Texte de Gabriel Thierry
Ce 14 Juillet 1996, on se croirait presque en Cornouailles à l’auberge de jeunesse de Pleine-Fougères, un petit bourg de l’Ille-et-Vilaine. Quarante collégiens et leurs cinq professeurs viennent de débarquer pour un séjour linguistique dans la région. Au programme, la visite de la cité corsaire, Saint-Malo, bien évidemment un tour au mont Saint-Michel, ou encore les plages du Débarquement. Les adolescents savourent l’escapade bretonne. Et ils prennent leurs aises dans l’auberge de jeunesse. La jeune Caroline Dickinson ne veut pas quitter ses amies, Ann, Camilla, Jenny et Melissa ? Pas de problème, on va installer un matelas par terre entre deux lits superposés dans la chambre numéro 4. « Je suis en France, écrit Caroline à son père. Je suis heureuse. Je m’amuse beaucoup ! Comment vas-tu ? On fait plein de trucs cool. Je te raconterai tout ça bientôt. Je t’aime et j’adorerais que tu sois là. »
Agée de 13 ans, Caroline Dickinson vit à Launceston, à 40 kilomètres au nord de Plymouth, avec sa mère, Sue, et sa sœur, Jenny, depuis le divorce de ses parents. Sa mère est infirmière tandis que John, son père, travaille pour une collectivité locale. Caroline, une grande fille blonde, aime la musique, joue du piano et de la clarinette. Un peu timide mais bonne élève, la jeune fille a également fait de la danse. Chaque mois, elle met une petite partie de son argent de poche de côté dans une cagnotte. La jeune fille, qui apprend le français à l’école, voudrait tant partir en voyage scolaire à l’étranger ! Elle économisera au total 90 livres sterling pour ce voyage, le premier qu’elle fait, et son père complètera en versant les 70 livres manquantes.
Ce 17 juillet, à Pleine-Fougères – une auberge pas terrible, fait remarquer Caroline à Sue, au téléphone –, les adolescentes montent se coucher vers 23 h. Elles font (forcément) un peu la java dans la chambre. Une enseignante est obligée d’intervenir à plusieurs reprises, rappelle l’Express un an plus tard. Mais toute l’auberge finit par sombrer dans le sommeil.
Le lendemain matin, les quatre filles se réveillent. Mais Caroline reste allongée sur son matelas. Comme l’expliquent Hélène Hémon et Michel Tanneau dans leur livre, L’Affaire Dickinson (Ed. Apogée), Melissa soulève d’abord le sac de couchage pour réveiller Caroline. Puis c’est Ann qui secoue sa copine. Quelque chose ne va pas. Caroline ne réagit pas, ses lèvres sont bleues. Et il y a du sang sur le matelas.
Un dossier qui s’annonce difficile
L’affaire Dickinson vient de commencer. Car il ne s’agit pas d’une mort subite ou d’un accident. L’autopsie révèle que Caroline Dickinson a été violée. Et qu’elle est morte asphyxiée durant la nuit, probablement, estime-t-on alors, entre minuit et 3 heures du matin. On retrouve également une tache de sperme sur sa cuisse gauche et de légères griffures sur le visage, ainsi que deux ecchymoses sur le cou.
La première gendarme sur place, comme le raconte Ouest-France, c’est l’adjudante Valérie Davy, de la brigade de Pleine-Fougères. Elle a 23 ans et vient de commencer sa carrière dans l’Arme il y a dix-huit mois à peine. « Un docteur venait de nous appeler pour un décès suspect », se souvient-elle. Sur place, la gendarme comprend qu’un drame s’est joué dans la nuit. « J’ai prévenu la hiérarchie, tout s’est enclenché et les renforts sont arrivés », ajoute-t-elle.
L’affaire s’annonce corsée. Alors que la chambre ne fait que 12 mètres carrés, les quatre copines de Caroline n’ont rien vu ni entendu. Et cet escalier qui mène à la chambre… ses dix-neuf marches font bien du bruit. Est-ce que le crime a été commis par l’un des Anglais ou par une autre personne dormant dans l’auberge ? Ou est-ce un rôdeur très discret qui s’est introduit dans le bâtiment, dont les deux portes ne sont pas fermées la nuit ? Autant de questions sont désormais sur le bureau du juge d’instruction Gérard Zaug. Ce dernier saisit les gendarmes de la section de recherches de Rennes, dirigés à l’époque par René Commere. C’est l’adjudant Didier Le Gac qui hérite de la direction de l’enquête. Les militaires, qui investissent Pleine-Fougères et installent leur PC mobile à la mairie, sont également secondés par la brigade de Saint-Malo.
Dans les heures qui suivent, une cinquantaine de gendarmes déboulent dans la petite ville.
Au programme : l’audition de tous les occupants de l’auberge de jeunesse, les Anglais, bien sûr, mais aussi les huit autres touristes qui étaient présents. Puis ils font du porte-à-porte. Quelqu’un, dans les environs, a-t-il vu quelque chose de particulier dans la journée du 17 juillet ?
La piste d’un crime commis par un autre collégien ou l’un des hommes dormant dans l’auberge est rapidement écartée. Les analyses ADN, grâce à la tache de sperme retrouvée sur le corps de Caroline, les disculpent.
Patrice Padé, le coupable idéal
Reste donc la piste de l’intrusion d’un tiers. Patiemment, les gendarmes tentent de reconstituer le film des heures qui ont précédé le drame. Un occupant de l’auberge, un motard, se souvient, lui, avoir entendu quelqu’un entrer dans sa chambre, qu’il fermera à clé ensuite. Vers 2 heures du matin, une collégienne a aperçu dans l’escalier un grand homme barbu. A 3 heures du matin, Ann, l’une des amies de Caroline, se souvient, elle, avoir vu bouger les jambes de la jeune fille. Les adolescentes racontent également avoir entendu comme un grognement, une respiration haletante et des pleurs. Mais rien d’inattendu : Jenny parle parfois en dormant. Et, vers 4 h 50 du matin, une enseignante voit un homme en jean quitter l’auberge en faisant démarrer une camionnette blanche.
Un témoin explique également aux gendarmes avoir entendu des pas sur le gravier, devant l’auberge, puis le bruit d’une motocyclette.
Et une habitante de la commune signale, elle, avoir vu un SDF rôder dans le coin, pas très loin de l’auberge. Un homme coiffé d’un bandana rouge a également été aperçu par l’un des professeurs anglais.
Avec sa boucle d’oreille et ses tatouages, Patrice Padé, c’est le nom de ce routard, marque en effet les esprits. Agé d’un peu moins de 40 ans, ce jeune grand-père est parti de chez lui, dans l’Orne, pour une virée en stop, à la recherche improbable d’une journaliste ayant parlé de l’arrivée du pape. Son excursion s’arrête aux portes de Rennes. Il fait demi-tour et passe
par Pleine-Fougères. Il y grappille quelques cigarettes, achète un litron de rosé à l’épicerie. Au foyer des personnes âgées, à côté de l’auberge, on lui donne un sandwich. Ensuite, il trace sa route vers un presbytère réputé accueillant pour les routards.
Le CV judiciaire de Patrice Padé intéresse particulièrement les gendarmes. L’homme a été condamné pour des vols de voitures, des cambriolages, mais aussi pour une agression sexuelle. Quand un gendarme de Sourdeval, le 20 juillet, met enfin la main sur le suspect, on le place aussitôt en garde à vue à Saint-Malo. Pendant qu’on compare son ADN au sperme retrouvé, les gendarmes cuisinent de longues heures celui qui est devenu le suspect numéro un. A la 43e heure, les militaires pensent avoir plié l’affaire. « C’est moi qui l’ai tuée », grommelle Patrice Padé. Deux jours plus tard, devant le juge d’instruction, il confirmera son implication.
« ll fallait creuser tout ça »
L’affaire Dickinson semble en passe d’être résolue. « Un SDF a reconnu avoir violé et tué la jeune Britannique », titre Libération. Le juge d’instruction n’a-t-il pas indiqué en conférence de presse, le 23 juillet, que les expertises génétiques devraient confirmer ces aveux dans les prochains jours – elles sont attendues dans les 72 heures ? Pourtant, trois jours plus tard, Patrice Padé est toujours en détention quand il écrit au juge pour revenir sur ses déclarations. Et, comme les expertises génétiques sont négatives, la justice demande au laboratoire de refaire ses tests. « Il avait des antécédents en matière sexuelle, il fallait creuser et vérifier tout ça », dira bien plus tard le directeur d’enquête. Avant, finalement, de se rendre à l’évidence, le 6 août. Ce n’est pas le sperme de Patrice Padé qui a été découvert sur le corps de la jeune Anglaise.
Le lendemain, l’ancien suspect numéro un est libéré par le magistrat. Faute d’abri, il demandera le soir même aux gendarmes de Pluvigner de l’héberger – « ce qui met en doute le fait qu’il ait été frappé pendant sa garde à vue », comme l’ancien mis en cause s’en plaindra, observera le juge Gérard Zaug auprès des journalistes Michel Tanneau et Hélène Hémon.
La piste Padé n’est pas totalement écartée : il aurait pu chercher, par ses aveux, à protéger d’éventuels complices. L’expertise génétique vient pourtant de montrer que ses déclarations sont sujettes à caution. Difficile pour les enquêteurs d’admettre que le crime est peut-être l’œuvre d’une autre personne, car cela voudrait dire que les militaires sont partis dans une mauvaise direction. Mais les gendarmes se rendent à l’évidence. Ils se sont trompés. Comme le rapporte alors Libération, Patrice Padé se contente de répondre « Si » aux questions, ce qu’indiquent les deux dernières pages de la retranscription de sa garde à vue.
Pourtant, dans son livre, Mémoires d’un juge trop indépendant (Ed. Tallandier), le magistrat Renaud van Ruymbeke parlera plus tard de termes délirants et incohérents… Et sa description de la scène de crime est sommaire : la victime était blonde et il y avait bien un escalier dans l’auberge.
Les militaires reprennent donc l’enquête à zéro. Les jeunes Anglais accompagnant Caroline Dickinson en voyage scolaire sont disculpés par les expertises ADN. La presse anglaise, très active, signale quelques jours plus tard, en cette mi-août, une étrange coïncidence. La veille au soir du meurtre, une lycéenne anglaise de 14 ans a, elle aussi, été agressée dans une autre auberge de jeunesse, à 40 km de Plein-Fougères, à Saint-Lunaire, près de Saint-Malo. Un peu a
vant minuit, une adolescente aurait été réveillée par des bruits de suffocation provenant du lit d’une amie, rapporte Le Sunday Times. Elle aperçoit un homme penché sur ce lit, crie et appelle ses professeurs.
L’homme prend alors la fuite. L’information, qui n’avait pas été signalée sur-le-champ aux gendarmes, débouchera, en décembre, sur l’ouverture d’une nouvelle information judiciaire.
Le juge Renaud van Ruymbeke reprend l’enquête. Mais, un an après le meurtre de la jeune Anglaise, il faut se rendre à l’évidence : l’enquête piétine. Un enlisement que n’accepte pas la famille de la victime. « Le problème est fondamentalement culturel », remarque à l’époque un juriste interrogé par Le Figaro. « La justice britannique est plus proche des gens que la justice française, et les parents de Caroline, reçus pourtant à deux reprises par le juge, n’arrivent pas à accepter qu’en droit français, les parties civiles n’ont rien à demander. »
Au-delà d’un fossé culturel, il y a aussi une question de méthode.
La famille de la victime ne comprend pas pourquoi, par exemple, on ne soumet pas tous les hommes de Pleine-Fougères à un test ADN. Impossible pour le juge Gérard Zaug, pour des questions de droit. Il n’existerait pas de motif sérieux pour faire de tels prélèvements, qui seraient de surcroît inutiles. Les habitants suspectés ont déjà été mis hors de cause par l’enquête. Le juge rejette donc la requête, et la partie civile fait appel.
La question doit désormais être tranchée, le 16 août 1997, par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Rennes, présidée par Renaud van Ruymbeke.
À l’époque, ce magistrat, désormais à la retraite, est connu pour son opiniâtreté dans les affaires politico-financières, et bénéficie déjà d’une certaine notoriété.
Entré dans la magistrature au cours des années 1970, il rejoint la cour d’appel de Rennes en 1991 pour se spécialiser dans les affaires financières.
C’est à ce poste qu’il hérite du dossier Urba, du nom de ce bureau d’études lié au Parti socialiste, suspecté de toucher des commissions en provenance d’entreprises voulant obtenir des marchés publics attribués par des collectivités locales. Ce qui le conduira à perquisitionner la trésorerie du Parti socialiste, une première pour un parti au pouvoir.
Autant dire que ce juge a l’indépendance chevillée au corps. Et, dans l’affaire Dickinson, il n’a pas la même lecture que son confrère de Saint-Malo. « La chambre prend alors la décision, inédite, de tester toute la population masculine de Pleine-Fougères, de 15 à 60 ans », raconte-t-il dans ses mémoires. C’est là aussi une grande première.
Le conseiller à la cour d’appel de Rennes reprend également le dossier, qui ne peut plus rester à Saint-Malo, le juge d’instruction ayant été désavoué. Il a été désigné « car il est le seul à avoir une expérience de juge d’instruction au sein de la chambre », précise à la presse l’avocat de la famille anglaise, Me Hervé Rouzaud.
Son intention « est d’éliminer systématiquement toutes les pistes possibles », ajoute-t-il.
Les cinq cercles
Après avoir joint les deux informations judiciaires distinctes – la tentative d’agression commise à l’auberge de jeunesse de Saint-Lunaire et le meurtre de Pleine-Fougères –, Renaud van Ruymbeke décide de remettre à plat la stratégie d’enquête. Au passage, le juge dessaisit la section de recherches de Rennes au profit de la Gendarmerie de Saint-Malo – qui reste assistée par des enquêteurs de la SR.
Et c’est le capitaine Jean-Pierre Michel qui hérite de la direction de la cellule Dickinson.
Le magistrat pense que, « si l’auteur est le même, c’est qu’il rôde autour des auberges de jeunesse la nuit, et que l’affaire dépasse le cadre étroit de Pleine-Fougères ». Le juge veut procéder par cercles sur lesquels il va falloir investiguer. D’abord, les habitants de Plein-Fougères. Puis les habitants du canton connus pour des vols ou des agressions, et les personnes qui fréquentent les deux auberges. Enfin, les mis en cause dans la région pour des affaires sexuelles. Et, pour finir, tout ce qui se rapporte à une intrusion dans une auberge de jeunesse en France.
« Sur ce dernier point, je sens les gendarmes réservés face à l’ampleur de la tâche à accomplir », se souvient dans ses Mémoires Renaud van Ruymbeke. « Je leur propose alors de déléguer aux services de Police les recherches en zones urbaines. Mais je ne doute pas un instant de leur réponse, à savoir qu’ils acceptent de se charger de l’ensemble des vérifications. »
En octobre 1997, le premier cercle peut être écarté. Les tests génétiques pratiqués sur 169 hommes de 15 à 35 ans à Pleine-Fougères sont négatifs. La deuxième série, sur les 300 hommes âgés de 35 à 60 ans, en novembre, aboutit au même résultat. Deux portes ont été fermées, correspondant aux deux premières hypothèses de travail : un jeu de rôle entre enfants qui aurait mal tourné, ou un rendez-vous nocturne de Caroline avec un adolescent du village. La troisième piste, celle d’un meurtre commis par un occupant de l’auberge, a déjà été abandonnée après des interrogatoires. D’ailleurs, en réentendant l’un des Anglais présents à Pleine-Fougères, les gendarmes découvrent que, le soir du crime, ce dernier a sans doute croisé le meurtrier dans l’escalier.
Penaud, l’homme s’en veut de ne pas avoir réagi. Ce qui explique pourquoi il n’en avait pas parlé. Il se souvient d’un homme aux cheveux longs et sales, aux sourcils épais et broussailleux.
Un saisonnier hollandais correspond à cette description. Le test ADN, une fois encore, est négatif. Une autre porte est fermée.
Mais les gendarmes ne baissent pas les bras.
Le spécialiste de police scientifique, Thierry Lezeau, un expert de l’Arme qui finira directeur de l’enseignement criminalistique au Centre national de formation à la police judiciaire, s’intéresse au morceau de coton hydrophile utilisé pour étouffer la jeune Anglaise.
Les analyses montrent qu’il s’agit d’un coton de mauvaise qualité. En France, on n’achète pas ça, s’étonne cette figure de la gendarmerie scientifique. Et effectivement, de passage en Angleterre, il déniche dans un supermarché du coton similaire. Ce qui permet de faire le lien entre les deux intrusions dans les auberges. Après sa visite à l’auberge de Saint-Lunaire, le meurtrier a emporté un bout de coton qu’il a utilisé ensuite pour tuer Caroline Dickinson.
« Du pain sur la planche »
Renaud van Ruymbeke est intéressé par l’avis d’experts en analyse comportementale, rappelle Thierry Lezeau dans son livre, Scènes de crime (JC Lattès). L’expert français insiste sur la grande mobilité nocturne du tueur, un homme très à l’aise dans les auberges de jeunesse, « ne paniquant pas, très calme, et allant au bout de son action malgré des facteurs normalement gênants, comme la présence de tiers, raconte l’ancien gendarme. D’après les spécialistes, nous étions en présence d’un pervers qui n’en était pas à son coup d’essai. » Un homme équipé d’un véhicule, agissant seul et vivant la nuit. « Bref, nous avions du pain sur la planche », résume Thierry Lezeau.
En octobre 1997, les procédures relatives à des intrusions signalées dans les auberges de jeunesse sont toutes déposées sur le bureau du juge. Cela représente 95 noms que les gendarmes doivent désormais passer au peigne fin.
L’un d’entre eux va attirer particulièrement l’attention du juge, même s’il ne correspond pas au portrait-robot. Il s’agit d’un Espagnol de 47 ans, Francisco Arce Montes, qui avait été arrêté à l’été 1994 par le gendarme Patrice Vincent, de la brigade de Bléré, en Indre-et-Loire.
L’auberge de jeunesse de La Croix-en-Touraine vient de signaler une intrusion. Un groupe de jeunes Irlandaises s’est plaint à propos d’une étrange visite nocturne. L’une des jeunes filles du groupe s’es
t réveillée nez à nez avec un individu sur son lit qui lui demande de venir l’aider à réparer une panne de voiture.
Il finit par s’enfuir. Mais le lendemain, au cours d’une sortie à Tours, elle reconnaît le visiteur de la nuit qui passe à côté d’elle en souriant.
Comme le racontent Michel Tanneau et Hélène Hémon, les gendarmes prennent cette histoire très au sérieux et planquent près de l’auberge de jeunesse. Et, dans la nuit, bingo ! Ils arrêtent cet Espagnol qui cherche à rentrer dans les dortoirs. « Bien que son comportement paraisse bizarre, rien ne peut lui être reproché, remarque Renaud van Ruymbeke. Consciencieux, les enquêteurs mentionnent l’incident, établissent un procès-verbal de renseignements et y annexent une copie de sa pièce d’identité avec sa photo. »
Le suspect est remis en liberté.
Bien des années plus tard, Patrice Vincent racontera sa déception d’avoir dû relâcher l’homme. « J’avais la conviction qu’on était passé à côté de quelque chose de très grave », dira l’adjudant-chef.
L’incroyable rebondissement
Si le nom d’Arce Montes est souligné en rouge foncé dans le dossier judiciaire – la couleur des pistes les plus intéressantes, après rouge, orange, et vert –, impossible de mettre la main sur cet homme qui vit à l’étranger. La diffusion d’un portrait-robot, en 1998, suscite un flux d’appels – 2200 en tout. Autant de signalements qui se traduisent par des tests ADN, tous négatifs. « La plupart des gens ont bien réagi, indique au Figaro le capitaine Michel. Certains étaient même gênés de ressembler à cet homme. Trois ont même devancé l’appel en se manifestant. Ils demandaient à ce qu’on leur fasse le test pour être le plus rapidement disculpés. » Et le gendarme expérimenté d’afficher sa conviction que le meurtrier finira par être arrêté. « Nous avons toujours l’espoir d’arrêter le meurtrier, dit-il. Nous recueillons tous les jours des informations qui nous mettent sur des pistes nouvelles. »
Puis Renaud van Ruymbeke part à Paris pour un nouveau poste et confie le dossier au juge Francis Debons. Un an plus tard, ce dernier doit également changer de poste.
Le dossier du meurtre de la jeune Anglaise semble passer de juge en juge sans vraiment avancer. Enfin si, mais sans résultats probants : sur la fameuse liste de 95 noms, il n’en reste plus que deux qui n’ont pas encore été retrouvés. Alors, avant de partir, le juge Debons, qui se fait asticoter par une journaliste travaillant pour le Sunday Times, lâche une bouteille à la mer. La journaliste Edith Coron cherche à en savoir plus sur ce dossier judiciaire considéré comme une priorité pour la presse anglaise. Et elle arrache au juge un nom, celui de l’Espagnol. « J’étais un peu surprise qu’il me donne ce nom, dira-t-elle à Michel Tanneau et Hélène Hémon.
Il a en quelque sorte saisi la balle au bond », se souvient la journaliste.
A l’époque, le magistrat voit « les hypothèses se fermer une à une », la liste de suspects se rétrécissant constamment. Mais si Francisco Arce Montes reste en tête de liste, la coopération internationale ne permet pas d’avancer sur ce dossier – comme, par exemple, les autorités anglaises qui ne répondent pas aux demandes françaises qui souhaitent en savoir plus sur ses passages à Londres.
Quoi qu’il en soit, le Sunday Times publie son scoop avec le nom de l’Espagnol.
Si cet hebdomadaire conservateur est l’une des institutions de la presse britannique, son influence dépasse largement les îles britanniques. Ainsi, au début du mois d’avril 2001, il n’est pas étonnant de voir un exemplaire du dernier numéro sur le comptoir de la British Airways, à l’aéroport de Détroit, aux Etats-Unis. Tiens, ça fera un peu de lecture pour ce policier de l’immigration américaine, Tommy Ontko. Il dévore l’article consacré à l’affaire Dickinson, qu’il suit déjà.
Et, machinalement, il entre le nom du suspect espagnol dans son ordinateur pour voir si l’homme ne serait pas aux Etats-Unis. C’est le coup de chance qu’attendaient les enquêteurs. Non seulement Francisco Arce Montes est aux Etats-Unis, mais il vient d’être arrêté quelques semaines plus tôt pour avoir agressé une adolescente dans une auberge de jeunesse de Miami, en Floride.
« Ne t’emballe pas »
L’information remonte rapidement aux oreilles du juge Debons, alors en vacances avec le juge van Ruymbeke… « Francis, ne t’emballe pas, des “rouge foncé” comme lui, j’en ai connu plusieurs, tempère le magistrat. Tant qu’on n’a pas l’ADN, je n’y crois pas. » Un gendarme, le lieutenant Jézéquel, est aussitôt envoyé à Miami. Il prélève un peu de la salive de l’Espagnol. Enfin, le laboratoire renvoie un résultat positif ! C’est la fin d’une longue traque, et le début d’un soulagement pour la famille Dickinson. Pour les enquêteurs, c’est aussi la satisfaction d’avoir arrêté un homme au profil très dangereux.
Né à Gijon, dans les Asturies, Francisco Arce Montes a un CV judiciaire chargé. Il a été condamné en Allemagne pour deux tentatives de viol, avant d’être arrêté à nouveau pour des faits similaires en Espagne, en août 1997. Cette affaire judiciaire qu’il va fuir aussitôt, placé sous contrôle judiciaire, lui vaudra, en 2015 une condamnation à onze ans de réclusion.
A posteriori, la chronologie a de quoi faire rager les enquêteurs. En 1998, les gendarmes avaient sollicité le bureau espagnol d’Interpol à propos du suspect ! Un tel pedigree aurait immanquablement attiré l’attention des militaires. A posteriori, on comprend pourquoi il est passé par Pleine-Fougères. Son ex-compagne habitait en effet avec son fils à une trentaine de kilomètres de là.
A son procès d’assises en appel, en juin 2005, l’Espagnol assure ne pas avoir voulu tuer Caroline Dickinson après l’avoir violée. « Je l’ai tuée, mais je n’en avais pas l’intention, dit-il aux jurés. Je n’ai pas mis la main sur sa bouche pour la tuer. » Ce soir d’errance, explique-t-il, après avoir échoué à revoir son fils, il avait pris des cachets et de l’alcool avant d’aller à l’auberge de jeunesse de Saint-Lunaire. Après avoir été surpris, il avait pris la fuite.
« Je me suis arrêté dans un village. J’ai vu une maison avec de la lumière. Je suis allé demander de l’aide. La porte était ouverte. » L’accusé parle de l’auberge de jeunesse de Pleine-Fougères. Une présentation des faits qui laisse sceptique l’adjudant-chef Didier Le Gac. « Pour se rendre dans ces deux auberges aussi aisément, croyez-moi, il faut bien connaître les lieux », souligne-t-il aux jurés.
Francisco Arce Montes est finalement condamné à trente ans de réclusion, assortis d’une peine de sûreté de vingt ans.
« Notre vie s’est terminée à la fin de la vie de Caroline, dira sobrement le père de Caroline, John. Ces images me hantent à jamais. » L’enquête hors norme des gendarmes pèse, elle – les chiffres donnent le tournis –, de 7500 interrogatoires et 3700 tests ADN.
Une affaire source d’enseignements. Le dossier a d’abord popularisé l’ADN comme la preuve qui peut autant condamner qu’innocenter. Après cette première française d’un prélèvement de masse, le procédé sera de nouveau mis en œuvre dans l’affaire Estelle Mouzin, en 2003, avec 75 tests menés dans l’Hexagone, ou encore dans cette affaire de viol dans un lycée de La Rochelle en 2013, avec des tests menés auprès des plus de 500 hommes présents dans l’établissement scolaire, sans d’ailleurs de résultat probant pour ces deux dernières affaires.
Pour autant, l’enquête sur l’affaire Dickinson ne s’est pas résumée à une succession de tests.
Les investigations vont d’ailleurs, relève le juge van Ruymbeke, souligner une fois de plus « les lacunes de la coopération judiciaire internationale et les insuffisances d’Interpol, qui ne dispose pas des outils nécessaires pour mettre en place un véritable dispositif d’entraide ».
Laissons cependant le mot de la fin à Thierry Lezeau. « Finalement, remarque-t-il dans son livre, le portrait de l’accusé collait en beaucoup de points avec celui établi par les psycho-criminologues à l’époque […]. Ces portraits-robots psychologiques sont une aide à l’enquête, il faut les considérer comme tels et ne pas attendre trop longtemps pour faire intervenir les experts, savoir les écouter, prendre en compte leurs considérations, leurs remarques, même si elles ne s’inscrivent pas toujours dans une logique d’enquête traditionnelle. Pour ma part, j’espère que ces experts en psycho-criminologie seront un jour quasiment intégrés dans les équipes de gestion de la scène de crime.»
Après avoir demandé en vain à purger sa peine en Espagne, Francisco Arce Montes a refait une dernière fois parler de lui après avoir été condamné à deux mois de prison supplémentaires pour avoir donné un coup de coude au visage d’un gardien de prison. Quant à John Dickinson, il soutiendra l’idée de la création d’une base de données internationale ADN, de manière à aider à l’élucidation des crimes les plus graves.