Par Gabriel Thierry • Illustration Zzigg
Ils travaillaient tous les deux dans une Caisse d’allocation familiale, l’un à Limoges, l’autre à Carcassonne. Les deux agents ont reçu le même mail, envoyé séparément à des milliers de destinataires choisis par hasard.
L’un et l’autre ont ouvert le message. Puis ils ont cliqué sur la pièce jointe, puisque c’est ce que le message invitait à faire. Mais seul l’un d’entre eux a aussitôt compris son erreur en bondissant pour arracher le câble de son ordinateur.
En ce printemps 2016, une trentaine de caisses de la Nouvelle-Aquitaine vont être paralysées par le programme Locky. C’est un rançongiciel, un de ces logiciels qui chiffrent vos données pour exiger une rançon. Une fois vos fichiers chiffrés, impossible de les utiliser. L’ordinateur ne sert plus à rien. Pour que tout rentre dans l’ordre, les cybercriminels demandent une rançon. Mais il est impensable pour ces structures de céder au chantage. Résultat : une importante désorganisation des services, et des prestations sociales versées avec du retard.
Les gendarmes du Sud-Ouest sont sur les dents. De nombreuses entreprises ou collectivités leur rapportent avoir été elles aussi victimes du rançongiciel Locky. La campagne criminelle ne vise pas spécifiquement cette région. Mais comme partout en France, on y déplore des victimes.
Le mode opératoire est désormais bien connu. Des mails sont envoyés à des cibles. Ils contiennent une pièce jointe. Si on l’ouvre, le fichier déclenche le téléchargement d’un programme qui va installer le rançongiciel.
Ce dernier va ensuite effacer les copies cachées et chiffrer automatiquement tous les documents possibles. Un désastre informatique signalé par une note demandant une rançon à payer en bitcoin, cette crypto-monnaie numérique.
Dans le Tarn-et-Garonne, les dégâts sont tels que les spécialistes locaux ont mis en place une procédure spéciale avec le gendarme du département référent pour la lutte contre la cybercriminalité. Quand une collectivité est touchée – avec à la clé le blocage des logiciels de paie ou de l’état civil –, les machines infectées sont isolées. Elles seront transférées aux gendarmes de Montauban, qui vont les analyser et recueillir le maximum de preuves pour l’enquête.
Bien souvent, dans ces dossiers de criminalité informatique, les victimes sont pressées de tourner la page et détruisent, sans le savoir, des indices qui pourraient être utiles aux enquêteurs.
A Libourne, en Gironde, les cybercriminels somment une entreprise de payer une rançon de 4 bitcoins, soit alors environ 2 000 euros. Finalement, cela ne paraît pas si élevé pour se débarrasser de ce gros tracas, et la société paie. Une autre firme du secteur est elle aussi victime du rançongiciel. Elle paie également la rançon demandée, environ 5 bitcoins.
Ces deux victimes ont cédé. Mais c’est assez paradoxal : alors que les autorités déconseillent, bien sûr, tout versement de rançon, ces deux paiements vont être l’origine d’une enquête d’ampleur des cybergendarmes. Les investigations vont les emmener en Russie, à Saint-Pétersbourg, ou encore aux îles Canaries, et pour finir en Grèce. En bout de course ils vont découvrir que leur suspect pourrait être à la tête de l’une des plus grandes lessiveuses d’argent sale du net.
Les gendarmes traquent l’argent
Mais l’aboutissement de l’enquête des gendarmes est encore loin. Dans les sections de recherches de Bordeaux et de Toulouse, on essaie d’abord d’en savoir plus sur ces attaques par rançongiciels. Face à ce mode opératoire nouveau, les enquêteurs vont privilégier une ancienne méthode qui a fait ses preuves : suivre l’argent. « Aujourd’hui, le bitcoin est devenu populaire, raconte aux juges, au printemps 2021, l’adjudant Patrice Reveillac. Mais à l’époque, c’était encore extrêmement restreint.»
Ce gendarme, parti ensuite pour Europol, a été un précurseur en la matière. En 2014, c’est lui qui est à l’origine de l’une des premières saisies de bitcoins dans l’Arme, dans un dossier d’une plateforme illégale d’échange de bitcoins.
Deux ans plus tard, le voilà à nouveau sur la piste de bitcoins. Cette cryptomonnaie est très intéressante pour les enquêteurs. Car toutes les transactions opérées sont inscrites dans un grand registre de données, la blockchain – chaîne de blocs, en français –, qui est infalsifiable. Théoriquement, on peut donc suivre le cheminement des rançons payées par les victimes vers le cybercriminel qui est derrière l’attaque.
Mais, comme souvent, dans la pratique c’est un peu plus compliqué. D’abord, à l’époque, « il n’y avait aucun outil à proprement parler pour faciliter l’enquête, précis Patrice Reveillac devant les juges. Il fallait faire les investigations à la main ». Ce qui n’est pas une mince affaire. Pour échanger des bitcoins, il faut les transférer d’une adresse à une autre : on appelle cela des wallet, des portefeuilles en anglais. Ces portefeuilles sont une suite de chiffres et de lettres assez indigeste, comme, par exemple, 1C1pSMrqH21eiiVGsJvYkSVwQq6GnzVSBn.
On ne connaît pas pour autant leur propriétaire, mais on peut le découvrir en cas d’utilisation ultérieure des fonds. C’est pour cela qu’on dit qu’il n’y a pas un anonymat, mais un pseudonymat.
Les cybergendarmes en sont alors réduits à éditer de grands tableaux Excel pour suivre le cheminement des bitcoins sales d’une adresse à une autre. Certes, le traçage des fonds par les cybergendarmes est fastidieux. Mais il va être particulièrement intéressant. « On constate que les fonds s’agglomèrent vers des adresses bitcoin, souvent les mêmes », raconte Patrice Reveillac. Quelques dizaines d’adresses bitcoin sont bénéficiaires de rançons. En regardant dans le sens inverse, on peut alors déterminer un nombre potentiel de victimes, des structures ayant versé une rançon sans avoir déposé plainte.
La découverte des gendarmes est édifiante : on compte environ 7 000 paiements de rançons, venus d’un peu partout dans le monde. A la section de recherches de Bordeaux, on arrive donc, en juin 2018, à un total impressionnant. Environ 20 000 bitcoins, à l’époque 134 millions d’euros, sont arrivés sur les comptes suspects.
Mais c’est là que les choses se corsent. Certes, le registre public des bitcoins permet de tracer leur circulation. Théoriquement, les propriétaires des comptes suspects sont désormais susceptibles d’être identifiés par les enquêteurs. Sauf que l’argent disparaît ensuite dans un grand trou noir, le site BTC-e.
Ce site d’échanges de bitcoin fonctionne comme une grande lessiveuse. On peut y déposer des crypto-monnaies, les échanger avec des coupons internes qui peuvent servir ensuite à acheter d’autres devises ou du bitcoin. Les coupons internes, qui permettent de casser la traçabilité de la circulation des fonds, ne seraient pas un problème si le site répondait aux réquisitions des gendarmes.
Sauf que les propriétaires ne sont pas très loquaces. Ils ne répondent pas. Ou disent aux enquêteurs qu’il y a eu un problème technique sur leur base de données les empêchant de répondre à la réquisition. « On est très surpris, remarque Patrice Reveillac. On ne voit pas comment le service peut continuer si la base de données a été perdue. Et quand on regarde sur internet, personne ne s’est plaint. »
Les propriétaires du site internet se moquent-ils des gendarmes français ?
Comment l’enquête va rebondir
Les gendarmes ne sont d’ailleurs pas les seuls sur le coup. A infraction d’ampleur, riposte judiciaire d’ampleur. Deux services d’enquête se partagent les investigations. La section de recherches de Bordeaux, aidée par le Centre de lutte contre les criminalités numériques, est chargée de suivre la piste de l’argent. A Paris, les policiers de la Brigade d’enquêtes sur les fraudes aux technologies de l’information (Befti) tentent, eux, de trouver des indices en étudiant le rançongiciel lui-même.
Mais les investigations des policiers parisiens se révèlent bien compliquées. Le site de paiement des rançons est hébergé par le réseau d’anonymisation TOR. Impossible de savoir qui se trouve derrière. De même, l’identification des opérateurs des serveurs qui contrôlent la diffusion du logiciel malveillant ne donne rien. « On courait après les victimes », raconte à la justice le chef du groupe d’enquête, Aurélien Diche. Les cybercriminels, prudents, « faisaient tomber leur infrastructure informatique» «dès qu’ils avaient l’impression d’avoir laissé une trace ». « Nous n’avons jamais réussi à saisir le panel de contrôle », regrette-t-il.
A Bordeaux, Paris ou Toulouse, les différents enquêteurs en sont réduits à ronger leur frein. Encore une fois, une affaire de cybercriminalité va-t-elle buter sur les frontières et l’habileté des criminels ? Eh bien, non, les enquêteurs français vont bénéficier d’un sacré coup de pouce venu d’outre-Atlantique.
Ce 25 juillet 2017, un Russe, Alexander Vinnik, profite de vacances en famille à Ouranoupolis, une cité balnéaire du nord de la Grèce, au pied du mont Athos. Il est sur la plage quand, tout à coup, une flopée de policiers grecs et américains débarquent pour l’arrêter. A des milliers de kilomètres de là, le cœur du réacteur de la plateforme d’argent sale, la base de données BTC-e, hébergée par un opérateur californien, est saisi.
Ce Russe de 43 ans est en effet suspecté d’être l’un des opérateurs de BTC-e, cette plateforme d’échanges de crypto-monnaies qui est bien taiseuse face aux demandes des gendarmes français. Selon la défense, Alexander Vinnik aurait été repéré par le FBI par ses interventions sur les réseaux sociaux, où il indiquait qu’il travaillait pour la plateforme.
Or ce site est suivi de près par la justice américaine. Il aurait servi à blanchir des bitcoins volés dans le casse du siècle: entre 2011 et 2014, plusieurs centaines de milliers de bitcoins ont disparu de la plateforme d’échange Mt. Gox du Français Mark Karpelès, à Tokyo, une affaire qui vaut à Alexander Vinnik le surnom de « M. Bitcoin ».
Plus largement, toujours selon la justice américaine, BTC-e est devenue, au cours des années 2010, la blanchisseuse d’argent sale mondiale. Au total, le site est suspecté d’avoir blanchi environ 9,4 millions de bitcoins, soit à l’époque l’équivalent de plus de 4 milliards de dollars. Beaucoup plus au cours d’aujourd’hui.
Ce très mystérieux Alexander Vinnik
Mais qui est donc Alexander Vinnik ? Cet amateur de musique orthodoxe est né en août 1979 à Kurgan. C’est une petite ville de l’Oural, située près du Kazakhstan, à plus de 1 700 kilomètres de Moscou. D’origine modeste, il débute dans l’informatique en créant des programmes sur son Sinclair ZX Spectrum. Père de deux enfants, il a vécu un drame avec la mort de sa femme, atteinte d’une tumeur au cerveau.
Mais, décidément, cet homme est bien discret. Il faudra attendre son procès en appel pour apprendre qu’il avait un temps travaillé pour le producteur de pétrole russe Lukoil. L’ingénieur, désormais établi à Moscou, aurait ensuite bifurqué, au début des années 2000, vers le forex, le marché des devises. Aux juges, Alexander Vinnik explique avoir rejoint dans des conditions mystérieuses la plateforme de cryptomonnaie BTC-e.
Contacté en ligne, il aurait été embauché sans savoir qui tirait les manettes du site, se présentant ainsi comme l’une des petites mains du site. Au contraire, l’accusation le soupçonne d’être le principal bénéficiaire de Canton Business Corporation, la société écran qui se dissimule derrière BTC-e.
Quoi qu’il en soit, arrêté en Grèce à la demande de la justice américaine, Alexander Vinnik doit selon toute probabilité être extradé vers les Etats-Unis. Les choses ne vont toutefois pas se dérouler ainsi. Tout d’abord, les Russes demandent eux aussi l’extradition de leur ressortissant, pour une histoire de fraude d’environ 10 000 euros.
Pour les Américains, il s’agit avant tout d’une technique juridique d’entrave. Comme l’explique le vénérable New York Times, « aussi farfelu que cela puisse paraître », cette tactique « a empêché à plusieurs reprises des Russes soupçonnés d’être des criminels informatiques d’être expulsés vers les États-Unis, alors qu’ils étaient détenus en Europe ».
Puis la justice française met aussi son grain de sable. Le 15 juin 2018, elle lance un mandat d’arrêt européen à l’encontre d’Alexander Vinnik. Cela fait un an que les Français, par l’intermédiaire d’Europol, tentent d’en savoir un peu plus sur le sort des transactions suspectes qu’ils avaient repérées dans leur enquête sur le rançongiciel Locky.
La saisie de la base de données BTC-e aux Etats-Unis est l
’occasion de savoir enfin qui a effectivement touché les fonds. Les enquêteurs retracent, par exemple, comment Anna, une Russe de Saint-Pétersbourg, une mule ou une complice, on ne sait pas trop, reçoit une carte bancaire créditée d’une centaine de bitcoins, à l’époque 60 000 euros.
La personne qui utilise la carte fait des retraits à Moscou, mais aussi à Tenerife, en Espagne, et fait des achats luxueux de caviar. Grâce aux saisies américaines, « on découvre alors des échanges » qui mènent à plusieurs comptes très suspects, se souvient l’adjudant Patrice Reveillac. Leurs noms ? WME et Vamnedam, soit « Je ne vous le donnerai pas » en russe.
Pour les enquêteurs, ce dernier compte est bien celui d’Alexander Vinnik. L’accusation soutient que Vamnedam a touché les trois quarts des rançons liées au rançongiciel Locky. Soit un très gros paquet. Grâce à la priorité européenne, les Français grillent la politesse aux Américains et aux Russes. Les Grecs, qui se retrouvent à gérer une féroce bataille judiciaire, établissent un ordre d’extradition. D’abord les Français, puis les Américains, et enfin les Russes. Après bien des péripéties, M. Bitcoin atterrit finalement à Paris, le 23 janvier 2020.
Le procès d’Alexander Vinnik
Ce 19 octobre 2020, c’est donc un procès historique qui s’ouvre à Paris, devant la 13e chambre correctionnelle. C’est enfin l’occasion pour la justice et les gendarmes français de poursuivre un cybercriminel dans ces histoires de satanés rançongiciels . Une façon de signifier que ces crimes ne restent pas impunis. L’information judiciaire a d’ailleurs été particulièrement rapide, visiblement le signe que la justice française ne voulait pas traîner dans ce dossier. Mais le procès ne va pas être aussi simple. Les charges sont lourdes contre Alexander Vinnik, poursuivi pour 14 chefs de prévention, du piratage informatique à l’extorsion, en passant par blanchiment.
Pour se défendre, le Russe a embauché trois avocats. Me Frédéric Belot et Me Ariane Zimra, ses avocats du barreau de Paris, vont batailler sur le registre de la procédure pénale. Son troisième conseil, Me Zoé Konstantopoúlou, va jouer sur un autre registre. La flamboyante avocate grecque, ancienne présidente du Parlement grec sous les couleurs de la coalition de gauche radicale Syriza, fait feu de tout bois, n’hésitant pas à piétiner les usages de la cour. Elle multiplie les incidents en jouant sa partition centrée sur le bafouement des droits les plus élémentaires d’Alexander Vinnik.
Vu de France, ce type de discours peut paraître très surprenant. Même si l’Hexagone n’est pas parfait, difficile de prétendre que les libertés fondamentales y ont été abolies.
En Russie, par contre, ces allégations ont pu rencontrer un écho certain. Alexander Vinnik y est présenté comme un simple spécialiste technique victime d’un enlèvement prémédité par la justice américaine désireuse de freiner l’expansion de la tech russe. Un portrait tiré par les cheveux, et mis à mal par cette saisie, en juin 2020, de 140 millions de dollars néo-zélandais (environ 83 millions d’euros) attribués à « M. Bitcoin ». Soit, explique la police néo-zélandaise, la plus grande saisie jamais réalisée par ses services.
Quoi qu’il en soit, les incidents vont se multiplier au procès de l’automne 2020. Quitte à noyer le fond dans un fatras d’anicroches. Ainsi, la défense a demandé, de droit, la lecture intégrale des 14 chefs de prévention, retardant l’entrée dans le vif du sujet de quelques heures. D’ailleurs, au final, le tribunal débordera largement du planning prévu, avec des audiences interminables finissant tard le soir. Soit une semaine particulièrement intense.
Un autre exemple de cette défense acharnée ? La demande de renvoi est rédigée en grec, faisant grincer des dents les parties civiles.
Paradoxalement, cette ambiance lourde a mis au second plan une partie des arguments de défense d’Alexander Vinnik, jouant contre lui. Laborieusement, le Russe explique au fil des jours n’avoir été que l’un des rouages de la blanchisseuse BTC-e. « En Russie, les relations entre employeurs et employés sont différentes, dit-il dans une séquence relevée par Dalloz-actualité. C’est courant de ne pas connaître le nom de son patron, ajoute-t-il. C’est bizarre, mais en Russie, ce n’est pas simple de mener des affaires. Les gens déboursent beaucoup d’argent pour protéger leur business. »
Unique prévenu de ce procès emblématique, Alexander Vinnik paraît bien seul dans cette affaire aux parfums inquiétants de film d’espionnage.
Qu’est devenu le magot de BTC-e ? Et qui a fait main basse sur ces rançons ?
La BBC s’était penchée sur le siphonnage des avoirs de la plateforme d’échange Wex, qui a servi de recycleuse aux fonds détenus sur BTC-e après sa fermeture par le FBI. Le site d’information britannique s’interrogeait sur l’envoi d’une partie des fonds vers un compte du FSB, le service de sécurité intérieure russe. En Russie, des puissants hommes d’affaires s’écharpent d’ailleurs toujours sur le magot perdu de la plateforme BTC-e.
Visiblement, les enquêteurs ont manqué de temps pour trouver des complices. Et il reste bien des zones d’ombre dans ce dossier.
L’un des avocats en Russie est-il vraiment mort suite à une chute malencontreuse dans un escalier ? Et, selon un cabinet d’investigations financières, le site d’échanges de crypto-monnaies a sans doute été utilisé par des pirates informatiques liés au renseignement russe, le GRU.
A défaut d’apporter une réponse claire sur ce sujet, le procès d’Alexander Vinnik a toutefois été l’occasion de faire entendre une parole rare, celle des victimes de rançongiciels. « J’ai perdu quatre années de vie, de données et de pratique professionnelle », a raconté ainsi une avocate, victime du virus informatique.
Elle chiffre ses pertes à 2 millions d’euros et expose comment son activité s’est transformée en enfer : sans agenda, sans dossiers, comment défendre les nombreux clients que représentait cette spécialiste du dommage corporel ?
Elle finira par vendre son appartement pour faire face à ses problèmes de trésorerie.
Les leçons du procès et de l’enquête
La morale de ce procès est d’ailleurs cruelle. La plupart des victimes qui ont payé la rançon n’ont pas comparu à l’audience, et s’en sont finalement tirées à moindre mal. Par contre, celles qui n’ont pas payé ont subi des tracas et des pertes financières bien plus importantes.
Quand vient l’heure des réquisitions, le parquet a donc la main lourde. Alors que la défense demande la relaxe, le ministère public requiert un maximum contre Alexander Vinnik, soit dix ans de prison et 750 000 euros d’amende, pour des faits d’extorsion, de blanchiment en bande organisée et d’association de malfaiteurs.
Le parquet justifiera par les différentes preuves accumulées, l’ampleur de la peine demandée : la base de données de BTC-e saisie par les Américains, et les adresses mail liées aux comptes bénéficiaires des rançons retrouvées sur les ordinateurs et téléphones d’Alexander Vinnik. Sur ces comptes mails, on retrouve une copie de son passeport et des documents sur la gestion de BTC-e.
Au contraire, la défense dénigre la qualité de ces preuves, remarquant qu’il ne s’agit que de copies pouvant avoir été truquées par les autorités américaines.
A ce sujet, les avocats d’Alexander Vinnik font citer un témoin, David Naccache, pour l’interroger à propos d’un des disques durs des données américaines si compromettantes pour Alexander Vinnik. « Pour moi, il y a un bris dans la chaîne de la preuve : on dispose d’une copie, mais on ne peut plus la comparer à la source », confie-t-il avant la suspension de son audition. Son intervention est un poil gênante. Ce très réputé cryptologue est en effet lieutenant dans la réserve de la Gendarmerie !
Une dizaine de jours plus tard, le délibéré est rendu. Et, surprise, il s’agit d’une demi-victoire pour la défense. Certes, Alexander Vinnik est condamné, pour blanchiment organisé, à cinq ans d’emprisonnement et 100.000 euros d’amende. Mais il est relaxé de 13 des 14 chefs de prévention. Pour le tribunal, les accusations de piratage informatique ne sont pas suffisamment solides.
En fait, rien ne prouve vraiment qu’Alexander Vinnik ait participé à la conception et à la diffusion de Locky. Certes, il en a été le grand bénéficiaire. Mais on ignore si les fonds ont ensuite été redistribués à des tiers, si lui-même n’était qu’un intermédiaire. « Aucun autre auteur ou complice avec lesquels Alexander Vinnik aurait été en relation pour la préparation, la commission de ces délits informatiques, n’a par ailleurs été identifié », remarque la cour. De même, les preuves manquent pour l’extorsion et l’association de malfaiteurs.
Pour l’accusation, même si le premier grand procès d’un rançongiciel n’a pas donné les résultats escomptés, l’essentiel est là : le prévenu a été condamné.
La défense fait aussitôt appel. Le second procès se tient quelques mois plus tard, en mai 2021, à la cour d’appel de Paris. On ne reprend pas exactement les mêmes : Alexander Vinnik n’a plus que deux avocats. Et même si sa bouillante avocate grecque est toujours là, les débats sont plus sereins.
La mère du prévenu a fait le déplacement depuis la Russie pour témoigner en faveur de son fils. « S’il y avait plus de gens comme lui, le monde serait meilleur, assure cette retraitée. Il n’a jamais volé un kopeck ». La preuve ? Il portait toujours les mêmes vieux vêtements.
Le reste du procès n’apporte toutefois pas vraiment d’élément nouveau.
Lors de ses réquisitions, le parquet général dépose volontairement une partie des armes. Non, explique l’avocat général, il ne demandera pas une condamnation pour les faits de piratage informatique. Mais seulement sur le blanchiment, appelant donc à une confirmation du jugement de première instance. « Alexander Vinnik n’est pas le concepteur du rançongiciel Locky, il n’a en aucun cas diffusé ce logiciel ou aidé à sa diffusion, soutient l’avocat général. Il n’y a aucune preuve. »
Avant d’ajouter, qualifiant la plateforme BTC-e de trou noir de la finance dématérialisée :
« Par contre, bien loin du rôle qu’il se prête, Alexander Vinnik avait entre les mains les outils pour se connecter aux comptes administrateurs permettant d’assurer une opacité totale des rançons de Locky. »
« On a beaucoup ironisé sur le fait qu’il ne menait pas grand train, alors qu’on lui impute la propriété de sommes colossales, poursuit le magistrat. C’est une erreur : il n’a jamais été dit qu’il était le bénéficiaire final des rançons. Locky a été lancé par des professionnels de l’informatique. Mais ils avaient un problème, le blanchiment. C’est pour cela qu’ils se sont tournés vers des professionnels du blanchiment. »
« Nous sommes d’accord à 93% avec le parquet, répond la défense par la voix de Me Frédéric Belot. Il reste 7%, c’est la dernière infraction pour blanchiment en bande organisée. Loin d’un chef d’orchestre, c’est plutôt un bouc émissaire.» «On peut lui reprocher d’avoir travaillé pour BTC-e, mais ce n’est pas parce qu’on retrouve des traces sur son ordinateur qu’on a des preuves, ajoute l’avocat.
Il n’a jamais eu l’intention de mal faire, de blesser quiconque. Il a été recruté sur Internet. En Russie, rien n’est blanc, rien n’est noir. Tout est gris. »
Un dossier sans fin
Mais sa démonstration ne convainc pas les magistrats. La condamnation d’Alexander Vinnik est confirmée en appel. Fin de l’histoire ? Presque, mais pas encore. Certes, les gendarmes qui ont travaillé sur ce dossier ont désormais pris du recul, de nouvelles affaires de cybercriminalité ont éclaté. Mais le dossier Vinnik, toujours emblématique, continue son chemin tortueux.
Entre-temps, la guerre a éclaté en Ukraine à la suite de l’invasion russe, donnant une nouvelle coloration à ce dossier au parfum de géopolitique. Fin juin 2022, après avoir épuisé tous les recours devant la justice française, Alexander Vinnik, libérable début juillet, entrevoit la fin de son séjour en France.
Cela va être l’occasion d’une dernière passe d’armes judiciaire. La défense va jouer finement sa partition. Elle veut à tout prix empêcher l’extradition d’Alexander Vinnik vers les États-Unis, où il encourt une peine de cinquante-cinq ans de prison.
En saisissant la Cour européenne des droits de l’homme, elle empêche la France de renvoyer le Russe en Grèce comme c’était prévu. Elle demande aux magistrats français la libération du détenu, arguant qu’il a purgé sa peine en France. Sa libération aurait été une catastrophe judiciaire pour les Français, qui auraient dû expliquer aux autorités américaines comment ils avaient laissé échapper leur prise.
Mais les magistrats français ont un atout caché. Ils sortent opportunément de leur chapeau une demande directe d’extradition américaine, qui quelques jours plus tard, justifie le maintien en détention. Surprise : la Cour européenne des droits de l’homme va finalement réviser sa position et donc autoriser le renvoi en Grèce du Russe. La justice américaine change alors son fusil d’épaule et annonce qu’elle ne demande plus l’extradition directe.
Il faudra deux audiences surréalistes, en juillet et début août, devant la chambre de l’instruction, pour signifier à Alexander Vinnik l’abandon de cette demande. De manière paradoxale, la défense se bat alors pour demander un renvoi, synonyme de maintien en détention, pour éviter le pire à ses yeux, le renvoi vers la Grèce.
Peine perdue. Le 4 août, Alexander Vinnik est finalement renvoyé vers la Grèce, puis extradé aux Etats-Unis.
Le point final de cette rocambolesque affaire reste toutefois encore loin. Me Frédéric Belot, l’avocat d’Alexander Vinnik, vient ainsi de suggérer d’inclure son client dans un futur échange de prisonniers avec la Russie.
Une désolante affaire pourrait en effet servir de monnaie d’échange. Le 4 août, alors que le cybercriminel russe s’envolait de France, la star américaine du basket-ball Brittney Griner était condamnée à 9 ans de prison pour avoir transporté un liquide de vapoteuse à base de cannabis interdit en Russie. Une décision très lourde, insensée pour ses avocats. Mais peut-être inespérée pour Alexander Vinnik.
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