<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’affaire Radouane Lakdim, l’assassin d’Arnaud Beltrame

Photo : Lakdim Radouane détenant une otage au supermarché de Trèbes (Aude). (Illustration ZZIGG)

Temps de lecture : 15 minutes
Par Gabriel Thierry • Illustration ZZIGG    « J’vais la faire à Coulibaly, j’vais rejoindre mes frères. Mohamed Merah, Coulibaly, ils ont raison. Voilà, c’est tant pis… même s’ils ont pas raison, ils ont vu ce qu’il se passe. J’vois que les soldats français, ils violent des enfants au Mali, après ils ont la relaxe, ça […]

Par Gabriel Thierry • Illustration ZZIGG

  

« J’vais la faire à Coulibaly, j’vais rejoindre mes frères. Mohamed Merah, Coulibaly, ils ont raison. Voilà, c’est tant pis… même s’ils ont pas raison, ils ont vu ce qu’il se passe. J’vois que les soldats français, ils violent des enfants au Mali, après ils ont la relaxe, ça se fait, ça ? »

Le forcené qui parle, ce 23 mars 2018 à Trèbes, c’est Radouane Lakdim.

Habillé d’un treillis, d’une doudoune marron et d’un tee-shirt bleu marine, il est enregistré par les gendarmes. Le jeune homme de 25 ans tient en otage Julie, une hôtesse d’accueil du Super U de Trèbes, dans l’Aude, qui avait en vain tenté de trouver refuge dans la salle des coffres.

Le terroriste, qui a fait allégeance à l’organisation terroriste Daech, a fait irruption à 10h39 dans le magasin en criant « Allah Akbar ». Sa première victime, c’est le chef boucher, Christian, un homme « au cœur énorme », à la joie de vivre contagieuse, qu’il assassine lâchement alors qu’il discute avec une caissière. Puis il tue un client, Hervé, en train de déposer ses achats sur le tapis roulant d’une caisse.

Le périple meurtrier de Radouane Lakdim a commencé quelques heures plus tôt à Carcassonne, après avoir accompagné sa petite sœur en classe de CE2.

Tout débute sur le parking des Aigles, où le terroriste s’en prend au conducteur et au passager d’une Opel Corsa. Il abat froidement Jean-Michel et blesse José. « J’ai tué des pédés là-haut aussi », dira-t-il plus à tard à Julie, l’hôtesse de caisse, en parlant des deux hommes dont il ignorait pourtant tout.

Puis le tueur grimpe dans la voiture délestée de ses occupants et démarre. Son nouvel objectif ? La caserne du 3e régiment de parachutistes d’infanterie de Marine. Mais, comme l’explique Mediapart, ne voyant pas de militaires, il finit par perdre patience. Avenue du Général-Leclerc, il croise vers 10h30 quatre CRS qui font leur footing. Radouane Lakdim leur tire aussitôt dessus. Si un policier est grièvement blessé, les trois autres réussissent à éviter les tirs. La suite va se dérouler au Super  U.

Allégeance à l’État islamique

Aux enquêteurs, Julie expliquera plus tard que Radouane Lakdim avait l’air satisfait d’avoir « trouvé son otage » dans le supermarché. « Assez vite, il m’a dit qu’il ne me ferait rien », précise l’ancienne ingénieure séquestrée.

La quadragénaire va en effet devenir le pivot de la communication du terroriste. C’est elle qui doit composer le 17 à la demande du jeune homme.

«  Alors, le monsieur dit qu’il est un soldat de l’État islamique. En représailles, parce que la France a bombardé la Syrie, l’Irak et le Mali, hein. Vous bombardez mes frères. Alors maintenant, il faut assumer les conséquences », rapporte-elle, sous la contrainte, à la gendarme qui a répondu au téléphone. Un échange glaçant, dévoilé quatre mois après le drame par le quotidien Le Monde.  

Ce 23 mars, le Peloton de surveillance et d’intervention de la Gendarmerie (Psig) de Carcassonne a prévu une opération d’instruction à la brigade de Peyriac-Minervois, à 15 kilomètres du Super U. C’est là que les gendarmes apprennent qu’une tuerie est en cours dans un supermarché. L’unité prend aussitôt la route.

La situation est grave : le Centre d’opération et de renseignement (Corg) de l’Aude vient de lancer un appel général.

Le Psig, avec à sa tête le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, le numéro 3 de la gendarmerie dans l’Aude, arrive sur place très rapidement. Les gendarmes de la brigade de Trèbes ont déjà pris position face à l’entrée du supermarché.

Une salle stratégique a été identifiée, c’est le bureau de la direction. Ici sont situés les terminaux des caméras de vidéo-surveillance, sur le côté avant gauche du magasin, au premier étage.

Les militaires du Psig de Carcassonne suggèrent une évacuation rapide pour « éviter un carnage ». Des clients font encore leurs courses dans le supermarché !

Six gendarmes foncent vers le rez-de-chaussée, rejoints par deux collègues de la brigade de Capendu, puis par un gendarme motocycliste. « Au cours de notre progression, j’ai senti la présence derrière mon dos de quelqu’un qui nous rejoignait », se souvient l’un des membres du Psig de Carcassonne.

C’est Arnaud Beltrame. Équipé seulement d’un gilet pare-balles à port discret, il reste derrière le militaire, comme le veut la consigne. Les gendarmes aperçoivent alors Radouane Lakdim tenant en otage Julie, l’hôtesse d’accueil.

Ils prennent position le long des caisses enregistreuses et dans les rayons. L’intervention permet l’évacuation de nombreux clients, qui rampent au sol pour s’éloigner du terroriste. Une caissière, terrorisée, est tétanisée. Les militaires doivent la tirer au sol pour qu’elle puisse s’échapper.

« C’est moi qui négocie  »

Un gendarme tient en joue le terroriste. Les yeux dans les yeux, il lui demande posément de relâcher son otage. C’est à ce moment qu’Arnaud Beltrame s’interpose dans la ligne de   mire. « C’est moi qui négocie », assure-t-il d’une voix ferme.

Il se dirige vers le terroriste d’un pas calme en écartant les bras. Les   militaires, surpris au premier abord, se souviennent alors du passé de cet ancien membre de l’escadron parachutiste d’intervention de la Gendarmerie nationale.

Après son échec au concours d’entrée de Saint-Cyr en 1992, Arnaud Beltrame s’engage comme Officier de réserve en situation d’activité (Orsa) dans l’armée de Terre. Il rejoint en août 1997 le 8e régiment d’artillerie, où il prend la tête d’une section d’observation dans la profondeur, des éclaireurs. Puis il réussit le concours d’entrée à l’École militaire interarmes (Emia), d’où il sort major de sa promotion à l’été 2001.

Il intègre ensuite pour un an l’École des officiers de la Gendarmerie à Melun, et sort 
de nouveau major de sa promotion. Il rejoindra le groupement blindé de gendarmerie mobile 
à Satory, puis, en 2003, l’Escadron parachutiste d’intervention de la gendarmerie nationale (EPIGN), où il servira pendant sept ans. Par exemple en Irak, un pays où il exécutera des missions complexes de protection rapprochée de diplomates français.

L’officier de Gendarmerie, qui rêve d’être général, va alors préparer l’École de guerre tout en enchaînant des commandements. Un passage obligé vers les étoiles. Il sert à la Garde républicaine à l’Elysée et en départementale dans la Manche, avant d’être affecté comme conseiller du secrétaire général du ministère de l’Écologie. C’est là qu’il connaîtra son troisième échec au concours de l’École de guerre. Lieutenant-colonel, Arnaud Beltrame est nommé à l’été 2017 officier adjoint au commandant de groupement de l’Aude, chargé des opérations et de l’instruction.

Un an plus tard, le voici face à un terroriste, lui qui les avait déjà vus de si près en Irak.

Le lieutenant-colonel ne va pas rester sans agir. Et il fait une proposition lourde de conséquence. Il propose au terroriste de se substituer à l’otage, enlève son gilet pare-balles et détache son ceinturon. Le terroriste se réfugie avec Arnaud Beltrame dans le bureau de l’accueil.

À la demande du preneur d’otage, le lieutenant-colonel lui a également remis son arme et un chargeur. Radouane Lakdim, passionné par les armes, a piégé le supermarché avec quatre engins explosifs. Il a entamé son périple meurtrier avec un pistolet automatique de 7,65  mm et un couteau de
chasse, avant donc de s’emparer du Sig Sauer d’Arnaud Beltrame.

Faute de caméra dans cette pièce fermée, on ne sait pas trop ce qu’il se passe. Puis un téléphone sonne. C’est Arnaud Beltrame. 

Il demande aux gendarmes d’évacuer le supermarché. « C’est un ordre, sinon il menace de faire péter des grenades », avertit-il.

Les militaires reculent, assez pour ne plus être vus, le moins possible pour être au plus près de leur camarade. Des renforts arrivent : les Psig de Castelnaudary et de Limoux, ainsi que l’antenne GIGN de Toulouse sont sur les lieux.

À 14h16, plusieurs coups de feu retentissent. Douze minutes plus tard, l’assaut des gendarmes de l’antenne neutralise de cinq balles dans la tête le preneur d’otage. Les secours se précipitent pour tenter de sauver Arnaud Beltrame, touché par deux balles et égorgé. En vain. Il décédera dans la nuit des suites de ses blessures. Après coup, on comprendra que, lors d’une lutte à mort, le gendarme a tenté l’impossible  : prendre le dessus sur le terroriste armé.

«  J’ai pensé qu’il était très courageux, expliquera un gendarme de la brigade de Trèbes. Tout le monde était dans l’incompréhension avant d’envisager qu’il s’agissait sûrement de la meilleure façon de sauver la vie de l’otage. »

L’attentat, qui se solde par quatre morts et quinze blessés, suscite une intense émotion en France. Les hommages au colonel Arnaud Beltrame, qui a perdu la vie pour sauver l’otage, pleuvent. « Son héroïsme et son courage forcent notre respect », dira Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur

Une question reste cependant en suspens, qu’il faut poser. Arnaud Beltrame devait-il se livrer comme otage? Ce n’est certainement pas un exemple à suivre pour les commandants d’unité. L’ordre sera toujours de neutraliser le terroriste, même au péril de sa vie, pas de se livrer en otage. Mais ce constat ne doit pas amoindrir le geste de bravoure singulier dont a fait preuve Arnaud Beltrame.

Radouane Lakdim, un petit délinquant sans envergure

Si les hommages se poursuivent, l’enquête terroriste, elle, bat son plein. La première tâche des enquêteurs, c’est d’en savoir plus sur le terroriste.

On découvre très vite que Radouane Lakdim est un jeune Franco-Marocain de 25   ans, né à Taza, dans le nord-est du Maroc. Surnommé «  Grenouille  », il vit alors encore avec ses parents et ses sœurs dans le logement familial de la cité Ozanam. Une voisine le décrit comme un garçon calme et gentil.

Mais Radouane Lakdim a aussi le profil peu reluisant de petit délinquant, connu notamment pour détention d’armes et trafic de stupéfiants. Comme le rappelle l’officier de réserve Alexandre Rodde, chercheur spécialisé sur les problématiques terroristes, auteur du Jihad en France avec notamment l’ancien directeur général Richard Lizurey, Radouane Lakdim est surtout connu pour ses « frasques judiciaires ». Il a ainsi d’abord été condamné en 2011 pour port d’armes prohibé à un mois de prison avec sursis. En   2015, il écope d’une nouvelle condamnation d’un mois ferme pour un refus d’obtempérer et usage de stupéfiants.

Alexandre Rodde

Radouane Lakdim est surtout fiché S, pour «  Sûreté de l’Etat  » – ce fichier qui liste les profils inquiétants , –  depuis 2014, en raison de sa radicalisation islamiste et de ses liens avec la mouvance salafiste. Ainsi le jeune homme diffuse en 2017 du contenu djihadiste sur les réseaux sociaux.

Toutefois, s’il était suivi par les services de renseignement, aucun signe précurseur d’un passage à l’acte n’est observé. En 2018, le groupe d’évaluation départemental décide d’ailleurs de mettre son dossier en veille, avant de le convoquer pour un entretien préalable.

Le terroriste en décide autrement. Mohammed Merah, cet islamiste franco-algérien auteur des tueries de Toulouse et de Montauban, est mort le 22 mars 2012, mais Radouane Lakdim croit que le décès date du 23 mars. Il choisit donc de passer à l’acte à cette date, pour lui, anniversaire. Un vendredi considéré également comme un jour saint.

Quatre ans après l’attentat, Le Parisien dévoile un volet méconnu de l’histoire. Si Radouane Lakdim a attiré l’attention des services de renseignement, c’est aussi grâce à un homme d’une cinquantaine d’années, l’indicateur à l’époque de la DCRI – appelons-le Claude. Accusé un temps d’avoir été un soutien du terroriste – il a bénéficié d’un non-lieu –, cet agent de sécurité avait lancé une association pour aider les jeunes du quartier dans leurs démarches administratives et dans leurs recherches d’emploi.

Cependant, au début des années 2010, Claude s’inquiète. Radouane est de plus en plus radical. Il commence même à faire du prosélytisme dans la cité.

Claude s’interroge, il se demande si le jeune homme ne va pas partir en Syrie, la terre de jihad des radicalisés. 


Au Renseignement intérieur, l’indicateur raconte l’escalade verbale du jeune homme, qui parle en 2014 en permanence du combat contre les mécréants à mener et de la soi-disant manipulation de l’opinion publique par les démocraties occidentales.

Trois mois avant l’attentat, Claude croise une nouvelle fois Radouane Lakdim. «  Son comportement avait encore plus changé  », raconte-t-il. Le jeune homme parle désormais de faire du mal aux mécréants.

Mais ces avertissements ne vont pas transparaître dans l’évaluation du Renseignement intérieur. Y a-t-il eu un loupé dans la surveillance? Pas sûr. Secret oblige, on ignore dans quelle mesure Claude a alimenté en infos le Renseignement intérieur. Mais une chose est certaine : Claude n’est pas jugé très fiable. L’homme s’est ainsi attribué une expérience militaire et des compétences « qu’il ne possède absolument pas», précise l’ordonnance de mise en accusation sur les complicités dont a bénéficié Raoudane Lakdim, consultée par L’Essor.

                                                                                                                                                                               

Un dealer incontournable de la cité

Ce document judiciaire permet d’ailleurs d’en savoir un peu plus sur la personnalité du terroriste. Un homme paradoxal, à la fois radicalisé, mais au comportement parfois aux antipodes de celui d’un bon croyant, comme en témoigne, par exemple, sa consommation régulière d’alcool et de cannabis.

Ainsi, écrivent les trois magistrats instructeurs, le jeune homme avait adopté le mode de fonctionnement typique des délinquants de droit commun.

Au cours de l’année précédant sa mort, on le relie à huit lignes téléphoniques différentes, qui généralement ne sont actives que quelques semaines.

Radouane Lakdim est sur ses gardes, il s’applique à dissimuler ses traces. Aucune activité téléphonique classique ne sera d’ailleurs observée la semaine précédant sa mort. Cela ne veut pas dire que Radouane Lakdim aurait éteint son téléphone, mais plutôt qu’il aurait privilégié des applications pour communiquer. Pourquoi une telle discrétion ? Sans doute à cause de ses funestes projets.

Mais également par habitude : le jeune homme est l’un des dealers de la cité Ozanam, et ce manifestement depuis plusieurs années.

A peine majeur, il dispose de ressources financières suspectes. On le soupçonne également d’avoir été impliqué dans des cambriolages en 2010. D’abord dans un vol perpétré dans une armurerie – on retrouve son ADN sur une arme. Puis dans un magasin de vêtements, où il est accusé par un des auteurs d’avoir fourni le bon tuyau. On retrouve enfin à son domicile un permis 
de conduire volé dans un camping-car en 2017.

Sur les réseaux sociaux, Radouane Lakdim jongle avec plusieurs comptes évocateurs 
de sa passion pour les armes. Sur Facebook, il s’appelle Glock Parabellum. Et sur Snapchat, c’est Kalashtata, où il se met en scène avec des armes.

A son domicile, les enquêteurs retrouveront plusieurs couteaux, un sabre et différents types de munitions. Selon sa compagne, il gardait chez lui cinq ou six machettes, deux fusils à pompe et deux pistolets.

Sur l’un de ses comptes Facebook, Radouane Lakdim partage une photographie intitulée « Pensées islamiques  », qui liste les personnes… qu’il ne faudrait pas tuer, comme les malades, les femmes ou les religieux !

L’ahurissante apologie du terrorisme se poursuit dans les commentaires, un internaute le trouvant visiblement bien trop indulgent. Les deux hommes vont épiloguer sur qui on peut vraiment tuer, avant de conclure en s’échangeant des vidéos sur la Syrie.

Pour en savoir plus sur le terroriste –  paranoïaque, ce dernier se demande un temps si sa petite amie ne travaille pas pour les Renseignements généraux –, des journalistes se rendent aussitôt cité Ozanam, où vivait Radouane Lakdim.

Mal leur en prend. Ils sont accueillis par des insultes et des menaces :   

« T’es journaliste ? Barre-toi d’ici ou je te casse les jambes », dit un habitant à un journaliste du Monde. Deux autres journalistes de France  3 sont violemment pris à partie par des jeunes : « Ils ont commencé à nous bousculer et à prendre nos pieds de caméras en les lançant sur nous.  » Ces agressions donnent le ton de l’enquête sur les complicités de Radouane Lakdim, avec l’impression sordide d’un quartier en marge, vivant avec ses propres lois.

La cité Ozanam

Le huis clos de la cité Ozanam

Pourtant, contrairement aux clichés, le quartier Ozanam n’est pas vraiment une cité à problèmes. Certes, ce quartier de quelques centaines d’habitants est dit sensible. Mais, comme le remarque le quotidien chrétien La Croix, on est loin du cliché sur les barres HLM insalubres. Ici, des maisons avec jardinet cohabitent avec de petits bâtiments de trois étages.

« Laissez-nous un peu tranquilles. On n’a rien fait, nous. Ce n’est pas parce qu’il vivait ici qu’on est tous pareils », raconte ainsi, plus calmement, quelques semaines plus tard, un jeune homme au quotidien régional La Dépêche du Midi. « Il a tué des innocents, il a tué sa communauté, il a tué son quartier, il a tué sa famille », résume un ancien du quartier à propos de Radouane Lakdim.

« Ça faisait un moment qu’on alertait les pouvoirs publics, il y a du trafic, il y a des armes à feu qui doivent circuler, on entend des coups de feu », nuance, deux ans plus tard, une retraitée auprès de l’AFP. « C’est une minorité qui pourrit le quartier, ils ont pris le pouvoir. Avant, il y faisait bon vivre, mais maintenant, c’est craignos. »

Quel est le vrai portrait de la cité Ozanam ?

Les deux facettes esquissées ici se complètent certainement. L’enquête judiciaire va éclairer certaines coulisses peu reluisantes du cet îlot. Si Reda E., le président du club de foot local, se présente comme « un travailleur sérieux et honnête », il est pourtant interpellé, en juin 2019, dans un véhicule qui transporte plus de 12 kilos de résine de cannabis.

Lors d’une écoute, les enquêteurs découvrent qu’il menace vertement des ouvriers d’un chantier, parlant de les tuer 
à coups de barre de fer ou de les écraser avec un engin de chantier. Pour eux, Reda a les attributs du caïd de la cité. C’est même 
lui qui, en échange de bons tuyaux,négocie la paix sociale avec un cadre de l’administration préfectorale.

Exemple avec cette histoire de voitures brûlées dans le quartier. « On va leur dire de se calmer et d’arrêter de faire les guignols », dit Reda à propos des « gamins ». En contrepartie, le cadre de l’administration préfectorale glisse des infos au caïd sur le positionnement du parquet, ou encore fait le lien de manière étonnante avec le commissariat local.

Un fonctionnement quasi mafieux, détaillé par Samir M. aux enquêteurs. Les « grands » tiennent le trafic. Ils ont des employés, comme Radouane Lakdim ou Sofiane M., deux amis qui travaillent pour eux, munis d’une arme de poing pour l’occasion. Si besoin, les « grands » fournissent du cash, des véhicules ou des armes si « les petits » ont leurs propres projets.

« Le quartier leur appartient », synthétise l’un des accusés à propos de Reda.

Le caïd – on retrouve ses traces ADN sur la queue de détente d’un fusil à canon scié – est très proche de Radouane Lakdim. Et pour cause, il a eu une liaison, un temps, avec la sœur du terroriste. Avant que ce dernier ne lui demande d’y mettre fin, estimant avoir un droit de regard sur les relations de sa sœur.  

Le président Emmanuel Macron à la cérémonie en souvenir du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame.

Marine, la petite amie radicalisée

D’ailleurs, décidément, les sœurs de Radouane Lakdim suscitent la convoitise de plusieurs truands de la cité. Ainsi l’ancien voisin de Radouane Lakdim, Ahmed A., qui a déménagé dans une autre cité pour y vivre de trafics louches. Il demande au futur terroriste la main d’une des sœurs. Peine perdue, Radouane Lakdim s’énerve contre son futur beau-frère et, dit-il, « pète un plomb ».

Dans le quartier, il y a également Marine P. À 15 ans, l’adolescente rencontre Radouane Lakdim, alors âgé de 22 ans. La relation est passionnelle, entrecoupée de disparitions. Drôle de petit ami. Il n’a jamais présenté sa compagne à sa famille et la fait entrer chez lui, en cachette, de nuit par la fenêtre.

Si Raoudane Lakdim n’assume pas la liaison, c’est visiblement pour des motifs religieux.

Les parents de Marine n’étant pas musulmans, il estime qu’un mariage est impossible. Et ce malgré la conversion de la jeune fille à l’islam. L’adolescente a d’ailleurs embrassé les thèses les plus radicales. Celle qui ne lit plus que des livres sur la religion partage ainsi sur les réseaux sociaux, en janvier 2017, des propos favorables à Daech. La radicalisation de l’adolescente n’est pas passée inaperçue de ses parents, qui ont fait en sorte d’empêcher sa sortie du territoire, alors qu’elle envisageait d’aller vivre « en terre musulmane ».

Sur Telegram, la jeune femme, qui partage le goût des armes de son compagnon, cherchait une famille syrienne pour « passer la frontière » turque.

Elle demandera même à son contact si elle pourra combattre, « pour aider le peuple syrien ». Et, à propos des bombardements et des attentats subis par la population syrienne, elle souhaite enfin que « ça arrive en France pour que les Français voient ce que ça leur ferait ».

Une radicalisation majeure, qui va nourrir les doutes sur ce que la jeune femme savait du futur périple meurtrier. Le jour de son interpellation, après la tuerie de Carcassonne, elle accueille les enquêteurs en hurlant 
« Allah Akbar ».

Sur son portable, on retrouve des vidéos de propagande de l’État islamique, dont une vidéo de torture et d’autres mettant en scène des enfants armés de poignards et piétinant la tête d’un homme décapité.

Ses amis vont témoigner. Oui, Marine aimait bien les « vidéos bizarres », comme celles d’un chat qui se fait égorger. Une proche se souvient qu’elle disait « qu’il fallait frapper fort la France pour riposter face à l’intervention de la coalition en Syrie », l’Hexagone récoltant avec les attentats « ce qu’elle avait semé ».

En garde à vue, Marine confie d’ailleurs qu’elle aurait pu accompagner par amour son compagnon. Mais sans tirer toutefois, assure-t-elle. Les deux amoureux avaient déjà évoqué l’utilisation de clous et de poudre dans la fabrication d’explosifs.

Certes, Radouane Lakdim lui avait confié son envie de s’attaquer au chef de l’État, mais « pas à des femmes ou à des enfants ». Et, poursuit-elle, « les choses importantes », comme l’attentat du 23 mars, « il n’en parlait pas ». « C’était un faux calme », capable « d’être méchant », poursuit-elle.

«  Il était très intelligent  », dit enfin Marine aux enquêteurs.

La jeune femme tient des propos particulièrement inquiétants, révélateurs d’un puissant lavage de cerveau. Amedy Coulibaly, le terroriste de l’Hyper-Casher ? « Il a fait ce qu’il avait à faire.» L’attentat de Nice ? « Peut-être qu’il y avait des gens qui ont pris pour rien… Après, je ne sais pas ce qu’il y avait dans sa tête. »

Arnaud Beltrame ? « Je ne suis pas obligée de pleurer pour quelqu’un que je ne connais pas », dira-t-elle. Au contraire, elle déclare de manière lunaire   : « Je ne comprends pas pourquoi cela vous fait plaisir de tirer comme ça sur les gens », à propos de la mort de son petit ami. Avant finalement, lors de sa dernière garde à vue, d’entamer le début d’une prise de conscience en admettant qu’il était extrémiste et « lâche ».

Reste enfin le mystère de la dernière vidéo. Quelques heures avant de passer à l’acte, Radouane Lakdim envoie à une série de contacts, dont sa compagne, une vidéo, qui n’a pas pu être consultée par les enquêteurs, et des versets du Coran. Que contenait cette vidéo ? On ne le sait pas.

Par contre, grâce à des données communiquées par le FBI, on sait que Marine a activement partagé des images religieuses sur son compte Facebook durant la nuit du 22 au 23 mars. « Qu’Allah accepte nos prières et nos invocations », dit-elle. Puis, à travers une autre sourate, elle affirme que les mécréants sont voués à l’enfer, le paradis étant promis aux croyants. Comme si la jeune femme, soupçonnent les juges, était au courant du drame qui allait se nouer les heures suivantes.  

Les mises en accusation

Quatre ans plus tard, l’enquête judiciaire arrive enfin à son terme. Entre-temps, le souvenir d’Arnaud Beltrame a fleuri. Plus de 350 rues, casernes, résidences ou écoles portent son nom. La direction de la Gendarmerie dénombre neuf casernes dédiées à l’officier. Il y a également un amphi Beltrame à l’école des officiers de Melun et une promotion lui rendant hommage.

Sept personnes soupçonnées d’avoir aidé l’assassin à des degrés divers ont été renvoyées devant la cour d’assises spéciale de Paris. Dans leur ordonnance de mise en accusation, les magistrats ont été au-delà des réquisitions du parquet national antiterroriste, en retenant l’association de malfaiteurs terroriste criminelle pour cinq des suspects.

Ainsi, Reda, le caïd de la cité Ozanam, est accusé d’avoir mis à la disposition du terroriste des armes, alors qu’il était au courant de sa radicalisation.

Ahmed A. est lui aussi renvoyé devant la cour d’assises spéciale. L’autre caïd du dossier a permis à Radouane Lakdim de trafiquer pour constituer un magot, des moyens financiers indispensables à son attentat. Samir M. est poursuivi de son côté pour avoir acheté avec Radouane Lakdim le couteau de chasse utilisé pour égorger Arnaud Beltrame.

Marine P., sa petite amie, « totalement imprégnée de l’idéologie jihadiste », ne pouvait, elle, « ignorer l’engagement au sein de la mouvance djihadiste », que ce soit à cause des confidences du tueur ou de ses échanges actifs sur les réseaux sociaux, écrivent les magistrats.

Quant à Sofiane B., l’homme qui pinaillait avec Radouane Lakdim sur Facebook pour déterminer qui pouvait être tué au nom de l’islam, il est accusé d’avoir renforcé la détermination du tueur à passer à l’acte.

Autant donc, soupçonne la justice, de complices actifs ou justement trop passifs, alors que Radouane Lakdim crachait sa haine des autres et criait son envie de faire un carnage.

Le procès se profile enfin. Les dernières étapes sont en voie d’être franchies.

A la mi-novembre, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a examiné les recours de quatre des sept personnes renvoyées devant la cour d’assises. Le parquet national anti-terroriste avait également fait appel.

A l’heure où nous mettons sous presse, la décision n’est pas encore connue.

Après cet arrêt, qui devait être dévoilé le 29 décembre, et d’éventuels pourvois en cassation, on devrait enfin savoir quels accusés seront renvoyés devant la cour d’assises. Un procès, cinq ans après le périple meurtrier de Radouane Lakdim, très attendu par les familles des victimes.  

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