. En quelques mois, à partir de février 2001, un promeneur retrouve des cartes professionnelles du docteur Godard sur une plage des Ebihens, cet archipel paradisiaque en face de Saint-Briac. Un site que le médecin adorait, qu’il a sillonné durant l’enfance et qu’il prenait plaisir à retrouver. Puis c’est un document bancaire.
Quelques mois plus tard, deux cartes de crédit. Ce qui est surprenant avec ces cartes, c’est que leur état est incompatible avec un séjour prolongé en mer, remarquent les enquêteurs. Elles ne peuvent avoir été perdues lors d’un naufrage qui aurait eu lieu en septembre 1999. C’est donc que quelqu’un les dépose sur cette plage. Pour attirer l’attention des enquêteurs ou pour jouer avec eux ?
Les gendarmes veulent en savoir plus. Comme le raconte Le Point, des militaires sont chargés de se mêler aux pêcheurs à pied. Un autre gendarme va passer la journée sur sa plage.
Et, la nuit, des gendarmes, armés de lunettes infrarouges, surveillent la plage depuis une maison de vacances. En vain.
Cela fait quelques mois que le nouveau juge d’instruction, Jérôme Laurent, a repris la direction des investigations. Arrivé en septembre 2000, il décide de repartir de zéro. Une bonne méthode pour remettre à plat une enquête qui patine. Qui s’éparpille, même.
On signale le docteur Godard en Thaïlande, où un couple de Français assure l’avoir vu sur l’île de Kho Samui durant l’été 2001, accompagné d’une femme.
Un témoin dit l’avoir vu à Miami, aux Etats-Unis, au début de l’année 2002.
Et une navigatrice l’aurait ensuite repéré sur la côte de Durban, en Afrique du Sud, en décembre 2004.
En avril 2005, dans Ouest-France, la famille de Marie-France s’en émeut. D’une part, elle prend connaissance de ces nouvelles pistes d’investigation par la presse, et non par le magistrat instructeur.
D’autre part, pourquoi ces signalements n’ont-ils pas fait l’objet de vérifications, pourquoi ces pistes n’ont-elles pas été exploitées plus vite ? « Les vérifications accomplies par les gendarmes ont été gigantesques Un travail considérable. Mais dès qu’il s’agit d’agir à l’étranger, on sent un frein », se désole l’ancien conjoint de Marie-France dans les colonnes du quotidien breton.
Encore un an passe sans que l’enquête avance vraiment.
On arrive en septembre 2006, sept ans après la disparition de la famille Godard.
Le At-Fyl, un fileyeur de Roscoff, navigue au milieu de la Manche. Il se trouve à environ 75 kilomètres des côtes, en bordure de la fosse des Casquets, un trou en forme de ravin d’une centaine de mètres, surnommé la poubelle nucléaire en raison des nombreuses immersions de déchets radioactifs dans la seconde moitié du XXe siècle.
Le patron pêcheur est intrigué : il vient de remonter des ossements dans ses filets.
Les os, un tibia et un fémur, sont remisés dans un bac. Quelques semaines plus tard, le patron signale sa découverte aux gendarmes, qui font aussitôt analyser ces éléments. Il faudra attendre la fin décembre pour connaître le résultat. Il s’agit des os d’Yves Godard.
Vers le non-lieu
Une nouvelle fois, les recherches lancées en mer ne permettent pas de retrouver de nouveaux indices. Pas de trace du Nick à l’endroit où les os ont été remontés.
Deux ans plus tard, une nouvelle carte d’assuré social d’Yves Godard est déposée sur l’île des Ebihens. L’enquête se dirige tout droit vers le non-lieu. Sans que l’on ait vraiment de certitudes sur ce qu’il s’est passé. Comme le rappelle Le Figaro en décembre 2006, le mystère reste prégnant. Si on écarte la thèse de la mise en scène du naufrage pour couvrir une cavale, il reste celle d’un naufrage qui a entraîné la mort des trois passagers.
Le médecin a également pu donner la mort à ses enfants avant de se suicider.
Trois ans plus tôt, Bernard Macé remarquait, dans un procès-verbal cité par l’hebdomadaire Le Point, que « l’hypothèse du suicide altruiste semble la plus probable ». « L’annonce du projet du Dr Godard à sa femme semble avoir été le facteur déclenchant d’un drame », soulignait le gendarme. Son départ peut-il être lié à un problème conjugal, à sa situation financière, à une crise de désespoir, ou à une autre raison ? Ces questions demeurent sans réponse.
Il pourrait avoir cherché à simuler un naufrage accidentel. Ainsi, lors de la découverte de l’annexe, on constate que la veste contenant un chéquier au nom de Godard est volontairement fixée sous une latte du canot, pour assurer l’identification du navigant.
Le 14 septembre 2012, faute de charges, une ordonnance de non-lieu est rendue. C’est tout sauf une surprise : depuis la découverte du tibia et du fémur, la justice se dirige vers cette conclusion. Il est temps de refermer cette enquête, qui pèse désormais, rappelle Libération à l’époque, 14 tomes de pièces de procédure, des dizaines de commissions rogatoires internationales, des kilomètres de plages passés au crible, et des eaux sondées par des plongeurs ou des navires de guerre.
La piste d’un assassinat
Tout le monde n’est toutefois pas du même avis. En 2011, Eric Lemasson, un ancien journaliste de France 2, publie un livre choc, L’Assassinat du docteur Godard. L’auteur y raconte en détail l’histoire d’Yves Godard. Il s’intéresse particulièrement aux liens du docteur avec la Confédération de défense des commerçants et artisans, ce syndicat poujadiste qui incitait ses membres à ne pas payer leurs cotisations et à pratiquer l’évasion fiscale.
A sa tête, Christian Poucet, justement décédé dans des circonstances tragiques ! Il a été assassiné à son bureau, dans l’Hérault, le 29 janvier 2001. Un contrat exécuté par deux professionnels, remarque Eric Lemasson, qui succède à une autre disparition suspecte, celle de Philippe Wargnier, un autre dirigeant du syndicat, mort dans le crash de son avion.
Trompé par une jauge d’essence défectueuse, il avait décollé alors que le réservoir de l’avion était vide.
Pour Eric Lemasson, il y a un point commun entre ces deux disparitions et celle du docteur Godard : l’argent. Des mafieux auraient voulu mettre la main sur le magot de la CDCA. Quant à Yves Godard, son tort aurait été d’avoir voulu récupérer son argent, placé à l’étranger, pour financer sa nouvelle vie.
A l’appui de sa thèse, le journaliste rapporte le tuyau apporté aux gendarmes par les policiers du SRPJ de Montpellier, chargés de l’enquête sur l’assassinat de Christian Poucet.
Des inspecteurs se sont rendus au Brésil pour y entendre un témoin important, soupçonné d’avoir joué un rôle dans l’assassinat. L’homme raconte que les tueurs avaient déjà travaillé pour les mêmes commanditaires. « Le type nous a dit qu’ils étaient aussi montés s’occuper d’un médecin français avec ses enfants », lâchent les policiers aux gendarmes, en février 2009.
Une information qui a tout l’air d’une bombe. Mais elle va faire pschitt. Dans Ouest-France, l’un des avocats du dossier, Jean de Mézerac, qui représentait la famille de Marie-France, signale que la piste n’a rien donné. Après une commission rogatoire internationale, le volet est refermé. « Une pirouette extravagante », juge l’avocat.
Un constat sévère, qui n’est pas partagé par tous les acteurs de l’enquête. « Il semblait assez proche de la vérité », signale à L’Essor l’un des gendarmes qui a travaillé sur l’affaire. Tout en rappelant que ce dossier monstre compte plusieurs pistes sérieuses, de la mauvaise rencontre en mer au suicide collectif, en passant par le trafic de stupéfiants.
« La justice était très contente d’arrêter l’enquête après la découverte du fémur et du tibia », résume cet ancien gendarme.
Mais qui sait ? Malgré le non-lieu, l’affaire Godard n’est pas encore totalement close.
Le dossier peut être réouvert jusqu’en 2032, en cas de découverte de nouveaux éléments.
Tout d’abord, on n’a jamais retrouvé l’épave du Nick. Gît-elle au fond de la Manche, ou le pilote a-t-il poursuivi sa route, sous un autre nom, dans d’autres mers ? De même, les corps de Marie-France et de son fils Marius sont toujours introuvables. Si ce dernier est certainement mort en mer, les circonstances de la mort de sa mère sont très floues.
A-t-elle été tuée par son mari à leur domicile dans le Calvados ? Elle n’était visiblement pas au courant des projets de son compagnon, qui avait pris soin de noter de faux rendez-vous pour son cabinet médical à partir du 1er septembre. Ce féminicide pourrait peut-être avoir été le premier acte du drame.
Le docteur, après avoir tué sa Marie-France – par exemple, à cause de l’annonce d’une rupture prochaine –, aurait peut-être, ensuite, voulu simuler un naufrage pour ménager ses proches, se demandait, dès janvier 2000, le juge Gérard Zaug.
Si cette hypothèse est la plus probable, elle ne coche toutefois pas exactement toutes les cases. Comment expliquer la dispersion des objets retrouvés en mer ? « La mer est capricieuse », répondait à Libération un spécialiste des courants marins. Les marins sont également parfois peu enclins à partager leur localisation précise de pêche, pour protéger leurs astuces et se prémunir de poursuites en cas d’activité dans une zone non autorisée.
Mais si Yves Godard s’est donné la mort en mer, pourquoi l’a-t-on vu sur l’île de Man, puis de Lewis ? Au Point, les policiers écossais doutent désormais du passage du docteur. « Avec du recul, on se demande si les témoins ont vraiment aperçu le docteur. Ils veulent aider, mais leur mémoire peut leur jouer des tours. » D’autant plus qu’Yves Godard a un physique passe-partout.
Il reste toutefois deux témoins qui auraient bien des choses à dire. Qui est donc ce mystérieux promeneur qui, au fil des ans, a égrené sur la plage des Ebihens des documents professionnels du médecin ? Un proche souhaitant entretenir l’enquête ? Un complice chargé d’aider à simuler un naufrage ? Ou un mauvais plaisantin qui avait, très tôt, fait main basse sur ces documents et qui a décidé, plus tard, de les disperser au fil de l’eau pour faire courir les gendarmes ? Et qui est la personne qui avait écrit ces lettres anonymes sommant les gendarmes d’aller enquêter en mer d’Irlande ? L’ADN suggérait qu’il s’agissait d’une femme d’une soixantaine d’années. Tous deux disposent peut-être d’une partie des clés du mystère Godard.