Illustration Jean SASSON
La plus célèbre affaire criminelle française, synonyme de fiasco judiciaire, a mobilisé les gendarmes des Vosges dans les premières semaines de l’enquête. Les militaires avaient suivi la piste du règlement de comptes familial.
En cette fin d’après-midi, le 16 octobre 1984, c’est un jour comme les autres chez les Villemin, à Lépanges-sur-Vologne, dans les Vosges. Le père, Jean-Marie, 26 ans, est encore au travail, tandis que la mère, Christine, 24 ans, est à la maison après avoir fini sa journée de couturière à la Manufacture vosgienne de confection, la MVC. Leur enfant, Grégory, 4 ans, est rentré de l’école maternelle. Il aime jouer avant le dîner devant la maison. L’enfant demande à sa mère l’autorisation de sortir. Christine sourit et acquiesce avant de coiffer son fils d’un bonnet et de fermer son anorak. Après avoir reçu la consigne de ne pas trop s’éloigner, Grégory file vers un tas de gravier avec sa pelle.
Sa mère part dans le salon pour commencer son repassage sur fond de radio. Une quinzaine de minutes plus tard, elle sort pour appeler son fils. Il va falloir rentrer, l’heure du repas approche. Elle l’appelle. Mais personne ne répond. Elle fait le tour du pavillon que la famille vient de faire construire, il y a trois ans à peine, nulle trace de Grégory. Ses voisins non plus n’ont rien vu ni entendu. Christine prend le volant de sa Renault. Son fils est peut-être parti en direction du village, chez sa nourrice qui le garde après l’école… Mais non, elle n’a pas vu l’enfant.
Grégory n’a pas disparu. Il a manifestement été enlevé, puis tué. Son corps vient d’être retrouvé dans la Vologne, à Docelles, à 6 kilomètres de là. Le colonel (ER) Etienne Sesmat, commandant de la compagnie d’Epinal au moment des faits, se souvient que c’était pourtant « une belle journée d’automne claire et ensoleillée ».
Ainsi commence l’affaire Grégory, ce fait divers dramatique qui n’a toujours pas trouvé sa conclusion judiciaire après quarante ans d’enquête, une injustice intolérable pour les proches de l’enfant tué.
On sait en partie pourquoi. Comme le rappelle la journaliste Patricia Tourancheau dans son ouvrage, Grégory, la Machination familiale,
il y a eu «trop de fautes ou des maladresses commises sur la scène de crime, lors de l’autopsie ou de la première instruction du juge Lambert».
La Gendarmerie, la Police, la magistrature ou les médias : tous ont failli dans ce dossier devenu le cas d’école d’une enquête ratée.
Pour la Gendarmerie, l’affaire sera un sérieux aiguillon, entraînant la création de l’Institut de recherches criminelles et la professionnalisation de leurs pratiques de police judiciaire.
Les Villemin, des gens du coin
Issus de familles modestes, les parents de Grégory, Jean-Marie et Christine, sont des gens du coin. Le couple se rencontre durant l’adolescence. Christine a perdu tôt son père, bûcheron, parent de cinq autres enfants, et s’imaginait bonne sœur. Finalement, elle est tombée sous le charme de Jean-Marie qui l’a repérée depuis le bus l’emmenant à l’usine.
Ils vivent «un bonheur simple», comme ils le diront plus tard.
Leur jeune couple a cependant traversé de sérieuses crises. Il n’a pas préparé le repas alors qu’il aurait dû, elle l’a remarqué. Ils se sont engueulés, il l’a giflée, elle est partie. Jean-Marie dira plus tard ne pas être fier de cette violence conjugale. Lui-même avait vu rouge quand il avait découvert son père en train de frapper sa mère. Ce père parfois ivre et violent, c’est Albert, un homme qui n’a pas été gâté par la vie. L’ouvrier de filature a grandi à l’Assistance publique, puis a commencé comme domestique à ses 12 ans. Mais il a réussi à gagner assez pour s’acheter son lopin de terre et y construire, de ses propres mains, sa maison. Il a six enfants, Jean-Marie est le quatrième.
A quoi ressemble son enfance dans les Vosges ? On sait, par exemple, que le jeune Jean-Marie fait les 400 coups avec les cousins de cette famille nombreuse. Mais qu’il est aussi un élève moyen, qui redouble son CM2. À son entrée au collège, on l’envoie en sixième de transition.
La faute, suspecte-t-on, à son grand frère Michel, jugé quasi analphabète, qui avait laissé de mauvais souvenirs. Il s’oriente plus tard vers un CAP de mécanique, mais sans obtenir de diplôme, parce qu’il doit s’occuper de son petit frère qui vient de naître.
À 16 ans, le voici qui franchit les portes de l’usine textile d’Aumontzey, la ville des Villemin, à 11 kilomètres de Lépanges. Avec les scieries, les filatures sont l’un des gros employeurs de la région. Mais après avoir adhéré à la CGT et participé à une grève, il est viré. Le jeune adolescent part alors chez Autocoussin, ce gros employeur du coin avec son usine qui fabrique de la mousse de sièges de voiture. Un poste aux conditions de travail pénibles, voire dangereuses pour la santé, où on injecte la mousse. Puis c’est le service militaire. Jean-Marie se verrait bien gendarme. Mais ses obligations militaires, où il passe son permis poids lourd, le dégoûtent de l’armée.
A son retour, il revient à Autocoussin. Il va y faire son trou. Après avoir roulé sa bosse à l’injection, Jean-Marie passe au laboratoire, où l’ouvrier teste le bon dosage et assure le contrôle qualité. Il travaille dur et ses patrons le remarquent. Aussi, après le suicide du contremaître, Serge, on lui propose de le remplacer. Il est devenu un « chef ».
Les bonnes nouvelles s’enchaînent donc pour les Villemin. Ce 24 août 1980, Grégory naît. Comme le raconte le journaliste Thibaut Solano dans son livre La Voix rauque, un médecin avait pourtant dit à Christine qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfant. Et ils ont désormais leur propre maison. Le couple s’est installé sur les hauteurs de Lépanges, rue des Champs, pas très loin de l’appartement en HLM que Christine avait demandé après avoir été embauchée dans la manufacture locale. C’est « une belle maison aux poutres extérieures apparentes », remarque à l’époque le quotidien Le Monde. Elle est bien située, mais bâtie sur un terrain communal. « Alors, ne dîtes pas trop vite qu’elle a coûté une fortune », signale le journal.
A eux deux, Jean-Marie et Christine gagnent 10 000 francs. Ce n’est pas le Pérou… Dans cet article publié une dizaine de jours après le drame, le journaliste rapporte déjà le verdict des gens du coin: «Tout ça, c’est des histoires de famille », dit ainsi ce boulanger croisé lors de sa tournée quotidienne. « Je suis sûr qu’on les aura, je suis sûr qu’on les aura », se répète de son côté un gendarme.
La voix rauque
La suite des événements lui a pour l’instant donné tort. Ce 16 octobre 1984, l’enquête débute. L’enfant est dans l’eau, bloqué par un barrage, remarque Etienne Sesmat dans son livre, Les Deux Affaires Grégory, publié en 2006. Toujours marqué par cette affaire, l’ancien gendarme, désormais élu au conseil municipal de Collioure, dans les Pyrénées-Orientales, est devenu une sorte de porte-parole des gendarmes ayant travaillé dans l’enquête, celui qui défend leur honneur et leur travail. Mais, pour l’heure, il est face à une énigme. Les pieds et les mains de l’enfant sont liés par une ficelle, et un bonnet de laine couvre son visage. Cela fait déjà quelques heures que l’assassinat a été revendiqué, quelques minutes à peine après la découverte de la disparition de l’enfant.
À 17h30, un homme à la voix rauque a appelé l’un des oncles de l’enfant, Michel Villemin.
« Je te téléphone car cela ne répond pas à côté. Je me suis vengé du chef et j’ai kidnappé son fils. Je l’ai étranglé et je l’ai jeté dans la Vologne. Sa mère est en train de le chercher mais elle ne le retrouvera pas. Ma vengeance est faite. » Le lendemain, la famille reçoit une nouvelle lettre, tout aussi terrible, postée la veille à Lépanges. « J’espère que tu mourras de chagrin, le chef. Ce n’est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance, pauvre con. »
En fait, cela fait trois ans environ que les Villemin sont ciblés par la haine d’un mystérieux correspondant. C’est « le gars à la voix rauque », comme le raconte le journaliste Thibaut Solano dans un ouvrage éponyme, où il dissèque les ressorts de terribles haines familiales. C’est sans doute là, dans ce millier d’appels malveillants et ces quelques lettres anonymes, que réside la clé qui permettra de dénouer l’énigme criminelle.
Pour les Villemin, le cauchemar commence le 1er août 1981. Leur nouveau téléphone, qui vient d’être installé il y a à peine une dizaine de jours, sonne en pleine nuit. Mais personne au bout du fil. Un mois plus tard, rebelote. Mais cette fois-ci il y a quelqu’un. Enfin… plutôt un disque. « Chef, un p’tit verre, on a soif. » Puis une femme reprend cette chanson un peu paillarde. Les coups de fil se succèdent. « Salope », crache un mystérieux correspondant à Christine. « Pute ! », continue celui qui appelle, qui sait que son mari est au travail. Puis on frappe à la porte avant de casser un carreau.
Alors que la famille tente de démasquer l’auteur des coups de fil malveillants, le corbeau poursuit son travail de sape. Avec sadisme et cruauté, en visant l’ensemble de la famille.
A Albert, le paternel, qui sombre dans la dépression, dont le propre père s’est pendu, il dit : « Tu feras comme ton père… Tu te pendras. Tout le monde se pend chez les Villemin. » Les appels s’enchaînent, trois ou quatre par semaine. La personne à l’origine des appels est manifestement très bien renseignée. Par exemple, peu de gens savent qu’Albert est allergique au savon et qu’il le remplace par de l’eau de Cologne. Et ils utilisent des tournures de phrase de gens du coin, comme la route de Frambéménil, le nom local du chemin rural.
« Je vous ferez la peau »
En cette fin d’automne 1982, c’en est trop pour Albert et sa femme, Monique, qui enregistrent avec leur magnétophone les appels incessants. Ils se décident enfin à porter plainte. Car les choses empirent. Après les appels malveillants, le corbeau s’amuse à faire croire à d’autres correspondants, comme les pompes funèbres, qu’Albert s’est pendu. Les gendarmes mettent en place un système de surveillance des appels au domicile d’Albert et de Monique. Mais tout se sait trop vite dans le petit village des Vosges. Le corbeau n’appelle plus à ce numéro. Cependant sa haine semble sans limites. Comme ce message de mars 1983, glissé entre les volets. « Je vous ferez la peau à la famille Villemain », est-il écrit en lettres capitales, fautes d’orthographe incluses.
Ce jour d’avril 1983, Jean-Marie reste de longues minutes avec la voix rauque, espérant ainsi récolter des indices sur son identité.
Un échange sordide où le corbeau, après avoir menacé de violer Christine avec « un jeune qui est avec moi », se ravise. « Je te mettrai une balle entre les épaules et si je te loupe, je viendrai t’apporter des oranges à l’hôpital, ajoute-t-il. Oh pis non. Je m’en prendrai à ton mioche, ça te fera plus mal. Ne le laisse pas traîner, je le surveille avec des jumelles. Si je le trouve dehors, je l’embarque et tu le retrouveras “stangnié” en bas dans la Vologne. » Jean-Marie ne se laisse pas démonter. « Pourquoi tu t’en prends qu’à moi? », demande-t-il. «Je peux pas blairer les chefs… T’es plein de pognon. Jacky gagne dans les sept mille francs et toi un million par mois… C’est toi qui touches le plus dans la famille », répond le corbeau. « N’importe quoi ! », rétorque Jean-Marie. « T’es chef, t’es chef, ça veut dire quoi ? » « Tu as plein de fric », lui répond le corbeau.
Puis les appels cessent. Comme le rappelle le journaliste Thibaut Solano, une nouvelle lettre donne l’explication. « Eh oui le vieux, j’arrête et tu ne sauras jamais qui t’as fait chié pendant deux ans. Je me suis vengé car je vois que tu te rumines, tu ne te pendras peut-être pas mais je m’en fou car ma vengeance est faite. Je te hais au point d’aller cracher sur ta tombe le jour où tu crèveras », explique-t-il. Et effectivement, le corbeau a en quelque sorte réussi.
En cherchant à démasquer l’auteur si bien renseigné de ces appels, la famille Villemin finit par soupçonner tout le monde. Y compris Jacky, par exemple, le propre demi-frère de Jean-Marie, cet enfant bâtard reconnu par Albert mais pas accepté.
La première enquête des gendarmes
Quand la disparition de l’enfant est signalée, ce sont les gendarmes de la brigade de Bruyères qui sont les premiers enquêteurs sur place. Ils sont prévenus par Monique Villemin, la grand-mère paternelle de l’enfant, vers 17h40. La patrouille en service est aussitôt envoyée vers Lépanges-sur-Vologne. La brigade de recherches d’Épinal est également alertée et envoie une équipe sur place.
C’est l’adjudant Lamirand qui prend la direction des opérations. « C’est un professionnel chevronné, qui connaît bien la circonscription de son unité et ses habitants, remarque Etienne Sesmat dans son livre. Sous son air jovial se cache une forte détermination. Ses qualités d’enquêteur l’ont conduit, l’année précédente, à résoudre une enquête délicate sur une agression de personnes âgées. »
Il est 21 heures quand le corps de l’enfant est retrouvé. Une vingtaine de personnes se sont rassemblées au bord de la rivière.
Les enquêteurs attendent l’arrivée d’Etienne Sesmat pour sortir le corps de l’eau.
Un photographe de presse de La Liberté de l’Est est déjà sur place. Il mitraille la scène avec son objectif. Les photos du corps enveloppé dans une couverture feront la Une des journaux. Première constatation : les liens qui lui tiennent les poignets sont relativement lâches, tout en étant assez serrés pour l’empêcher de se libérer. Le docteur du coin estime que le garçon a dû mourir vers 18 heures.
Mais il n’y a pas de trace de blessure ou de coups. Alors que le corps de Grégory est envoyé à Nancy pour une autopsie, les autorités judiciaires préparent la suite de l’enquête. Pour le procureur d’Épinal Jean-Jacques Lecomte,
il s’agit vraisemblablement d’une
histoire familiale et locale.
Les gendarmes, qui viennent de faire appel au soutien de la section de recherches de Nancy, restent donc saisis. Pour les militaires, il y a alors trois pistes à explorer. L’entourage familial, avec des suspicions, finalement levées, contre un gendre. Le coup de téléphone du corbeau à l’oncle, puis la lettre, revendiquant tous deux le crime. Enfin, la recherche d’indices à proximité du lieu de l’enlèvement. Mais à Lépanges-sur-Vologne, personne n’a rien vu.
A Docelles, où a été retrouvé le corps, la directrice de l’école maternelle se souvient juste avoir remarqué les traces d’un véhicule s’étant engagé sur un chemin menant à la rivière. C’est un peu maigre. Les enquêteurs s’intéressent aussi à la lettre de revendication du crime. Mais elle a été badigeonnée sans précautions de poudre magnétique noire pour y trouver des empreintes digitales, alors qu’il aurait fallu la manipuler avec des pincettes et après avoir fait d’autres examens au préalable…
Reste l’autopsie à Nancy. L’enfant n’a pas été étranglé, il est mort dans l’eau. Il a été visiblement entravé alors qu’il était inconscient, d’ailleurs son estomac et ses poumons ne contiennent pas beaucoup d’eau. Enfin, une bobine de cordelette, le seul élément matériel avec la lettre, a par exemple été également saisie chez l’un des frères de Monique Villemin, Georges Jacob. Mais il a un alibi et ce genre de corde est très répandu dans la région.
Une vingtaine d’enquêteurs
Malgré le manque d’indices matériels ou de témoignages directs, l’enquête avance.
Une reconstitution avec un mannequin, le 25 octobre, montre que le corps a certainement été jeté dans un affluent de la Vologne, le Barba, pas très loin en amont. D’ailleurs, une habitante se souvient avoir vu, ce 16 octobre vers 18 h, une forme de couleur bleue dans l’eau, qu’elle avait prise pour un sac-poubelle.
En tout, une vingtaine d’enquêteurs planchent sur l’affaire. Ils sont commandés par le chef d’escadron Charles Chaillan, le patron de la section de recherches de Nancy. Comme le rappelle Etienne Sesmat, un point est fait tous les matins à 7 heures.
Durant ces premières semaines d’enquête, les militaires enchaînent les auditions – n’oubliant pas, au passage, de demander à leurs interlocuteurs d’écrire quelques lignes, afin de comparer leur écriture avec celle du corbeau. Pour l’experte en écritures Anne-Marie Jacquin-Keller, le corbeau est certainement « une personne qui appartient à l’entourage géographique de ses victimes », rapporte Etienne Sesmat. Cachant bien son jeu, cette personne ressentirait « une frustration d’ordre affectif et ou socio-professionnel ».
Pour les gendarmes, le corbeau habite donc vraisemblablement à Aumontzey. Mais il pourrait s’agir aussi d’un simple voisin ou d’une relation éloignée de la famille. En comptant large, les militaires ont dans le collimateur plus de cent personnes apparentées aux Villemin, toutes rivalités et jalousies confondues.
Les investigations vont finalement se concentrer sur Bernard Laroche. C’est l’un des cousins de Jean-Marie, qui vit à quelques centaines de mètres des Villemin. Il a un parcours assez parallèle à son cousin, avec qui il traînait durant son enfance, mais moins brillant. C’est quelqu’un, remarque Etienne Sesmat, très proche de Michel. Ce frère de Jean-Marie est un homme « malheureux, souvent dépassé par la situation et probablement influençable», écrit l’ancien gendarme. Et, détail intriguant, il raconte tout à son frère de lait Bernard… L’homme attire enfin presque directement l’attention des gendarmes. Sa femme, Marie-Ange, a appelé les militaires pour faire part de ses doutes sur le frère de Jean-Marie, Jacky, une piste que les gendarmes viennent de refermer.
Un commérage jugé assez surprenant.
L’audition de Marie-Ange conduit donc les gendarmes à entendre son mari Bernard, dit Popov. Les gendarmes en profitent pour l’enregistrer et lui faire faire une dictée. Mais deux jours plus tard, explique Etienne Sesmat, l’experte en écriture rappelle les gendarmes. Ces écrits présenteraient des signes sérieux de ressemblance avec ceux du corbeau. Quelques jours plus tard, un gendarme, Denis Klein, de la section de recherches de Metz, fait lui aussi part de ses interrogations sur d’étranges marques de foulage sur la lettre de revendication, ces empreintes laissées par un écrit sur une feuille placée en dessous de celle utilisée. Elles correspondent à des B et des L, comme Bernard Laroche. Certes, ce ne sont pas des preuves. Mais le faisceau d’indices commence à converger vers le jeune homme. Les gendarmes passent à l’action, le 31 octobre, et interpellent Bernard Laroche et sa femme Marie-Ange. Leur objectif ? Avoir des précisions sur l’emploi du temps de Bernard entre 16 et 18 heures.
Ce contremaître dans une filature de tissage dit qu’il a quitté Michel, le frère de Jean-Marie, vers 16 h 30. Puis il s’est rendu à 18 heures au supermarché. D’ailleurs, sa belle-sœur Murielle Bolle peut le confirmer, il l’a vu chez tante Louisette. Cette dernière étant simple d’esprit, les enquêteurs interrogent Murielle, une adolescente de 15 ans, pour avoir confirmation de cet emploi du temps. Mais à y regarder de plus près, les deux ne disent pas la même chose. Murielle Bolle explique d’abord être arrivée chez tante Louisette à 17h25, où était présent Bernard, quand ce dernier dit être arrivé à 17h30, y trouvant Murielle. Qui se trompe ?
Le 1er novembre, la jeune fille de 15 ans est de nouveau interrogée par les gendarmes au domicile de ses parents. Elle le redit aux gendarmes : ce jour-là, elle a pris le car après le collège et elle s’est rendue chez sa tante. Bernard était là, avec son fils sur les genoux, en train de regarder la télé. Là encore, les gendarmes estiment qu’il y a une incohérence. Entendu par les gendarmes, le chauffeur du car déclare ne pas se souvenir avoir vu Murielle, pourtant bien reconnaissable avec ses cheveux roux. Les enquêteurs sentent qu’ils tirent un fil intéressant. Le 2 novembre, Murielle est réentendue. Elle finit par raconter une tout autre histoire. En fait, ce soir-là, Bernard l’aurait attendue à la sortie du collège. Dans le récit de Murielle, Bernard lui crie « Bouboule » avant de l’inviter à monter. Ils auraient alors roulé avec Sébastien, le fils de Bernard, vers Lépanges. Bernard serait alors sorti, revenant avec un petit garçon coiffé d’un bonnet, Grégory.
Pour les gendarmes, après trois semaines d’enquête et plus de 180 auditions, l’affaire semble quasiment close. On retrouve même une seringue d’insuline près du local des pompiers, là où l’enfant a été jeté dans l’eau, pensent les enquêteurs. Il s’agit peut-être de la substance qui aurait assommé l’enfant, s’interrogent les gendarmes.
La garde à vue de Murielle Bolle étant terminée – elle n’a pas été prolongée par le juge d’instruction, le jeune Jean-Michel Lambert –, les gendarmes raccompagnent l’adolescente chez elle. En sortant, ils croisent Bernard et Marie-Ange Laroche qui se tiennent devant la porte. « Bernard me jette un regard en coin, nous partons, raconte Etienne Sesmat. Je m’inquiète en le voyant là. Comment Murielle et Bernard vont-ils se revoir dans quelques minutes ? Que va-t-il se passer durant ce long week-end ? »
Fiasco judiciaire
Les craintes d’Etienne Sesmat ne se réalisent pas tout de suite. Ainsi, au sortir du week-end, l’adolescente confirme bien ses déclarations devant le juge d’instruction. Et, le 5 novembre, Bernard est inculpé. Mais, le lendemain, Murielle Bolle se rétracte et accuse les gendarmes de l’avoir piégée. Elle reviendra des années plus tard, dans un livre publié en 2018, Briser le silence, sur ces jours d’octobre. « Non, j’ai menti, explique-t-elle alors au juge. Les gendarmes m’ont dit que mon beau-frère avait dit pareil, alors j’ai dit…» Et de préciser ensuite dans son livre : « J’avais 15 ans. Je suis cette gosse aux cheveux roux qui s’est retrouvée chez les gendarmes, dans le bureau d’un juge et puis d’un autre, dans celui des policiers de Nancy. » Elle raconte ainsi sa peur lors des interrogatoires et les promesses des gendarmes. « À 8 heures, le 2 novembre, l’audition reprend, se souvient-elle. Les gendarmes me posent quelques questions supplémentaires, puis je signe de ma petite écriture d’enfant en lettres bien nettes : Bolle. » Dans la préface du livre, son avocat, Jean-Paul Teissonnière, pilonne l’enquête des gendarmes. « L’amateurisme des enquêteurs a ouvert la voie : autopsie bâclée, désignation irrégulière en qualité d’expert d’un personnage douteux et incompétent, vociférations des manifestants devant le palais de justice », liste le juriste.
Cet épisode judiciaire ne sera clos qu’en janvier 2020 par la cour d’appel de Paris, avec l’annulation de la garde à vue de Murielle Bolle, tout en maintenant dans le dossier ses premières déclarations aux gendarmes et celles au juge d’instruction.
Entre-temps l’enquête judiciaire a sombré. Bernard Laroche est tué par Jean-Marie Villemin, le 29 mars 1985. Il sera condamné pour ce crime à cinq ans d’emprisonnement, dont un avec sursis. Le juge Jean-Michel Lambert s’apprêtait pourtant, expliquera-t-il plus tard à France Inter, à rendre une ordonnance de non-lieu. « Bernard Laroche est innocent, expliquait-il. Si on reconstitue l’emploi du temps qui aurait fait de lui l’assassin, on réalise que ça ne tient pas.»
Et alors que la Gendarmerie a été dessaisie au profit de la Police, les enquêteurs s’orientent vers une nouvelle fausse piste, la thèse d’un assassinat de Grégory par sa propre mère, Christine. Une piste toujours suggérée à demi-mot par Murielle Bolle dans son livre.
Elle assure ainsi que des expertises ont désigné Christine Villemin comme l’auteur de la lettre de revendication et pointe un témoignage « négligé », celui d’un voisin qui n’a vu, à 17h05 ce 16 octobre, ni Grégory, « ni la voiture de Christine dans le garage ». Une façon d’imputer, sans le dire, une responsabilité à la mère. On sait pourtant que cette piste est fallacieuse. Christine Villemin a bénéficié d’un tonitruant non-lieu en février 1993, pour « absence de charges ». Un terme préféré dans cet arrêt de la cour d’appel de Dijon à « l’insuffisance de charges », qui souligne en creux l’ampleur du fiasco autour de cette piste erronée.
Mais d’une faillite judiciaire collective, l’affaire Grégory sera peut-être un jour synonyme de ténacité. Car les autorités judiciaires n’ont pas lâché le fil de l’enquête. Le dossier est toujours ouvert. Les gendarmes, à nouveau saisis, suivent toujours la piste d’un complot familial. Soit la machination sordide de plusieurs protagonistes qui auraient harcelé la famille Villemin avant de finalement enlever l’enfant. En juin 2017, trois mises en examen sont même ordonnées.
Il s’agit de celles de Murielle Bolle et de Marcel et Jacqueline Jacob, le grand-oncle et la grand-tante de Grégory. Les Jacob, une famille qui voue « une haine inconsidérée aux Villemin » depuis des lustres, note la journaliste Patricia Tourancheau dans son livre. Selon des gendarmes, rapporte-t-elle, « Marcel Jacob n’a jamais supporté que sa sœur aînée, Monique, enceinte, épouse Albert Villemin qui a reconnu son “bâtard”, Jacky, sans jamais l’accepter. »
Une famille où ont justement grandi Bernard Laroche et son cousin Jacky Villemin, éloigné prudemment d’Albert… Mais un mois plus tard, nouveau rebondissement. Le juge Lambert se suicide et étrille la nouvelle direction de l’enquête dans une lettre testament de trois pages.
En mai 2018, les trois mises en examen de 2017 sont annulées.
« Le scénario qui, à mes yeux, s’impose est celui d’une pulsion meurtrière incontrôlable, d’une folie qui se conclut par un geste libératoire pour se défaire d’une pression devenue insupportable », signale à L’Essor Etienne Sesmat. Pour l’ancien gendarme, ce crime d’opportunité s’est en effet déroulé dans un créneau temporel très court, en prenant d’importants risques, du dépôt du corps de l’enfant à la revendication immédiate de son meurtre.
La justice a depuis relancé le dossier, en janvier 2021, en demandant de nouvelles expertises ADN – les précédentes se sont toutes soldées par des échecs. L’espoir n’est donc pas mort.
Après avoir déploré des péripéties procédurales sur la forme et non pas le fond, Jean-Marie Villemin, dans une postface au livre de son conseil, Thierry Moser, Parole d’avocat, confie son espérance. Que, dans un « avenir pas trop éloigné », la justice parvienne enfin à « une juste solution ». « Il le faut par respect pour la mémoire de Grégory », rappelle-t-il.