<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Air Cocaïne : l’incroyable affaire

Photo : Illustration : Frédéric Lepage (Extraite du dossier publié par L'Essor en décembre 2022)

Temps de lecture : 15 minutes

Air Cocaïne : l’incroyable affaire

par | Dossier - Air Cocaïne : l'incroyable affaire, Société

Par Gabriel Thierry • Illustration Frédéric Lepage   Cela ressemblait bien à un très bon tuyau. Ce lundi 7 janvier 2013, les gendarmes de la brigade de recherches de Saint-Tropez reçoivent une information particulièrement intéressante. La direction de la Protection de la Sécurité et de la Défense, ce service du ministère de la Défense chargé […]

Par Gabriel Thierry • Illustration Frédéric Lepage

 

Cela ressemblait bien à un très bon tuyau. Ce lundi 7 janvier 2013, les gendarmes de la brigade de recherches de Saint-Tropez reçoivent une information particulièrement intéressante. La direction de la Protection de la Sécurité et de la Défense, ce service du ministère de la Défense chargé de la sécurité du personnel et des installations sensibles, leur transmet un signalement anonyme. On attire l’attention de la maréchaussée sur un Falcon 50, cet avion d’affaires à trois réacteurs construit par Dassault Aviation et capable de traverser l’Atlantique d’une traite.

Un mois plus tôt, le dimanche 9 décembre, l’appareil a atterri sur l’aéroport de La Môle-Saint-Tropez. L’avion, qui s’est pointé un jour plus tôt que prévu, vient de l’île de Santa-Maria, dans les Açores, où il avait fait escale en provenance de Puerto Plata, en République dominicaine. Le jet est visiblement très attendu.

François-Xavier Manchet, un douanier en poste à Toulon, est arrivé à l’aéroport une demi-heure avant son atterrissage. Il n’est pas en fonction et sa présence surprend, car il n’y a aucune justification douanière.

Comme le racontent Jérôme Pierrat et Marc Leplongeon dans leur livre sur le dossier, L’Affaire Air Cocaïne, le douanier fort en gueule rassure les employés. Il vient simplement donner un coup de main à un ami qui vient d’acheter une maison à Saint-Tropez et qui rapatrie par avion des valises d’habits, comme le font beaucoup de très riches voyageurs de la Côte d’Azur.

Certes, en tant que chef-adjoint de l’antenne de Brégaillon, le port de commerce de Toulon, sa compétence s’étale sur l’ensemble du département du Var. Mais ses collègues n’ont pas une très bonne image de lui. Ils remarquent que le fonctionnaire est attiré par l’argent et les paillettes.

En fouinant, les enquêteurs tomberont également, plus tard, sur de drôles de consultations de fichiers professionnels, que le douanier utilise visiblement pour des motifs privés.

Quand le Falcon 50 se pose, François-Xavier Manchet est donc aux premières loges. D’après l’un des employés, c’est lui qui se charge de l’accueil de la petite bande qui va arriver dans la foulée de l’atterrissage de l’avion. Il demande ainsi l’ouverture des barrières de sécurité pour accéder à la piste.

Un premier véhicule Mercedes s’avance. Il stationne à côté du Falcon 50. Ses deux occupants commencent alors à charger de grosses valises d’environ 50 kilos, en partie boueuses, dans le véhicule.

Un employé s’approche pour proposer son aide, mais on lui fait signe d’aller voir ailleurs.

Les deux pilotes donnent un coup de main. Toutes les valises ne tiennent pas dans la Mercedes. Après un rapide coup de fil, un monospace Ford vient pour charger le reste des bagages du seul passager recensé pour ce vol, Franck Colin. Puis les pilotes repartent, direction l’aéroport de Lyon-Bron, pour rendre l’appareil loué pour l’occasion. 

Comme un air de trafic de stupéfiants

Les gendarmes de Saint-Tropez, qui passeront ensuite le bébé à leurs collègues de l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (Ocrtis), sont donc tombés sur une drôle d’histoire qui sent le soufre. Que contenaient les valises ? Pourquoi voyager avec dix bagages quand on est seul ? Quel est le rôle exact du douanier ? L’affaire suinte le trafic de stupéfiants sur fond de corruption, un trafic très lucratif qui peut tenter bien des malfaiteurs.

Le trafic de poudre blanche, extrêmement rentable, est en effet en plein essor. En vingt ans, le prix du gramme a été divisé par trois.

Au point que les producteurs de cocaïne, en Amérique du Sud, ciblent désormais prioritairement le marché européen, considéré comme plus rentable que les États-Unis.

Comment la cocaïne arrive-t-elle en France ? Les spécialistes estiment que la plus grande partie du trafic se cache dans les conteneurs maritimes, dans des navires faisant route directement vers l’Europe ou faisant escale en Afrique de l’Ouest.

Il existe de nombreuses méthodes : le recours à des mules, des hommes et des femmes prêts à risquer leur vie en prenant l’avion depuis la Guyane après avoir gobé des pochons de cocaïne ; des voies d’accès plus marginales mais déjà observées, comme un voilier qui fait la traversée de l’Atlantique chargé de cocaïne, ou le vol aérien.

Quant à la République dominicaine, c’est l’une des plateformes logistiques qui fait l’interface entre l’Amérique du Sud, l’Amérique du Nord et l’Europe.

A Saint-Tropez, les gendarmes se demandent donc si le Falcon 50 ne transportait pas la précieuse poudre blanche.

Discrètement, les militaires proposent au directeur de l’aéroport de les aider en téléphonant aux pilotes, Bruno Odos et Pascal Fauret. Interrogé, l’un des pilotes répond qu’il va probablement revenir, sans passager mais avec des bagages. Le prochain vol depuis Quito, en Équateur, est prévu pour le 3 mars. Branle-bas de combat du côté des gendarmes.  

Le flagrant délit glisse entre les mains des gendarmes

Mais les choses ne se passent pas comme prévu. L’avion se pose finalement, le lendemain, à l’aéroport du Bourget. Alors, certes, il n’échappe pas à la vigilance des gendarmes, qui appellent à la rescousse leurs collègues de Roissy-Charles-de-Gaulle. Deux passagers, des hommes d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants, descendent bien de l’avion. Mais il n’y a pas de bagages.

Pourtant, à l’aller, l’avion a embarqué six valises. Elles contiennent, disent les organisateurs du vol, des habits de marque H&M devant être remis à des associations humanitaires au Pérou.

Mais finalement, alors que l’avion devait repartir vers la France avec un nouveau chargement, il fait le vol à vide.

Simple partie remise ? L’étrange ballet aérien se poursuit en effet. Le douanier François-Xavier Manchet prévient le personnel de l’aéroport de Saint-Tropez. Ses « amis » doivent revenir prochainement. Il leur réserve même des chambres dans un hôtel de Sanary, pour la mi-mars.

C’est enfin l’occasion pour les gendarmes de Provence-Alpes-Côte d’Azur d’en savoir plus sur cette filière, voire de faire un flagrant délit ! Patatras. L’affaire va leur glisser à travers les doigts et faire la « Une » de la presse française. Ce 20 mars, quatre Français sont interpellés en République dominicaine. La police locale est visiblement bien renseignée. Dans le jet, elle trouve 700 kilos de cocaïne dans 26 valises, une marchandise illégale qui pèse environ 20 millions d’euros. L’affaire Air Cocaïne vient de débuter de façon spectaculaire.

Des pilotes de chasse respectés

Mais que sont allés faire dans cette galère Pascal Fauret et Bruno Odos, deux pilotes expérimentés, issus de l’aéronavale ? Après avoir potassé sur les bancs de l’école de chasse, ils ont écumé les airs aux manettes de Super-Etendards, ces bijoux qui ont fidèlement servi la Marine nationale pendant plus de quarante ans.

Pascal Fauret est ainsi chef de patrouille chasse et assaut pendant vingt ans, de 1978 à 1997. Bruno Odos, lui, est d’abord pilote de chasse pendant six ans dans la Marine, de 1983 à 1989. Puis il bifurque dans l’armée de l’Air, toujours comme pilote de chasse, de 1990 à 1999. Les deux hommes se sont reconvertis dans l’aviation d’affaires au début des années 2000.

Deux anciens as de l’armée française, respectés par leurs pairs, se retrouvent en pleine tempête judiciaire. Ce sont eux, les deux pilotes arrêtés en République dominicaine, soupçonnés d’être à la solde de dangereux trafiquants de drogue. Un vi
ce-amiral vient témoigner dans Le Point sur leur probité. Ils sont également soutenus par le syndicat national des pilotes de ligne.

Pendant que leurs proches se mobilisent, les deux pilotes tentent de convaincre la justice dominicaine de leur innocence. La presse hexagonale se passionne pour ce dossier.

Il faut dire que l’affaire a des airs du who’s who. Le Falcon 50 appartenait au lunetier français Alain Afflelou. Il louait son avion à une société, SN-THS, une entreprise qui avait aussi loué son avion à une société tierce ayant transporté Nicolas Sarkozy, l’ancien Président !

Autant de détails croustillants qui n’ont en réalité rien à voir avec le dossier judiciaire.

À Saint-Domingue, les deux pilotes mis en cause en même temps que le passager et l’apporteur d’affaires ont bien du mal à faire entendre leur version. Non, ils ne savaient rien du contenu des valises. Et ils n’avaient pas à vérifier le chargement de ces vols commerciaux, de la responsabilité de la compagnie aérienne.

« L’aviation d’affaires est un milieu particulier. On ne se bouche pas les yeux non plus, mais il n’y avait rien d’exceptionnel », explique ainsi Pascal Fauret à l’AFP. « Je ne souhaite qu’une chose, c’est rentrer chez moi. Je suis épuisé par cette lenteur, mais je ne veux pas que cet énorme gâchis devienne une catastrophe », dit pour sa part Bruno Odos avant le procès, attendu au premier semestre 2015.

Le cours des événements se révèle catastrophique pour les deux pilotes. Quelques mois plus tard, en août 2015, la décision tombe. La justice dominicaine a eu la main lourde.

Les quatre Français sont condamnés à vingt ans de prison. Cette « très lourde » peine, selon les mots de la diplomatie française, est un véritable coup de massue pour les deux pilotes.

Bruno Odos et Pascal Fauret

L’incroyable évasion

Les quatre Français font aussitôt appel.

En même temps, ils ne misent pas tout sur un second procès. Déjà, ils ont des doutes sérieux sur la façon dont ils sont jugés. Ensuite, ils sont déterminés à employer d’autres moyens pour se défendre, quitte à mordre sérieusement la ligne jaune.

Ainsi, à la fin octobre, un rocambolesque coup de théâtre intervient. Sous contrôle judiciaire, les deux pilotes Pascal Fauret et Bruno Odos viennent de prendre la fuite vers la France ! Comme le révèle alors BFM-TV, les deux hommes ont pris le prétexte d’une balade touristique en mer pour s’enfuir.

Mais comment s’est déroulée l’incroyable évasion ?

Les deux pilotes ont bénéficié de l’assistance d’un solide réseau mêlant anciens militaires et personnalités de l’extrême droite. Le rôle de Pierre Malinowski, l’ancien assistant de Jean-Marie Le Pen au Parlement européen, ou encore celui de l’eurodéputé FN Aymeric Chauprade suscitent ainsi bien des interrogations.

Les deux pilotes ont été vus pour la dernière fois, à l’hôtel Embajador, en la compagnie de Chauprade. C’est lui qui aurait, selon la presse, réservé des chambres d’hôtel et booké un hélicoptère pour faire diversion. Pour éviter toute géolocalisation, les téléphones sont laissés à terre.

En mer, les deux pilotes ont alors emprunté une seconde embarcation où les attendaient d’anciens militaires, dont des ex-agents de la DGSE, le service de renseignement extérieur, pour rallier l’île néerlandaise Saint-Martin.

De là, ils sont partis en avion vers la Martinique, puis la Métropole.

Quelques jours plus tard, Pascal Fauret raconte sa fatigue et confirme, dans le cabinet de son avocat, Eric Dupond-Moretti, être à la disposition de la justice française. Les deux autres Français impliqués dans le dossier – l’apporteur d’affaires et le passager – se retrouvent bien seuls avec la justice dominicaine, furax après cet épisode.  

«  Homard  » et «  Langouste  »

Mais tout n’a pas été dit sur cette évasion rocambolesque. L’expert en sûreté aérienne Christophe Naudin va revendiquer plus tard la paternité de l’organisation de l’exfiltration, baptisée selon lui « Dîner à Paris ». Dans son livre, Air Cocaïne. Les dessous d’une mystification, un ouvrage aux accents de polar de gare, ce criminologue, qui a été directeur de thèse à l’école des officiers de Melun, raconte en détail sa version de l’opération.

«  Les noms des personnes engagées dans cette aventure, une vingtaine au total, ne peuvent bien sûr pas tous être divulgués, et c’est compréhensible, écrit-il. Disons seulement que nous étions assistés par une Serveuse, un Groom, un Saucier, un Ecailleur, un Poulet antillais, un Faisan, un Premier serveur, et Sénèque. Je ne peux même pas vous dire dans le détail quel était le rôle de l’un ou de l’autre, mais il y avait parmi eux quelques militaires, plusieurs pilotes de ligne, des marins, des policiers français, en activité ou à la retraite. »

Le criminologue profite de son livre pour régler ses comptes en dénonçant l’amateurisme de Pierre Malinowski et d’Aymeric Chauprade. Mais il donne également plusieurs détails croustillants. Il y aurait ainsi eu plusieurs plans envisagés. Et, finalement, c’est l’idée d’un transbordement entre deux embarcations qui a été préféré à un transfert peu discret en jet-ski. Pour leur sécurité, les membres du commando auraient également utilisé des téléphones russes pour éviter toute interception, fabriqué des légendes pour se dissimuler et utilisé enfin de drôles de noms de code pour les pilotes, baptisés Homard et Langouste.

Selon Christophe Naudin, l’évasion n’a pas été loin d’échouer. Le pilote de la première embarcation, surnommé « Crabe », celle qui part de République dominicaine pour soi-disant faire de la pêche, refuse d’emmener les deux fuyards dans les eaux internationales. Mais Christophe Naudin se montre à la barre de Cormoran, le voilier qui doit leur permettre de prendre la fuite.

Hors de question d’entrer dans les eaux territoriales. « Il était en effet impensable que le transfert s’effectue dans les eaux de la République dominicaine, où nous aurions été, légalement, à la merci des Dominicains », explique-t-il. Alors, il affale les voiles du voilier et fait discrètement machine arrière. Une façon de pousser le premier pilote à s’éloigner de la côte. Et ça marche.  

Le retour de bâton

Les deux pilotes sont en France. Loin de la République dominicaine. Au contraire, pour Christophe Naudin, les Caraïbes vont dangereusement se rapprocher. Rapidement, par vantardise, les différents protagonistes de l’opération sont connus de la presse et de la justice dominicaine.

Et, alors qu’il est visé par un mandat d’arrêt international à la suite de l’exfiltration, Christophe Naudin se rend en Égypte en février 2016. Une très mauvaise idée. Car les policiers, qui ont bien reçu la demande de mandat d’arrêt, lui mettent les menottes. Et, tandis que la peine des deux pilotes est confirmée en appel, il est extradé vers la République dominicaine.

Le criminologue est finalement condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement. Très surveillé, il rejoint la France deux ans plus tard, dans le cadre d’un transfèrement, pour y purger la fin de sa peine. « A ses yeux, il avait arraché deux amis aux griffes d’un régime criminel cherchant à extorquer 100 000 dollars à chacun d’entre eux pour prix de leur libération  », écrira plus tard le sénateur Olivier Cadic, en préface de son livre. « Il aura assé vingt-trois mois incarcéré en République dominicaine, soit huit de plus que Pascal Fauret et Bruno Odos. Mais cette affaire est désormais derrière lui. »

Vraiment ? L’ancien militaire de la Marine nationale semble pourtant avoir mangé son pain blanc. Autrefois régulièrement invité par les médias, il est désormais plus rare de le voir à la télé. Car l’affaire a durablement terni son image, en relançant les interrogations déjà existantes sur son expertise. Le docteur en géographie, spécialiste de la sûreté aérienne, avait été épinglé par un reportage de Cash Investigation sur l’un de ses sujets de prédilection, les usurpations d’identité.

Le spécialiste était accusé d’avoir gonflé le phénomène en mettant en avant une tendance tournant autour de 210 000 usurpations d’identité par an en France, un chiffre fortement contesté par des chercheurs.

La crise de confiance

Quoi qu’il en soit, de l’autre côté de l’Atlantique, la justice française reprend la main sur ce dossier de trafic de stupéfiants. Mais l’affaire judiciaire, déjà rocambolesque, va connaître quelques nouveaux rebondissements. Elle est l’un des ingrédients à l’origine d’une très grave crise de confiance entre la justice et un de ses principaux services d’enquête chargés de traquer la criminalité organisée.

Au départ, les gendarmes de Saint-Tropez avaient en effet été rapidement dessaisis au profit des policiers de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis). Un choix logique de la part de la juge d’instruction marseillaise chargée du dossier. Pourtant, dans une lettre du 18 juillet 2014, un an après le début des investigations, et alors que les pilotes sont encore en République dominicaine, la magistrate demande le retour du dossier.

En clair, elle dessaisit l’Octris. Comme le raconte alors Le Monde, un tel dessaisissement est inédit pour une affaire de cette envergure. C’est le signe que le lien de confiance avec l’un des services enquêteurs est sérieusement entamé.

Que reproche la magistrate aux policiers ?

Elle considère avoir été victime d’un défaut de loyauté en découvrant bien tardivement que l’un des suspects, l’un des dirigeants de la société d’aviation qui a affrété le Falcon, a été recruté comme informateur par l’Octris quelques jours avant les interpellations en République dominicaine.

A l’époque, des gendarmes se demandent d’ailleurs si des policiers n’auraient pas été les informateurs de la police dominicaine, une manière de saborder l’enquête prometteuse des militaires. Dessaisis, les policiers renvoient bien le dossier judiciaire à la juge d’instruction. Elle fait alors une découverte surprenante.

Elle déniche un procès-verbal daté de septembre 2013, où elle est avisée des contacts établis avec le suspect. Mais ce PV n’a été coté qu’à l’été 2014 !

Quoi qu’il en soit, l’enquête est reprise conjointement par des douaniers et des gendarmes de la section de recherches de Paris. Leur tâche n’est pas simple. Reprendre des investigations d’un autre service, c’est déjà compliqué. Mais, en plus, dans une affaire internationale, avec des mis en cause détenus à l’étranger et dont certains qui se sont enfuis, la partie est loin d’être gagnée.

Les enquêteurs vont pourtant réussir à reprendre le fil. Ainsi, lors des premières mises en examen de 2013 – pêle-mêle, les gérants de la compagnie, le patron d’un club, l’organisateur des vols, Franck Colin, les passagers, les pilotes, le douanier –, de nouveaux suspects sont identifiés.

Les enquêteurs progressent pour mieux comprendre le flux du trafic et le circuit de l’argent. L’épouse de l’organisateur des vols est également mise en examen en mai 2015, tout comme le fils d’une figure du milieu marseillais, Robert. Reste qu’il manque dans le tableau le commanditaire du trafic. Les enquêteurs sont sur la trace du mystérieux « Rayan », ou « Daryan », celui qui est désigné par les mis en cause comme la personne à la tête du réseau.

Ali Bouchareb

Les arrestations d’Ali Bouchareb

Les gendarmes et les douaniers vont obtenir un sérieux coup de pouce depuis l’Espagne.

En octobre 2014, la police espagnole arrête en effet huit personnes, dont cinq Français. Ils sont surpris en train de décharger deux conteneurs de poisson venus du Pérou arrivés à Barcelone.

Enfin… un drôle de poisson blanc : plus de 420 kilos de cocaïne. L’une des personnes arrêtées, c’est Ali Bouchareb, déjà connu en Espagne pour des affaires de trafic de stupéfiants. Or on sait que ce Français utilise aussi les alias de Medhi ou de Rayan. Il a même une fausse carte d’identité à son nom.

Et si c’était le fameux Rayan du dossier Air Cocaïne ?

Plusieurs éléments le relient à cette affaire. Sa fausse adresse sur une carte d’identité correspond au domicile d’une personne identifiée dans la logistique financière. Des employés de l’hôtel de Sanary-sur-Mer l’ont reconnu. Et, surtout, l’organisateur des vols, Franck Colin, l’identifie formellement sur des photos en avril 2015.

Selon ce dernier, Ali Bouchareb aurait payé les trois vols transatlantiques. Un paiement pour le moins louche : 230 000 euros, en liquide.

De quoi boucler l’enquête des gendarmes et des policiers ? Pas vraiment. Ali Bouchareb est d’abord remis en liberté par les autorités espagnoles. Il profite de sa libération sous contrôle judiciaire, en avril 2015, pour prendre la fuite.

C’est un fiasco de la coopération judiciaire internationale. La juge avait pourtant transmis, quinze jours plus tôt, un mandat d’arrêt avec demande de remise temporaire. Comme le remarque Le Monde, les enquêteurs sont fous de rage. Mais ils vont avoir leur revanche.

En mai 2016, lors d’un contrôle routier, Ali Bouchareb est arrêté par la police espagnole. La roue a tourné.

Pour la justice, cet homme dispose bien des contacts aux Antilles et en Amérique latine pour importer de très importantes quantités de cocaïne. Âgé alors de 45 ans, ce fan de foot, fils d’immigrés algériens, est père de quatre enfants. Mécanicien-fraiseur, né près de Saint-Etienne, il a très vite abandonné son job à l’usine pour une carrière criminelle. De là à en faire un trafiquant international, le costume n’est-il pas trop large ?

Il conteste ainsi toute implication dans « Air Cocaïne ». Alors… si ce n’est pas lui, qui est le commanditaire ?  

Le mythomane et le jet-setteur

Certainement pas cet ancien garde du corps jet-setteur, Franck Colin.

L’organisateur des vols a joué un rôle clé. Il explique ainsi que c’est lui qui a été chargé de trouver une société susceptible de convoyer de la drogue.

Selon les dires de l’un des hommes d’affaires impliqués dans l’histoire, les deux pilotes Français sont parfaits pour le job. «  Surtout laxistes dans leur fonctionnement », ce sont « d’anciens combattants de la Marine, capables de voler sous [la couverture] radar et d’atterrir en plein champ de patates ».

Aux juges, les deux pilotes diront plus tard avoir tout ignoré des modalités financières des vols, se bornant à des considérations techniques.

Certes, les deux pilotes ont remarqué qu’avec leurs passagers – deux « types crâne rasé et bien bâtis » – cela faisait penser à « un vol barbouze ». Mais ils ne se sont vraiment pas montrés très curieux.

Comme des experts aéronautiques le relèveront, ils auraient au moins pu s’étonner du nombre, de la taille et de l’aspect détonnant des bagages, des valises miteuses pour un soi-disant voyage de luxe.

Les enquêteurs se sont également demandé pourquoi Pascal Fauret, à la fin février 2013, avait fait des recherches évocatrices sur Internet. Soit les requêtes « Justice en Equateur », « Trafic de drogue en Equateur » et « Pilote en prison ». Des recherches qui ont fait suite, expliquera-t-il, à des informations qu’on lui avait communiquées sur un pilote emprisonné pour trafic de drogue. 

Franck Colin, l’organisateur des vols, va, lui, servir aux magistrats une histoire invraisemblable. Considéré par des témoins comme un mythomane, il explique qu’il voulait s’infiltrer dans une organisation criminelle, et ainsi démanteler le réseau pour devenir un fructueux aviseur. On retrouvera même l’un de ses courriers adressé à Manuel Valls, alors ministre l’Intérieur ! « Cela fait sept ans que je fais partie d’une association des polices internationales contre les trafics de stupéfiants […], raconte-t-il au locataire de la Place Beauvau. Mes résultats ont mené à un montant de plus de 300 000 000par an en produits stupéfiants qui transitent par la France. En moins de deux ans, j’ai mené des investigations quasi seul et ai démantelé plusieurs réseaux en tout genre de voyous ou de trafiquants de stupéfiants en France, mais aussi à l’étranger, faisant transiter des marchandises par la France. »

Quelles que soient les déclarations des uns et des autres, il y a assez d’éléments pour renvoyer le dossier devant la cour d’assises. Six ans après l’ouverture d’une enquête par les gendarmes de Saint-Tropez, la cour d’assises spéciale d’Aix-en-Provence juge enfin les neuf accusés. Et, après sept longues semaines d’audience, le verdict tombe.

La justice confirme qu’elle considère bien Ali Bouchareb comme le commanditaire. Il écope de 18 ans de prison – le ministère public avait demandé 25 ans –, contre 12 ans pour Franck Colin. Sept accusés sur neuf sont condamnés. Dont les deux pilotes, qui récoltent 6 ans de prison. « C’est un scandale ! C’est politique ! Il n’y a pas de justice, saloperie ! », s’indignent les proches des deux anciens militaires.

Deux ans plus tard, le dossier revient en appel devant la cour d’assises spéciales des Bouches-du-Rhône. Six accusés ont demandé à être rejugés. Parmi eux, Ali Bouchareb. Sa peine est confirmée. Pour les deux pilotes, l’avocat général a également demandé une confirmation du verdict de la cour d’assises.

Ces « exécutants » avaient « le droit, voire le devoir, de se poser des questions », rappelle le magistrat. « Être d’anciens militaires reconvertis dans l’aviation d’affaires ne les prive pas de bon sens », ajoute-t-il. Et de citer les alertes sérieuses qui auraient dû faire fuir les pilotes, des drôles de passagers aux destinations des vols. Soit, pour l’avocat général, « un état d’aveuglement qui traduit une complicité par permissivité ».

Mais, entre-temps, l’audition de Franck Colin, l’organisateur des vols, qui, lui, n’avait pas fait appel, a instillé le doute chez les jurés. Ali Bouchareb ? « Vous l’avez condamné à 18 ans alors qu’il n’a rien fait. » Les gérants de la compagnie aérienne ? Il n’avait « jamais parlé de stupéfiants » devant eux. Quant aux pilotes, « ils se sont fait bananer  ».

Avant le procès, Christophe Naudin avait également donné sa version dans une interview à France Info. « Pascal et Bruno ne savaient pas – et ils n’ont pas à savoir, d’ailleurs – ce qu’ils transportent, puisque ce n’est pas leur travail, ce n’est pas leur responsabilité, martelait-il. Une société qui s’appelle Swissport avait été payée pour ça. Ils n’avaient pas à s’en préoccuper. »

Qu’importe les raisons, pour les deux pilotes, le résultat est là. Ils sont acquittés. Leur avocat, Antoine Vey, qui a pris la suite de Dupond-Moretti appelé à la tête du ministère de la Justice un an plus tôt, confie son soulagement à la presse. « Ce furent huit ans d’enfer pour eux, résume-t-il. Ils ont eu leur fam
ille et leur vie de pilote détruites. »
Mais, poursuit-il, cela « n’efface pas la dureté de l’épreuve qu’ils viennent de traverser ».

Après tant de rebondissements, la rocambolesque affaire Air Cocaïne vient de trouver son épilogue.

Depuis sa condamnation, Ali Bouchareb n’a pas refait parler de lui, tout comme Franck Colin. On ignore si les deux pilotes ont repris la route du ciel.   

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